"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

08/12/2009

Les immigrés, les ploucs et moi

Dialogue à deux voix et quelques sur l’identité nationale

L’esprit en paix, je roule sur une route départementale déserte, largement en-dessous de la vitesse limite autorisée. Parfois l’asphalte est aveuglant à cause des rayons de soleil qui se reflètent sur le revêtement détrempé. Je tourne alors mon regard vers des champs d’un vert que la pluie a rendu très vif donnant des couleurs anachroniques à ce paysage d’hiver. La couverture cotonneuse que forment les bois sur la ligne d’horizon parait protéger délicatement du froid la campagne française. Souvent, au cœur d’un village inattendu, un minaret, pardon, un clocher d’église, interrompt hardiment les lignes horizontales des champs et la douce pente des collines boisées. Plus loin, des vaches placides et blanches, d’une immobilité saisissante dans l’attente de faire face à leur destin de vache, traite quotidienne ou abattage je ne sais, sont saupoudrées au petit bonheur la chance sur de vastes espaces clôturés mais toujours identiques. Le long d’un fil électrique, un vol d’oiseau nerveux, des étourneaux peut-être, ces oiseaux attirés par les lumières de la ville et dont le comportement a été modifié par elle, m’accompagne parfois un instant dans une quête absurde d’un ailleurs idéal. Il y a dans leur vol fébrile et chaotique quelque chose qui me ramène sans transition et malgré moi à la fièvre libidinale de la mégalopole que j’ai quittée il y a peu. Ralentir encore, pour que les étourneaux eux-mêmes me dépassent.
Ces oiseaux m’irritent et je m’entends bientôt penser tout haut. Qu’ils s’agglutinent sans moi par dizaines de milliers dans les villes, cette bande de crétins mimétiques, qu’ils se réchauffent les uns contre les autres et à la chaleur artificielle des hommes qui leur permet de ne plus migrer vers des pays sans hiver. Moi, je quitte la cité, je pars au désert. Fini de me faire marcher sur les pieds dans le métro, fini de me faire insulter sur internet, je roule seul et libre au cœur de la campagne française. C’est la voix de la Terre qui parle en moi, me dis-je au comble du lyrisme, celle de la douceur et de l’harmonie perdue. Au cœur de l’Hexagone, loin de tout, je respire enfin à pleins poumons dans mon monospace diesel. Je suis d’ici, je reste là. Mes ancêtres paysans ou chevaliers. Fiers défenseurs de la loi de Dieu, de la tradition et des ancêtres. De la douce répétition du même. Mais artisans ou ingénieurs aussi. Fiers bâtisseurs de la France d’antan. Fille aîné de l’Eglise. Je veux me mettre à leur diapason, à leur école. Fiers, fiers !

Mais ils ne sont pas toi Florentin, me susurre une autre voix, plus intime encore, mais plus fragile aussi, celle du Ciel peut-être, que l’on n’invoque jamais pour rien. Toi, tu n’as rien bâti, ni rien défendu. Humilie-toi un peu Florentin, rappelle-toi que tu n’es rien, rien d’autre qu’un moderne qui crache dans la soupe.
Regarde comme c’est beau Florentin coupe la voix de la Terre, tu as déjà vu un truc aussi beau dans les pays d’Asie ou d’Amérique où l’on t’envoyait ? Regarde encore Florentin, la campagne française, ces vieilles pierres. Arrête-toi Florentin, sens-les ces vieilles pierres et ces herbes, toutes les odeurs entêtantes des moisissures de la vieille France de ton enfance. Regarde depuis le bord de la route la vieille maison familiale qui était la tienne et qui ne t’appartient plus (quel barbare s’en est emparé, le sais-tu Florentin?), regarde comme elle est belle cette pierre ocre, regarde comme il est émouvant ce pigeonnier détruit au milieu des bois, c’est ici que tu venais Florentin, que tu escaladais les arbres et les murs quand tu n’avais pas dix ans, en compagnie de tes grands cousins disparus, c’est dans cette herbe que tu courais, sur ce gravier que tu t’écorchais les genoux sans cesser de t’enivrer de la joie de vivre qu’exhalait cette vieille demeure. C’est à toi, c’est chez toi, même si ce n’est pas à toi, même si ce n’est pas chez toi…

Mon cœur se serre, et mon esprit vagabonde dans les champs qui m’entourent, je rêve d’une douce rêverie bucolique et sans fin. La voix de la Terre remporte une victoire écrasante sur sa rivale. Il n’y a pas photo…Et la voilà qui pousse son avantage.
Ces immigrés innombrables, fils d’immigrés, qui ne rêvent que d’être Calife à la place du Calife. Ils se pressent en banlieue, ils ne voient que la ville. Obsession du social, de la reconnaissance. Phalènes affolées, aveuglées par les lumières du monde, qui butent sans cesse sur l’ampoule de verre déféquée par leur désir, et prennent ça pour un plafond posé là exprès par des méchants racistes tout blanc pour contrecarrer leur réussite. RER : tous descendent ensemble à Châtelet-Les-Halles, voilà on est au cœur du cœur, au centre du monde, tous ensemble, et ça s’étonne ensuite qu’il y ait de la bousculade, de la confusion, trop peu de place pour trop d’élus ! A moins que la France ce soit le pays des ploucs et que tout se passe au States, man, ou dans les îles, puisque la créolisation est l’avenir du monde. Calife à la place du Calife, c’est leur place. Les crétins, jamais ils ne sauront. Ils n’ont aucune idée de ce qu’est la Terre. De ce que je suis. Trop belle pour eux. Plonge-toi en moi Florentin. Je suis à toi, et je t’aime. Eux le truc qui les fait bander, c’est la tune et les meufs. La diversité, au sommet, pour les plus civilisés. Les étages élevés, des trucs aériens. Diversité à la télé, diversité dans « les grandes entreprises », diversité partout. Vaine agitation, vanités de la « réussite ». Moi, je t’offre, Florentin: silence, méditation, lenteur. Mon paysage se déploie sans fin ici-bas. Tu sauras me rendre vivante en me foulant. En arpentant chacun de mes centimètres carrés. Rends justice à la terre grasse de France Florentin, abandonnée depuis longtemps par ses fils, par des foules de fils de paysans oublieux et éblouis eux aussi par les promesses fallacieuses de la ville. Les fils d’immigrés, les fils de paysans. Et leurs filles. Les filles qui veulent autant que les mâles et même plus leur part du gros gâteau alléchant, la société. Au nom de leurs anciennes souffrances, enfin, celles de leurs grands-mères. Qui ne veulent plus entendre parler de la terre ingrate qu’il faut cultiver chaque jour, le visage penché vers elle, invisible pour les milliers d’admirateurs qu’elles méritent. Elles ne peuvent plus me voir ! Ca les rebute cette terre silencieuse et froide, indigne de leurs charmes. La télé, c’est là leur place. Elles veulent toutes un blog où se contempler plus avantageusement que dans un miroir, être rigolotes et sensuelles, cultivées et mystérieuses. Remplir sempiternellement la même tâche quotidienne, avec pour seule récompense les fruits que je leur offre en salaire de leur dur labeur, et la compagnie d’un mari taiseux, qui les culbutera sans passion une fois par semaine, trop peu pour elles. Elles méritent mieux que des mains terreuses et sèches. Pour rien au monde elles ne voudraient d’un paysan pour mari. Ce gros plouc, il n’a qu’à se branler. S’il craque, castration chimique. Elles vont elles aussi à la ville, c’est là que ça se passe. D’accord, d’accord. Je m’avoue vaincu : la Terre a raison, la Terre ne ment pas. Tout ce désir qu’aimante le gros corps monstrueux de la ville me donne la nausée. Je veux la paix et la liberté des paysages verdoyants de notre douce France. Je suis à toi, vieille terre de France, je t’appartiens.

