"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

15/10/2008

La Plaisanterie, un épilogue (ou le communisme continué par d’autres moyens)


« La chasse est ouverte. Pour les scouts de la bonne pensée, pour le petit peuple des commentateurs, biographes, universitaires, journalistes d’investigation et fabricants de thèses, c’est devenu une occupation à temps complet. Ces gens désapprouvent la chasse réelle, mais ils raffolent du gibier symbolique. Tout homme illustre, entre leurs mains, peut devenir une bête aux abois. Le nouveau monde vertueux des louveteaux de la Vigilance a en horreur les écarts de conduite des individus d’exception. Ils les dénoncent en chaire. Ils les stigmatisent. Ce sont les propagandistes de la nouvelle foi. Mouchardage et cafardage sont leurs deux mamelles. » Philippe Muray, Exorcismes spirituels I, 1995.


« L’insoutenable poids du passé », « la mauvaise plaisanterie », « l’immoralité », gageons que la bonne presse ne sera pas avare de mauvais jeux de mots pour réécrire l’œuvre de Kundera à la lumière d’accusations qui viendront opportunément recouvrir du rideau de l’infamie privée l’oeuvre éblouissante de l’écrivain. Car c’est à cela que servent les cancans, à nous faire oublier que les grands auteurs existent, à nous barrer le chemin vers leurs œuvres. Nous préfèrerons toujours la clarté des indignations morales -surtout lorsqu’elles portent sur le passé, surtout lorsqu’elles servent à nous rassurer et à nous gargariser de notre propre et définitive bonté autoproclamée- à l’ambiguïté consubstantielle de tout art digne de ce nom.

« De quoi faire tomber un mythe », se pourléchait ainsi le speaker de service ce lundi soir sur France-Inter. A en croire l’AFP, Milan Kundera, l’immense romancier français, aurait dénoncé (le conditionnel est de moi, pas de l’AFP) en 1950 un de ses camarades alors qu’il était étudiant à Prague. Il avait alors 20 ans, et était un communiste convaincu. A l’appui de ces allégations, un site officiel tchèque fournit un procès-verbal de la police secrète de la Tchécoslovaquie communiste qui devient tout à coup un détenteur incontestable de la vérité.

Peu importe les dénégations de Kundera, peu importe les ambiguïtés du document fourni, peu importe même la rancœur d’un pays, la République tchèque, qui accepte mal que Kundera ait pu choisir avec la France la scène de la grande littérature européenne, et donc mondiale, pour échapper à la malédiction du folklore qui frappe les écrivains, fussent-ils grands, des petits pays. Non, Kundera est une cible de choix, un gibier d’exception, et la meute ne le lâchera pas. On lira à ce propos avec profit un article en anglais sur le site du journal tchèque Respekt (comme on dit dans nos cités avant de se casser la gueule), article intitulé avec une ambiguïté involontaire et délectable Kundera’s denunciation. A la simple lecture du titre de cet article, impossible de savoir s’il s’agit d’une dénonciation de Kundera ou d’une dénonciation dont Kundera est l’objet, et de fait, il s’agit bien de la dénonciation de Kundera par des employés patentés de l’Espace Bien qu’est devenu aujourd’hui, aux quatre coins de la planète, le monde médiatique.
A la fastidieuse lecture de cet article, il apparaît en effet que le principal grief retenu à l’encontre de ce grand écrivain par son pays natal est son silence face à la police de la pensée contemporaine et non pas ce qu’il aurait dit à la police secrète il y a soixante ans. Son effacement total derrière son œuvre. Depuis de très longues années, Kundera refuse de parler aux médias de son pays et d’ailleurs. Mais à l’ère de la confession complaisante et de l’exhibitionnisme obligatoire, celui qui se tait a forcément quelque chose à cacher. Kundera n’est pas revenu ailleurs que dans ses romans sur le communisme tchécoslovaque (ou plutôt bohême, le mot Tchécoslovaquie étant selon Kundera un mot trop fragile pour figurer dans un roman), et contrairement à d’autres, refuse de faire publiquement et personnellement acte de contrition devant ses ex-concitoyens attendris. Cela mérite une sanction exemplaire, sans autre forme de procès. La police contemporaine (c’est-à-dire l’administration et les médias coalisés) a les moyens de le faire parler. C’est en ce sens aussi qu’il était essentiel de faire avouer Kundera, de lui mettre dans la bouche des crimes qu’il a ou n’a pas commis, peu importe (même si je n’ai personnellement aucune raison de ne pas croire ses dénégations). Car c’est le paradoxe ultime de cette affaire, les médias tchèques auront finalement réussi à faire parler (à la fois dans le passé par cette prétendue dénonciation, et dans le présent par cette dénégation) cet auteur qui a parfaitement théorisé, notamment à propos de Kafka dans L’Art du roman, la nécessaire résistance du romancier à l’injonction d’avouer et de se livrer à la contrition publique qui sévissent aujourd’hui comme autrefois dans la sphère médiatico-administrative. C’est aussi seulement ainsi que l’on peut expliquer la comparaison qui serait autrement parfaitement saugrenue avec le « cas » Günter Grass, qui a récemment relaté dans une autobiographie son passé de SS sans que personne ne lui demande rien.
Ce goût des procès publics a été autrefois porté à son paroxysme par le communisme qu’a connu Kundera, mais, comme le note Kundera lui-même, il est à l’oeuvre dans le culte de la transparence tel qu’il sévit aujourd’hui (voir plus loin). Kundera a fait dans son œuvre un éloge ambigu de la trahison (« Mais qu’est-ce que trahir ? Trahir c’est sortir du rang. Trahir, c’est sortir du rang et partir dans l’inconnu. Sabina ne connaît rien de plus beau que de partir dans l’inconnu (L’Insoutenable légèreté de l’être, cité dans L’Art du roman) », et il a même pensé par avance le ressentiment dont sont victimes ceux qui trahissent leur patrie (L’Ignorance). La meilleure clé pour comprendre ce qui arrive aujourd’hui à ce grand auteur, c’est donc bien sûr son œuvre elle-même.

Voici donc pour conclure deux des soixante et onze mots qui composent la sixième partie de L’Art du roman et qui sont autant de clés d’entrée dans l’œuvre de Milan Kundera, une oeuvre essentielle à la compréhension du monde contemporain.

COLLABO. Les situations historiques toujours nouvelles dévoilent les possibilités constantes de l’homme et nous permettent de les dénommer. Ainsi, le mot collaboration a conquis pendant la guerre contre le nazisme un sens nouveau : être volontairement au service d’un pouvoir immonde. Notion fondamentale ! Comment l’humanité a-t-elle pu s’en passer jusqu’en 1944 ? Le mot une fois trouvé, on se rend compte de plus en plus que l’activité de l’homme a le caractère d’une collaboration. Tous ceux qui exaltent le vacarme médiatique, le sourire imbécile de la publicité, l’oubli de la nature, l’indiscrétion élevé au rang de vertu, il faut les appeler : collabos du moderne.

TRANSPARENCE. (…) Le désir de violer l’intimité d’autrui est une forme immémoriale de l’agressivité qui, aujourd’hui, est institutionnalisée (la bureaucratie avec ses fiches, la presse avec ses reporters), moralement justifiée (le droit à l’information devenu le premier des droits de l’homme) et poétisée (par le beau mot : transparence).