C’est alors que je suis brutalement tiré des divagations nationales que rumine en moi la voix de la Terre, cette antique voix des hommes, par une présence qui pèse sur l’arrière de ma voiture. Pleins phares, un plouc du coin me colle au train, casquette renversée, visage fermé, bouche pincée, tout ça aperçu ou imaginé dans la pénombre de mon rétroviseur. Je sens mes pulsations cardiaques qui accélèrent soudainement leur rythme. Alors, Florentin, le plouc du coin, tu lui fais des déclarations d’amour tout seul dans un coin de ta tête et le voilà qui se pointe à la vitesse grand V. Quelle ironie, non, me glisse la voix du Ciel requinquée par cette apparition opportune. Pour un peu on dirait que c’est fait exprès par une divinité invisible (Eric Besson ?) pour relancer le débat. Mais il est un temps pour le débat, et un temps pour le combat. Faisons taire tout le monde, car voilà que j’accélère à mon tour pour échapper à l’emprise de mon poursuivant. Concentration. Belle course poursuite ! On dirait une parade amoureuse de canards homosexuels. Un coup d’œil au rétroviseur pour constater sans surprise que la distance entre lui et moi reste identique, bien que je passe maintenant la cinquième et accélère encore. Est-ce que je vais devoir passer à la casserole ? Ma fierté de mâle, hétérosexuel jusqu’à une preuve du contraire que j’espère lointaine, reprend le dessus. Je ralentis progressivement, ce qui a pour effet de mettre hors de lui mon drôle de prétendant, dans l’impossibilité de doubler. Coups de klaxons et appels de phares véhéments. Mais j’ai ma fierté et je ralentis encore, obéissant à l’envers à ses injonctions. Acharné, il réussit enfin à doubler et ponctue son exploit d’un coup de klaxon interminable couvert par le vrombissement assourdissant de son moteur, avant de disparaître devant moi à la vitesse de l’éclair.

Je croyais en avoir fini avec le bouseux et pouvoir convoquer le Ciel et la Terre pour poursuivre tranquillement avec eux mon débat intérieur sur l’identité nationale, quand j’aperçois devant moi le véhicule de mon ex-prétendant arrêté en travers de la route. Impossible de passer. Je stoppe alors ma voiture et descends calmement, en tentant d’arborer les signes de la virilité blasée mais correcte qui parait-il me va si bien.
Le gars du coin reste au volant, immobile, l’air vachement dégagé lui aussi, tranquille quoi, sûr de sa force. Il joue à domicile. Je décide d’être poli, ça ne coûte rien, et c’est plus prudent. Non sans avoir recours cependant à une pointe d’ironie dont j’espère qu’elle passera inaperçu à mon interlocuteur, ou au moins qu’il fera semblant de ne pas l’avoir remarquée. Ce n’est pas parce que je suis à l’extérieur que je vais m’abstenir de toute forme d’initiative. On n’est pas français pour rien, on aime le beau jeu.

-Bonjour, il y a un problème, vous avez besoin d’aide ?
-Nan, t’veux jouer au con, alors on joue au con.
-Euh, mais non, pas du tout, si vous n’avez besoin de rien, je voudrais seulement pouvoir poursuivre ma route dans votre belle région. Cher Monsieur. Auriez-vous l’obligeance de bien vouloir déplacer votre véhicule ?
- Belle région, mon cul, cher m’sieur, mes couilles. T’es pas dans le 9-3, ducon, ici on roule pas à trente à l’heure, y’a pas d’embouteillages. Le bougre était observateur, malgré mes néo-plaques, il avait remarqué mon origine géographique qui m’estampillait sans recours possible du sceau de l’infamie banlieusarde. Mais je ne pouvais pas le laisser me traiter de « ducon » sans réagir. Ravalant aussi discrètement que possible ma salive, respirant un grand coup, je me lançais.
- Et pourquoi est-il interdit de rouler à trente à l’heure et de prendre son temps? Vous avez tellement honte d’habiter ce trou perdu qu’il vous faut le parcourir à toute vitesse pour ne pas le voir ou le fuir le plus vite possible ? Je regardais mon interlocuteur bien droit dans les yeux, content de ma tirade bien qu’un peu inquiet de ses conséquences possibles. Je me rassurais en me disant qu’il aurait du mal à rameuter au milieu de cette campagne déserte une foule de gueux à fourches susceptible d’enduire le banlieusard que je suis de goudron et de plumes pour me chasser ignominieusement du canton. A l’inverse, serait-il sensible à cette vérité profonde que je lui assenais, comme ça en passant, dans le feu de la querelle : c’est la haine de soi et de ce qu’il est, au plus profond de son identité secrète, qui l’amène à ne pas supporter le moindre ralentissement, la moindre entrave dans ses déplacements d’un point à un autre. Vite, vite, ailleurs. Le pauvre plouc que j’ai en face de moi est insensible à la beauté des paysages qui sont les siens, du bonheur de vivre à proximité de cette terre cultivée depuis des millénaires et gorgée d’un christianisme qu’il n’a sans doute même pas pris la peine de renier, inculte qu’il est de père en fils. Mais mon interlocuteur me surprend. Et contre-attaque en appuyant là où ça fait mal.
- Ouahhhh ! Keski raconte ce pédé de bouffeur de cul de melon du 9-3, ki retourne chez ses zoulous vit’fait ! Eh ! On n’a pas besoin de toi ici t’entends ! Dégage ! Casse-toi dans ton bled de parisien maghrébin qu’habite même pas à Paris ! Parigot hors-les-murs! Tête de veau halal ! Ghettoïsé ! Youtre arabe ! Moi qui posait au sage imprégné des paysages de mon pays, la France, je me trouvais un peu gros Jean comme devant, renvoyé sans ambages dans mon identité de banlieusard, « déraciné », cultivé hors-sol depuis deux générations au moins. Instinctivement, le bouseux avait vu juste. J’endossais alors le rôle qu’il avait prévu pour moi, abandonnait toute velléité d’éduquer mon interlocuteur, et sombrait moi aussi dans l’invective.
- Ecoute, gros plouc, croquant couperosé, par où tu veux que je dégage puisque tu me barres la route, poivrot à casquette, rappeur de fumier, bouffeur d’asticots bio; descends plutôt de ta caisse pourrie et je vais te montrer comment on traite les bouseux de ton espèce dans ma banlieue !

Le plouc sort enfin de son véhicule. J’évalue mon adversaire. Acné post-juvénile. Survêtement Adidas disproportionné à un gabarit raisonnable. Mais les mains sont larges et les doigts épais. Pas des mains de puceau. Un travailleur manuel sans doute. Il faut se méfier avec les petits, ils sont capables de vous surprendre par leur audace et leur vivacité. Je fixe mon attention sur ses jambes et ses mains, d’où vont venir les coups. Roulement de tambour, sueur glacée qui coule lentement le long de mon échine. Je serre les poings pour que mes mains ne tremblent pas. J’avance un menton décidé. Rien. Je lève prudemment les yeux et perçois une lueur d’inquiétude dans son œil furibond. Me voilà aux trois-quarts rassuré: sans doute impressionné par la provenance géographique que laisse supposer à la fois l’immatriculation de ma voiture et mon discours de tantôt, comme par mon embonpoint qu’il confond peut-être avec une masse musculaire abondante, le pécore n’ira pas plus loin dans les hostilités. Non mais. Le face-à-face un peu grotesque qui se profile, Sergio Leone chez les pécores, sera son baroud d’honneur, et le mien. Heureusement que nous sommes entre nous, avec pour seuls témoins les étourneaux nerveux et les vaches placides. C’est l’avantage de la campagne. Rien, il ne se passe décidemment rien. Et rien, c’est long à la campagne. Je m’enhardis maintenant jusqu’à accrocher son regard, sans craindre une attaque soudaine. Cette baudruche se dégonfle, je le sens, très littéralement. Mon partenaire de psychodrame exhale en effet une odeur très désagréable, pas du tout noble moisissure vieille France, plutôt mauvais pinard et shit. Quelle désillusion ! Nous restons au moins trente longues secondes l’un en face de l’autre sans rien dire, les yeux dans les yeux. Pour un peu, on dirait qu’on s’aime. Mais son haleine fétide m’obsède au point de me faire oublier le motif de ma colère, et de me faire rire (intérieurement). Un bref ricanement (transmission de pensée ?), et il fait demi-tour avant de démarrer sur les chapeaux de roue. Piteuse retraite. L’oiseau s’est envolé. Je déguste un instant ma victoire minuscule sur les forces hostiles du lieu en englobant l’horizon d’un regard satisfait de nouveau propriétaire. Le 9-3 en force ! Mais avant que la voiture ne disparaisse, j’ai le temps de distinguer un large autocollant apposé à l’arrière du bolide: un drapeau portugais.

Finalement, me glisse la voix du Ciel au moment où je remonte dans mon véhicule, lui et toi, dans le coin, vous êtes seulement deux immigrés turbulents et mal intégrés.

La ferme, lui répond laconiquement, et avec quelques raisons, la voix de la Terre.




01/12/2009

Romantisme réactionnaire 2

humanité.com

Ce que je vois depuis la rue m’attire comme un aimant. C’est un vaste bureau ouvert dans lequel les employés travaillent en silence, grâce à des machines en tout point identiques à celle que je viens de quitter pour aller m’acheter un sandwich, le carburant qui me permettra de continuer l’après-midi la tâche qui m’a tenu occupé le matin. Depuis la rue je n’entends rien, mais il est aisé d’imaginer les bruits qui proviennent de la pièce : ce sont ceux que je viens de produire sans discontinuer pendant des heures. Clic-clic-clic-clic. Clic. Les individus sont penchés sur leur clavier, tels des rongeurs grattant le sol pour en extraire leur pitance : seules certaines bêtes sont capables d’une suractivité aussi constante et parfaitement indifférente à la présence indifférente de leurs congénères.

Dans cette excitation d’une immobilité presque parfaite, l’humanité paraît rejoindre l’animalité du troupeau et son grégarisme placide. Chacun, penché obstinément sur son écran, semble brouter les touches de son clavier. Parfois, une main se tend, saisit une bouteille d’eau, y boit à grand traits. Une tête se lève pour regarder sans la voir passer une voiture dans la rue.


(Ce n’est pas comme du temps du travail à la chaîne, non, car celui-ci était imposé d’en haut, pénible, aliénant. Ici, si soumission il y a, elle est volontaire, d’un enthousiasme fatal et morne. Bouclage de soi sur soi. Devant les écrans le jour, devant les écrans la nuit. A-t-on jamais vu un OS poursuivre sa tâche une fois rentré chez lui ? L’informatique est un onanisme.)


Depuis la rue, on ne voit pas toujours les yeux des individus cachés derrière les écrans mais on les imagine, concentrés et absents. Ils sont pleins d’une intelligence butée qui ignore consciencieusement les traces d’humanité qui les entourent. Ils sont là, ils ne sont pas là. Ils s’absentent.

Quant à moi, je reste là pendant de longues minutes à m’observer moi-même, tel que je suis d’habitude lorsque je travaille, dans cette image saisissante d’une humanité au travail qui n’accorde aucune attention à l’humanité au travail. Et destine toute son attention à un objet assez laid, qu’aucun Leonard de Vinci n’aurait pu imaginer. Comment imaginer en effet que l’humanité abandonnerait sans regrets et même sans y penser la quasi-totalité de ses occupations d’antan pour se consacrer avec tant de constance à un objet d’aspect aussi rébarbatif qu’un ordinateur ? L’artisan transformait la matière qu’il travaillait, mais l’écran-travailleur, que transforme-t-il ? Il suffit d’un clic ou deux parmi des milliers de clics pour effacer l'intégralité de la trace que nous avons voulu laisser dans la machine. Dans son apparence, celle-ci n’est en rien modifiée par le travail que nous effectuons sur elle. Le seul pouvoir que nous pouvons exercer sur elle, c’est la destruction.( J’y pense souvent avec plaisir.) L’artisan donnait une forme à une matière informe, l‘agriculteur imposait un ordre à une nature prolifère. Que faisons-nous devant nos chers écrans ?


Pour les écran-travailleurs, transportés par la passion numérique, on dirait qu’il n’y a plus de lieu, plus de temps, plus de corps, sinon le leur, le dos courbe, les jambes en trop, tout en trop sauf les yeux et les doigts, en attendant, rêve que la technologie ne manquera pas de réaliser bientôt, de pouvoir actionner leur machine avec leur seule volonté.


Chacun avec sa machine paraît former un couple parfait, maman et son bébé, Roméo et Juliette. Couple sans odeurs, sans reflux gastriques, sans gaz intempestifs. L’ordinateur ne pue ni ne rote, avec lui on n’est jamais déçu, sauf s’il tombe en panne, c’est alors la haine, des frustrations délirantes.


Couples parfaitement autonomes, parfaitement indifférents à mon regard oblique qui se pose sur eux depuis mon banc public. Pourquoi tant d’attention portée à un simple objet et tant d’indifférence à l’égard de nos semblables. Une hypothèse ? Mensonge romantique. Avec notre ordinateur au bout des doigts nous projetons de nous affranchir enfin des souffrances de l’hétéronomie, de l’incomplétude que manifeste pour notre plus grande honte notre désir d’autrui. Promis, juré, avec le numérique, le désir sera obsolète à force d’accomplissements enchanteurs. L’ordinateur c’est la burqa des athées et des chrétiens, et des autres aussi. Grâce à lui, chacun s’affranchit de l’embarrassante présence d’autrui. Je suis là, mais je suis occupé ailleurs. Comme la femme en burqa nous rappelle à chaque instant son appartenance inaliénable et fusionnelle à un autrui qui n’est pas nous, à un monde qui nous échappe, qui nous est parfaitement étranger. Stratégies de la vanité. Ma machine ou ma burqa m’appellent où je ne suis pas, car j’appartiens à un monde qui n’est pas le vôtre, autrement plus intéressant que le vôtre. Ma présence physique parmi vous est une erreur. Ne suis-je pas fascinant ?


Mais les menteurs romantiques sont les dupes de leur propre mensonge. Sont-ils vraiment les propriétaires de la machine qui les fait travailler et qui les modèlent ? Malentendu fatal. Pauvre de moi qui pense posséder ce qui me possède. Nous sommes des possédés. Regardons-nous : ces regards fiévreux, tout entier happés par leurs machines, ce sont les nôtres. Un spectre amoureux de spectres, ecce numerico homo.


J’y pense sur mon banc : les ventes de micro-ordinateurs ont doublé en X années, sans parler de celles des téléphones portables et des consoles de jeux vidéos. Combien d’écrans chez moi, dix, quinze, impossible de compter. Que se passe-t-il face à nous, très littéralement sous nos yeux ? Là où il y avait des hommes, il y a des écrans, là où il y avait des voix, il y a des cliquetis. Je n’appartiens plus au lieu dans lequel je me trouve, je suis un nomade, je n’ai personne à qui parler, sinon le vaste monde d’internet qui est le vrai monde, mon vrai monde à moi, contrairement à celui qui m’entoure qui est monde factice, un monde méchant, un monde de compromissions, complexe et sale. L’Ailleurs est ma patrie, Autrui numérisé mon alter ego, mon amoureux secret.


Grâce à l’écran nous ne sommes plus là, simplement là, être imparfaits et désirants, quémandant à autrui l’aumône d’un regard ou d’une marque d’attention. Notre corps qui se refuse à disparaître avec nous est un traitre à notre propre cause. Nos regards involontaires et nos émotions nous trahissent parfois eux aussi. C’est ainsi qu’un type entre deux âges, brun, un peu rougeaud, très terroir, d’ascendance auvergnate peut-être et affublé en conséquence d’un maillot de l’équipe de football londonienne d’Arsenal, lève les yeux de son écran et croise soudainement mon regard, puis détourne vivement les yeux. Cet échange inattendu me met vaguement mal à l’aise, et je me lève brusquement, passe enfin mon chemin.

(Disparition de la chair, mort du christianisme, victoire de la gnose. Le monde concret des choses est mauvais. L’épaisseur du monde doit s’abolir dans la douce virtualité du web. La rencontre sera à la fois célébrée et proscrite, reléguée dans l’autre monde auquel les nouveaux cathares que sont les internautes appartiennent de plein droit. Parfois l’on essaiera d’installer les idoles de l’autre monde dans ce monde-ci et l’on s’attirera les quolibets d’autrui, ce qui est toujours mieux que l’indifférence. Ainsi ces célibataires japonais, presque toujours des hommes, qui sortent leur polochon à l’effigie d’héroïnes de mangas dont ils sont amoureux au restaurant, en ayant pris soin de réserver pour deux personnes, puis commandent à leur polochon-starlette soigneusement installée à côté d’eux des plats fastueux, sous le regard de plus en plus indifférent des serveuses. Ils filent le parfait amour, tiennent-ils à nous faire savoir en direct sur Twitter, entre le nashi et le fromage, grâce à leur téléphone portable dernier cri. C’est assez impoli, c’est vrai, en plein tête-à-tête amoureux, de tripoter ainsi sans pudeur son portable, mais leurs dulcinées ne sont pas du genre à s’en offusquer.)



26/11/2009

Romantisme réactionnaire 1

Notre mépris pour la nature s’exprime jusque dans notre rhétorique ridicule lorsque nous déclarons vouloir la sauver. Peut-être faudrait-il commencer par la regarder.

L’humanité est obsédée par elle-même et par le jeu social dans lequel elle se perd. Inattention au monde. L’écran d’ordinateur, de la télé, du téléphone, des consoles de jeux, est le mur fascinant posé entre nous et ce monde délaissé. Excroissance monstrueuse des villes, il faut que chacun soit là où ça se passe. Ça bouge fébrilement dans les chaumières. On s’informe. Au cœur du foyer, un filet de voix perpétuel, les informations, la musique, nous rappellent sans arrêt la présence de l’Eden ou de l’enfer humain, des Autres fascinants. Il faut en être sans tarder. Dur désir de socialiser. Ivresse de la fusion du moi et de la société. Totalité obsédante dont nous sommes par le double lien de l’amour et de la haine. Délaissement de la campagne. Retour à un état de sauvagerie d’avant l’humanité des champs et des forêts. Friches. La mauvaise herbe qui bouffe tout. L’écrivain d’autrefois, lorsqu’il levait la tête de ses écrits avait face à lui une fenêtre, des objets, un bouquet de fleurs auxquels, presque mécaniquement, il était amené à prêter une certaine attention. Dans la même situation, le graphomane d’aujourd’hui se confronte, sur un écran qui lui cache le monde, à sa propre prose. Morne bouclage narcissique.

Hier, M. me décrivait le désintérêt pour le spectacle qui leur était offert que manifestaient les familles, invitées au cirque par leur employeur à l’approche de Noël. Quelques applaudissements à peine polis. Les gosses qui ne tiennent pas en place et font le show à la place du show. Les grosses bêtes dressées, ce spectacle étrange d’une irréductible altérité que l’on s’efforce de domestiquer ou de nous rendre un peu familière, ne nous intéressent plus. Nous voulons de l’interactif, nous refusons d’être réduits au rang de purs spectateurs, il nous faut bouger, participer, nous reconnaître dans ce qui s’offre à notre vue. L’extériorité, la présence mystérieuse des animaux et des plantes nous indiffèrent.

Pourtant quelque chose en nous résiste parfois à cet emballement du désir. A cette tyrannie de la fascination de l’humanité par elle-même. Goût soudain de la lenteur, du jardinage. Animaux domestiques dont l’étrangeté nous submerge parfois, dans la tranquillité du soir, toutes machines éteintes. Dans ses mouvements lents, dans son regard tranquille et confiant, l’animal nous rappelle à une vie paisible qui était la nôtre lorsqu’elle n’était pas troublée par les chants, aussi mélodieux ou hideux soient-ils, de nos sirènes numériques.

« Les deux branches de laurier-rose que j’avais posées sur mon bureau hier à seule fin de les décrire sont déjà desséchées et réduites à la taille d’insectes écrasés. Pétales, pistils et anthères, qui n’étaient pratiquement que de l’eau, sont retournés à l’état de vapeur (John Updike, Aux Confins du temps, p.207). »

03/11/2009

Ma France à moi

Sur Causeur, une contribution au débat sur l'identité nationale.
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22/10/2009

Fiction de travail




"J'ai lu un jour un livre écrit par un dissident soviétique. Il affirmait qu'en URSS, ce n'est pas le travail qui justifiait la construction de bureaux, mais les bureaux proliférants qui alimentaient la fiction du travail. Vous me direz: On ne peut pas comparer les situations. Et pourtant, il me semble que nous n'en sommes pas loin. Je vois d'ici tout ce qu'on pourrait m'opposer si je parlais de "fiction de travail" dans le monde qui nous entoure - si je disais que la "réalité", l'"urgence", l'"efficacité", les "défis de la complexité", ce sont des histoires que l'on fait tenir debout à grand renfort d'angoisse. Je ne suis pas sociologue, je ne suis pas philosophe, et j'aurais peut-être du mal à défendre ma position. Mais je vous assure : pour moi, le noeud du problème est bien là. Chacun raconte aux autres une histoire de travail qui n'a même pas le panache d'un beau mensonge, et tout ça rassemblé fait une rumeur qu'on vient respirer à grandes bouffées (Pierre Mari, Résolution p.104)."

En lisant cela, je pense à Jean-Claude Roman converti au christianisme dans sa prison et je pense aussi qu'il faut de toute urgence que je me remette à mon Power Point pour préparer mon intervention des jours prochains en entreprise.
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14/10/2009

A l’ère de l’unanime onanisme


Alain Finkielkraut nous a donné avec Un Coeur intelligent, un magnifique exemple de lecture du monde contemporain à la lumière de la littérature. Je voudrais tenter ici le même exercice grâce à l’ouvrage publié il y a quelque mois par Benoît Duteurtre, Ballets roses, qui, en même temps qu’il retrace fidèlement un célèbre fait divers de la fin des années cinquante mettant en scène André Le Troquer, le faiseur de roi de la quatrième république accusé au début de la cinquième de pédophilie, se livre à une méditation aussi discrète que subtile sur la sombre nature du désir humain.

De façon apparemment paradoxale, Benoît Duteurtre se met lui-même en scène dans le cadre d’un fait divers qui se produisit avant sa naissance. Ainsi, au cours de ses recherches, Duteurtre s’identifie implicitement à ces retraités « à la recherche de renseignements sur leurs trisaïeux (p.65) ». Lui aussi en effet est « à la recherche de renseignements » sur son trisaïeul, le Président René Cotty, à l’occasion de la rédaction de son ouvrage. René Cotty n’est pourtant dans l’histoire que raconte Benoît Duteurtre, et dans l’Histoire tout court, qu’un personnage secondaire, celui qui, par sens du devoir, et avec une pointe de ressentiment que Benoît Duteurtre n’élude pas, cède sa place à plus grand que lui. Le modèle de Benoît Duteutre, c’est donc un aïeul certes prestigieux, mais qui entre dans l’histoire par un geste politique paradoxal, puisque c’est celui de l’effacement. Il en va de même pour Benoît Duteurtre. L’auteur est absent de l’histoire qu’il raconte, puisqu’elle est consacrée à une époque qui précède sa naissance, comme l’auteur le souligne lui-même à plusieurs reprises, notamment à la toute dernière ligne de son récit. Mais c’est ce douloureux sentiment d’absence, de ne pas être au cœur des choses, qui motive le récit.


Ainsi, l’auteur ne peut prendre une place dans son propre récit que de façon périphérique, en temps que simple observateur. C’est en effet par une «dérogation » (le titre du chapitre IV) que Benoît Duteurtre se voit accordé le droit « de plonger le nez dans une affaire un peu louche (p.70) ». Si, de façon significative, l’obtention de cette « fameuse « dérogation » » est facilitée par son statut d’écrivain relativement connu que lui reconnait une commissaire de police cultivée, cette reconnaissance est signalée par l’auteur sur un modèle discrètement ironique. « Comment, vous ne connaissez par Benoît Duteurtre ? » s’exclame à l’attention d’un subordonné moins cultivé qu’elle la commissaire de police qui ouvrira les archives secrètes du dossier à l’auteur. Mais cette exclamation n’est pas sans rappeler celle, plus cocasse encore, de Mme Verdurin dans la Recherche, « Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot ? ». Ce n’est qu’accompagné par le sentiment de bénéficier d’une dérogation imméritée que l’on devrait éprouver celui de toucher au cœur des choses. Nous sommes des étrangers à notre propre histoire. L’humanité ne comprend pas ce qui lui arrive. C’est une illusion prétentieuse et mortifère propre à la néo-humanité contemporaine qui la pousse, à coup de googlelisation et autres recherches approfondies (sur Internet), à se croire dépositaire de la vérité des êtres et de la réalité des choses.

Benoît Duteurtre, lorsqu’il médite sur les turpitudes d’André le Troquer, fait appel à François Mauriac qui, lorsqu’il commentait lui-même ce fait divers, parlait de l’imagination comme du pire des crimes. La plupart d’entre nous n’ont heureusement pas les moyens de réaliser ce qu’ils imaginent. « Les ballets dont ils s’enchantent se déroulent sur un écran invisible », écrivait à ce propos l’écrivain catholique. Cet écran invisible est devenu par la grâce ou la disgrâce d’internet parfaitement visible. Voilà une différence avec l’époque dont nous parle Benoît Duteurtre. Nous avons aujourd’hui tout le loisir d’obtenir la confirmation des horreurs que nous prêtons à tort ou à raison aux puissants sur les innombrables pages stockées derrière les innombrables écrans qui nous sont devenus indispensables. Et c’est ainsi que ceux qui réalisent les désirs que nous nous contentons d’imaginer méritent notre opprobre deux fois : parce qu’ils réalisent ce que nous nous contentons d’imaginer, et parce qu’ils réalisent ce qui est interdit.

Il y a une horreur du voyeurisme dans le récit de Benoît Duteurtre, et pourtant ce voyeurisme constitue l’objet même du récit. Comment en serions-nous indemnes nous qui commentons et disséquons les moindres paroles, les moindres écrits, et surtout les actes, réels ou supposés, des protagonistes des affaires qui nous occupent en ce moment, en nous érigeant, souvent en toute bonne conscience, en juges de nos semblables. "Qui t’a fait juge ? " Une ancienne et excellente question, me semblet-il, que plus personne ne veut entendre.

Du point de vue de la satisfaction de notre voyeurisme, l’ouvrage de Benoît Duteurtre est très décevant, et il faut lui préférer l’arène où sont mis en scène les faits divers du jour. Car ce ne sont pas les « crimes » eux-mêmes qui intéressent Benoît Duteurtre, « des moments sexuels ternes où le vieillard se donne du plaisir en observant les ébats des autres (p.121 )», mais le regard que nous posons sur eux. Non seulement parce que, aujourd’hui comme hier, le voyeurisme est l'autre nom de l’intérêt que portent les foules aux turpitudes des puissants, mais aussi parce que, au fond, ce voyeurisme ne touche pas seulement ces foules mais aussi les puissants eux-mêmes, et à ce titre, sans doute, révèle quelque chose sur l’essence même du désir.

Le désir est le sentiment d’un manque. « Tout désir est désir d’être », tout désir est désir de résider au cœur des choses. Mais cette volonté d’habiter l’essence même des phénomènes est toujours déçue. La description «clinique» de l’affaire par le juge que retranscrit pour nous Benoît Duteurtre le prouve. Les turpitudes de Le Troquer, qui était celui qui résidait au cœur même du pouvoir, celui qui dominait la toute-puissante assemblée pendant la IVe République, celui qui faisait et défaisait les gouvernements, se réduisent à un voyeurisme masturbatoire de l’espèce la plus commune. Voilà le pauvre réel : le roi du monde est un « exclu » de la scène fondatrice, un pauvre être désirant, séparé des objets qu’il convoite. Avec cela, « tout est dit ou presque de la triste réalité (p.155) ». Cette « triste réalité », et le voile que l’on pose sur elle pour lui préférer des fables flamboyantes, c’est ce qui intéresse la littérature, mais c’est ce que refusent de voir les foules désinhibées de l’ère Internet. Ce que la foule imagine des frasques sexuelles des puissants, ce n’est que cela, un voyeurisme redoublé, une façon d’épier les actes de d’autrui, de se masturber avec les obscénités que l’on a soi-même tracées sur l’écran.

Quand nous voudrions établir des frontières étanches entre ceux qui habitent pleinement la réalité, et qui pour cela sont l’objet de notre ressentiment et de notre vertueuse indignation, et ceux qui, pauvres gens du peuple séparés de leurs désirs, sont toujours en peine d’étreindre la réalité (par manque de moyens ou par soumission à la loi commune), Benoît Duteurtre nous révèle la réalité du désir pour ce qu’elle est, une excitation vaine de l’esprit, un «trouble déraisonnable de la conscience (p.168)». Le désir est spirituel avant d’être corporel. Satan est un esprit, il n’a pas de corps; Merlu, l’âme damnée de Le Troquer est appelé un Mephisto (p.170). Il ne faut pas s’étonner que les sombres désirs de la modernité s’étalent aujourd’hui sur les écrans ectoplasmiques d’Internet et de la télévision. Notre époque hypermoderne est aussi un abandon de la dimension charnelle de l’existence. Le Troquer est moins esclave de ses instincts corporels que de « l’abstraction de ses désirs » qui l’emportent dans un monde tyrannique, loin de la réalité et de la «présence réelle (p.177)» des nymphettes dont il se sert. C’est cela le crime au fond, l’oubli de la « présence réelle » des gens dont on use ou que l’on lynche sur Internet. Ce n’est pas le corps le coupable, mais une désincarnation du désir, une pure imagination qui nous coupe de la matérialité du monde.

Lorsque nous nous laissons aller aux délices masturbatoires de la persécution collective en alimentant cette hargneuse machine à fantasmes virtuels qu’est devenu Internet, nous sombrons exactement dans les mêmes péchés que Le Troquer il y a cinquante ans.

07/10/2009

La castration chimique est-elle un humanisme?

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Une excellente question n'est-ce pas, à laquelle je tente de répondre ici.
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29/09/2009

Enfin, m'enraciner?

Patrie terrestre

Je me souviens d’un lieu que j’aimerai encore
Quand depuis bien long temps ce monde sera mort
C’est un pays sans Dieu ni place de l’Eglise
On y longe des murs de longs jardins sans joie
Nulle âme n’est tant humaine qu’elle s’y hasardera
Avant que vienne l’heure de nos peines remises

Un lourd pays sans charme est ma patrie terrestre
Je l’appelle la France elle s’appelle banlieue
Malgré le bruit du monde et la foule mauvaise
Il arrive parfois que je m’y trouve heureux
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Mon vieux désir sans fin plus épais qu’une chape
Voudrait l’étreindre là, chaque jour elle s’échappe

Ce sol insaisissable nul arbre n’y verdit
Ce ciel est étouffé et ces astres maudits
Et ces nombreux rituels toujours plus délétères
Et ces vains dieux si jeunes tuent celui de mon père
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Ce lieu qui est le mien j’y suis un étranger

Quand vais-je m’adoucir ?
Enfin, m’enraciner ?
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28/09/2009

After l'Histoire

Un petit texte de M. Flippard de la Vincennières, que la paternité inspire.

Lecteurs,

Cette époque, comme toutes les autres d'ailleurs, a ceci d'intéressante que, par son absurdité, elle offre à l'oeil curieux un véritable terrain de jeu.

Cet espace - temps, qu'est celui de la post-post modernité, permet à l'esprit averti de s'exercer à ce pour quoi il est fait :

Observer, analyser, critiquer et - réflexion souvent mûrement faite - d'asséner des conclusions, qui ne souffrent pas la contestation et se veulent définitives."


Voilà ce que je me suis dit, en marchant dans la rue et en observant mon prochain.

Je sortais de l' hôpital, où ma fille se trouvait.

J'avais le coeur gros d'avoir eu à la laisser, entre d'expertes mains, qui n'étaient pas les miennes.


Dans la rue, en quittant ce lieu de Vie et de Mort, j'ai réalisé que les gens que je croisais me paraissaient préoccupés et ternes d'ennui :

La constipation du chien ou l'arrivée du rappel fiscal minait tout Paris, et sa banlieue élargie ?!...

Voire la France...

J'aurais aimé avoir le courage de prendre le premier venu dans mes bras, malingres et fatigués, pour lui déclarer à quel point j'étais heureux d'être père.

Ce qui me restait de pudeur m'en a empêché.

Comme je n'étais plus que l'ombre de moi-même, j'ai décidé de marcher.

Avec, en tête et chevillé au corps et à l'âme, le visage, doux et aimable de ma femme et celui, naïf, simple et beau, de ma fille.

Cette époque est fantastique de bêtise...

Tandis que je me dirigeais vers la ligne 6, une dame, la soixantaine mal assumée, je veux dire par là, string apparent, jean moulant, E-pod à donf, m'a accosté, pour me tenir les propos suivants :

"Saluuuuuuuuuuuuuuuuuuu !!!!!!!!!!!!! Tu sé pa ouêsqu' ilyôôôrrraaiiiiiii unnne aftereuuu ???"

Et de gesticuler, stupidement, du haut de ses soixantes ans, en exécutant de petits pas de danses ridicules, pour se sentir enfin, jeune, libre dans son corps et dans sa chair, de faire tout et tout et tout....

Bien que fils de soixante huitard, je m'estime suffisamment bien élevé pour répondre, poliment, aux passants qui passent, sans faire d'esclandre.

Mais, permettez moi de rester coi et de ne savoir que répondre.

Je suis resté interdit.

Mon passéisme courtois a eu l'air de l'importuner.

Mais juste un instant.

Ces gens ne reculent devant rien.
..

Il me semble avoir murmuré, un vague : " Je ne sais pas. Madame."

Comme elle n'avait rien à foutre de ma réponse, elle a hoché de ce qui lui restait de chef, pour aller cuver sa misère festive, plus loin.

Ligne 6, enfin. Ligne 6 rimant bien évidemment avec Maison.

Mais - Dieu aime à m'éprouver -, la connasse me suivait, en gesticulant et en babillant :

" Eeeehhhhhh Meec !! : T'es pas coooolll ! !!! Ch'teu parle et tu ne me captes pas !!!"


Je suis resté, sans voix.

Car, en effet, que faire, lorsque vous êtes en présence d'une imbécile, qui ferait mieux de rentrer chez elle et se consacrer à l'exercice de la sagesse, plutôt que de se considérer comme une éternelle poupée barbie?

Et bien, face à comportement aussi curieux...

Et bien, l'on ne fait rien.


On se contente de soupirer et de penser à sa femme, sa fille et le sens de la famille.

On pense au joli sourire de sa fille et, déjà, plus rien ne compte que ce magnifique instant.

La Poufiasse "huitarde", comme on la qualifie, est déjà loin.


Il reste ma femme et ma fille.

Et toute cette BEAUTE!


24/09/2009

Papaïsé!

A M. et Mme Flippard de la Vincennières, avec toute mon affection.

---"Fatiguée après une mauvaise nuit, Chantal sortit de l'hôtel. En route vers le bord de mer, elle croisa des touristes de week-end. Leurs groupes reproduisaient tous le même schéma : l'homme poussait une poussette avec un bébé, la femme marchait à côté de lui ; le visage de l'homme était bonasse, attentif, souriant, un peu embarrassé et toujours prêt à s'incliner vers l'enfant, à le moucher, à calmer ses cris; le visage de la femme était blasé, distant, suffisant, parfois même (inexplicablement) méchant [il y a des exceptions, ne me faites pas dire ce que Chantal a pensé]. Ce schéma, Chantal le vit se reproduire en diverses variantes : l'homme à côté d'une femme poussait la poussette et portait en même temps, dans un sac spécial, un bébé sur le dos; l'homme à côté d'une femme poussait la poussette, portait un bébé sur les épaules et un autre dans un sac sur le ventre ; l'homme à côté d'une femme, sans poussette, tenait un enfant par la main et en portait trois autres sur le dos, sur le ventre, et sur les épaules. Enfin, sans homme, une femme poussait la poussette; elle le faisait avec une vigueur inconnue des hommes, si bien que Chantal qui marchait sur le même trottoir dut au dernier moment faire un saut de côté.
---Chantal se dit : les hommes se sont papaïsés. Ils ne sont pas pères mais juste papas, ce qui signifie : pères sans autorité de père. Elle s'imagine flirter avec un papa qui pousse la poussette avec un bébé et en porte encore deux autres, sur le dos et sur le ventre; profitant d'un moment où l'épouse se serait arrêtée devant une vitrine, elle chuchoterait un rendez-vous au mari. Que ferait-il? L'homme transformé en arbre d'enfants pourrait-il encore se retourner sur une inconnue? Les bébés suspendus sur son dos et sur son ventre ne se mettraient-ils pas à hurler contre le mouvement dérangeant de leur porteur? Cette idée lui paraît drôle et la met de bonne humeur. Elle se dit: je vis dans un monde où les hommes ne se retourneront plus jamais sur moi (Milan Kundera, L'Identité p.19-20)."

----En effet difficile d'imaginer se retourner sur les femmes dans cet état, même si comme le précise l'impayable vidéo qui suit, il est dorénavant possible de mettre et d'enlever bébé "A VOLONTE". Papa peut même porter bébé, quel bonheur, pendant les tâches ménagères:


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14/09/2009

Terre de France

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Quand saurai-je dire enfin

Ce cœur qui doucement m’étreint

Lorsque, comme malgré moi je pense

A la terre de France ?

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Qu’est-il ici de mystérieux

De sombre et de lumineux,

Qui donne formes humaines

A ces hêtres et ces chênes ?

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(Serait-ce toi mon Dieu ?)

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Seul mon jeune élan bientôt mort

Chaque nuit, chaque jour,

M’entraîne encore

Par le bitume du faubourg.

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Maintenant je veux que la pluie me frappe

Que plus jamais je ne m’échappe

Puisqu’encore et encore je pense

A la terre de France.

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Aujourd’hui je veux que mes pensées s’enfoncent,

Qu’elles soient dans le sol profond

Sauvegardées comme des données

Si demain toujours je pense,

A la terre de France.

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Mais sans doute est-il obsolète

Ce délicieux frisson un peu bête,

Qui souvent me prend

Lorsque, comme malgré moi je pense

A la terre de France.

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09/09/2009

En hommage au maître oublié



A propos de la place de René Girard dans Un Cœur intelligent, d’Alain Finkielkraut


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On n'aime rien tant que se raconter des histoires. L’humanité est une machine à produire des fictions qu’elle plaque avec enthousiasme sur le monde. Des fictions gratifiantes, et apaisantes, des fictions réconfortantes, des fictions éclatantes et vindicatives, des fictions en couleurs, mais moralement en noir et blanc, dans lesquelles d’une façon ou d’une autre le Bien triomphe toujours du Mal. Des fictions dont la trame est tout entière consacrée à la jouissance narcissique de l’humanité, à son triomphe définitif sur ses semblables et sur le monde, à la vengeance de ses humiliations, au dépassement de ses petitesses et de ses limites. Ces fables sont un moteur extraordinaire pour l’être humain, puisqu’elles tracent son destin prométhéen. La technique n’est pas neutre, c’est au contraire le retour d’un investissement émotionnel maximal. Le progrès technique est avant tout militaire, le produit étincelant et mortifère de la rivalité. De même, les fables que l’humanité se raconte sont souvent programmatiques. Avant de triompher de l’ennemi sur le terrain, il faut le pourfendre sur le papier ou dans sa tête. Personne n’a mieux « réalisé ses rêves » que Napoléon ou Hitler.

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Et le roman, notre cher roman, est-ce une simple modalité « moderne » de la fable ? La préméditation d’un acte de vengeance ? Au mieux, sa rumination et son report? Un pur produit du ressentiment ? Le roman, moins enlevé que l’épopée, plus terre-à-terre, plus individuel sans doute que les fictions habituelles, mais fable quand même? Tous les hommes se racontent des histoires, c’est sûr, mais les romanciers ? Julien Sorel et Napoléon même combat, c’est possible, mais Stendhal et Napoléon ?

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A en croire Alain Finkielkraut, il existe une division ontologique au cœur de la fiction, et sans doute au cœur du roman lui-même. Une opposition radicale entre le roman « véritable » et ce qu’il appelle le romanesque, opposition qui malgré sa radicalité ne reproduit pas les oppositions manichéennes (« saint Georges contre le dragon ») que l’humanité met en scène depuis la nuit des temps. L’alchimie délicate qui vient mettre à bas la structure manichéenne de la fable sans la redoubler -opposer simplement la « bonne » subtilité romanesque contre le « mauvais » manichéisme de la fable, ce serait un avatar de la fable- c’est l’art du roman.

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Le roman digne de ce nom serait donc la drôle de machine qui dérègle la mécanique infernale de l’universel et sempiternel mélodrame, le fluide qui dissout en la relativisant l’opposition monotone des forces du Bien et du Mal, que cette opposition se présente sous la forme mythique de la bonne communauté des humains contre un élément étranger qui la menace, ou sous la forme moderne (une simple inversion du modèle traditionnel) d’un Moi autosuffisant face aux Autres, toujours considérés comme un bloc malfaisant et corrompu. Le roman, ce serait un grain de sable dans la machine à produire du kitsch, c’est-à-dire du « mensonge embellissant (Kundera) ». Une machine à ramener le lecteur (et l’auteur ! et le personnage !) vers son dénuement natif, vers sa nudité honteuse d’avant les fables. Paradoxalement donc, le roman raconte des histoires, mais des histoires qui vont de travers, où rien ne se passe comme prévu, où personne ne tient longtemps le beau rôle.

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L’art du roman existait-il avant le roman ? Ou est-ce une nouveauté moderne que cet art délicat qui consiste à pulvériser les fables ? Ou question plus déchirante, l’art du roman existera-t-il après nous ? Est-il sur le point de disparaître, abattu par notre goût pour les petits arrangements avec les choses telles qu’elles sont? On pourrait considérer que le mal que dit de l’humanité le roman est insoutenable. Pourquoi l’humanité voudrait-elle tellement s’entendre dire ses quatre vérités ? Ne serions-nous pas plus heureux si rien ne nous empêchait de croire à nos mensonges? Si rien ne nous empêchait d’adhérer à une vision manichéenne du monde ? Un monde où la puissance coagulatrice du bouc-émissaire ne serait contrecarrée par rien ne serait-il pas plus vivable? C’est une sorte de mystère, avouons-le, que la persistance dans notre monde de cette force dissolvante que Finkielkraut, après Kundera, appelle l’art du roman. J’aurais tendance pour ma part à y voir à la suite de René Girard un héritage du souffle évangélique. Je vois Satan tomber comme l’éclair. Satan, inspirateur des mythes et des mensonges qui s’inventent pour justifier la violence des hommes. Le diable, accusateur de nos frères. C’est pour cela que Girard place l’art des grands romanciers sous le signe de la conversion, dans le sens le plus orthodoxe, c'est-à-dire le plus catholique, du terme. Lorsque le romancier renonce au confort du kitsch, sa vie lui apparaît dans une lumière différente, et il en est transformé. L’œuvre passée reflétait la violence du tous contre un et la fascination pour le rival, l’œuvre à venir les révèlera. C’est ainsi que l’auteur renonce à l’illusion romantique qui permet de distinguer à coup sûr le Bien du Mal, c’est-à-dire le Moi authentique (pur !) du moi altéré par la société ou la morale.
Une belle histoire, non ?

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A vrai dire, tout au long de ma lecture de ce Cœur intelligent, je n’ai cessé de penser au magnifique Mensonge Romantique et vérité romanesque, le premier livre de René Girard, et plus largement à l’ensemble de la théorie mimétique que Girard a développé dans ses ouvrages suivants. J’ai trouvé dans ce Cœur intelligent le même souci que Girard de se mettre à l’écoute de l’art du roman, les mêmes conclusions quant aux vertus des grands romanciers. Comme Girard, Finkielkraut voit l’art du roman comme un art de se dépendre des mensonges de la fiction, c’est-à-dire des différents avatars de la mentalité persécutrice à l’œuvre dans le monde moderne. Car paradoxalement peut-être (les grands romanciers n’ont-ils pas souvent été accusés d’immoralité, ou, variante euphémistique du jour, d’exagération?) l’art du roman – tant pis, avançons sans hésiter ce qui passera peut-être pour une exagération ou un mensonge romantique et ridicule - est idéalement un art à la fois moral, vrai et beau.

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Les pages profondes qu’Alain Finkielkraut écrit sur le rire dans son analyse de La Plaisanterie de Milan Kundera pourraient être signées par un (brillant) girardien. « Le sage ne rit qu’en tremblant » avance, à propos de Milan Kundera, Alain Finkielkraut, citant ainsi Baudelaire sans le nommer. Le sage ne rit qu’en tremblant car il y a rire et rire. Il y a le rire de l’humour qui « dérègle les unions sacrées » et « le rire des amuseurs » qui « désigne les victimes sacrificielles ». Le premier rire, celui qui « dérègle les unions sacrées », ce serait le rire de Dieu, ou plutôt son écho dans le roman. Finkielkraut suit ici Kundera lorsqu’il définit l’humour comme « l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale ». Quel Dieu étrange que celui dont le rire sacrilège « dérègle les unions sacrées » et relativise la morale! La conception de la divinité est ici implicitement chrétienne, dans le sens où, selon René Girard, le Dieu des chrétiens est celui qui corrode la puissance de l’unanimisme des persécuteurs. Dieu rit des hommes et de leur propension à prendre leurs mensonges au sérieux, à se gonfler d’importance avec le souffle des histoires qu’ils se racontent.

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C’est aussi dans une perspective classiquement girardienne que l’on pourrait lire les très belles pages que Finkielkraut consacre au Premier Homme d’Albert Camus. « Ce qu’a de plus émouvant, et même de tragique, Le Premier Homme, c’est moins son inachèvement que son caractère inaugural. Camus revenait sur ses pas et, simultanément, il se déprenait de lui-même (je souligne), de la pompe que lui reprochait Sartre comme du dépouillement trop concerté de l’écriture blanche. Sa prose s’est métamorphosée afin de restituer aussi complètement que possible la présence physique du monde dont il est issu. Camus est mort alors qu’il naissait, littérairement, à une vie nouvelle. » Girard n’a jamais analysé Le Premier Homme, un ouvrage paru alors qu’il avait écrit l’essentiel de son œuvre. Pourtant, dans un article de 1964, Girard décrivait déjà l’évolution littéraire de Camus à la fin de sa vie sous l’angle de la conversion et de la renaissance dont La Chute, dernier ouvrage achevé de Camus, serait le premier fruit. Girard parle en effet à propos de cet ouvrage d’une « espèce de conversion » de l’auteur qui se livre à une autocritique féroce sous les traits de l’avocat Clamence sous l’emprise d’une métamorphose spirituelle.

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De la même manière que Girard a lu L’Etranger à la lumière de La Chute, il serait intéressant de relire cet ouvrage à la lumière de l’analyse que nous offre Finkielkraut du Premier Homme. Meursault est plongé dans la banalité d’un terne quotidien, mais il se réclame d’un ailleurs radical qui en Algérie l’isole de ses proches, et même de l’humanité entière. Cet ailleurs n’est pas un lieu puisque Meursault refuse une mutation vers Paris, le lieu désirable par excellence pour un écrivain originaire d’une province française reculée tel que Camus. D’une certaine façon, Meursault n’a nul besoin de rejoindre un ailleurs qui existerait hors de lui, puisque l’ailleurs, il l’incarne. L’étranger, au sens de lieu, comme lorsqu’on dit « je vais à l’étranger », c’est lui. Ce refus de Meursault de reconnaître son incomplétude, son besoin d’un ailleurs, n’est-ce pas l’ultime pointe du mensonge romantique ? Meursault, étranger en sa propre patrie, paraît appartenir à un autre monde que celui qui l’environne, un monde dont il serait le seul habitant en même temps que le souverain implacable. La place dans le monde de Jacques Cormery, le personnage principal du Premier Homme, est rigoureusement opposée à celle-ci. Jacques se reconnait pleinement comme provincial, attiré par un ailleurs qui représente la culture et la distinction. La reconnaissance de cette attirance, de ce désir d’étrangeté, marque une révolution complète par rapport à Meursault. La reconnaissance par Camus, à travers la figure de Jacques, de sa propre incomplétude, de son désir ontologique d’un ailleurs, lui donne dans un même mouvement la possibilité d’aimer sa propre terre natale, celle que lui rend sa « mémoire vive de la mer, du soleil et des paysages (Finkielkraut)» et de se reconnaître « snob », attiré par le monde métropolitain de la culture. Alors que Meursault se trouvait dans le double déni, celui de son attachement physique à sa terre natale et celui de son désir métaphysique pour un ailleurs littéraire, Jacques Cormery est l’homme de la reconnaissance, il se reconnaît algérien, un fils de la terre de son enfance, et il reconnaît son désir d’un ailleurs, celui de cette France exotique, patrie de la culture. En bonne orthodoxie girardienne, cette reconnaissance de la nature exogène du désir, de sa propre incomplétude, passe par une reconnaissance dans la formation de la structure de son désir pour le monde du rôle concret des médiateurs. C’est ainsi que dans Le Premier Homme, Camus paye sa dette à l’égard de ses médiateurs, à commencer par ses parents et M. Germain, son instituteur. « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée… »

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Une dernière remarque à propos de ce Premier Homme selon Finkielkraut. Il s’agit du seul ouvrage analysé dans Un Cœur Intelligent signé par un auteur français. Cela pourrait paraître curieux de la part d’un auteur pour lequel il n’existe rien de plus essentiel que le lien qui unit la France avec la culture. Comment comprendre ce paradoxe ? Comment comprendre que les choix littéraires d’Alain Finkielkraut se portent sur des ouvrages signés par des auteurs anglo-saxons ou russes, plutôt que français ? Il faut voir ici, je pense, le souci d’une prise de distance par rapport à une réalité qui serait immédiatement donnée dans l’expérience personnelle du lecteur, à l’image même du détour par la fiction proposée par le roman. Il faut remarquer que l’ouvrage le plus récent est encore celui de Camus, et qu’il date de près d’un demi-siècle. La distance géographique est doublée d’une distance temporelle. Ces deux prises de distance plaident en faveur de l’universalité du roman (ou peut-être de son européanité, puisque tous les auteurs ici évoqués sont européens au sens large). Plus profondément peut-être notons aussi que d’une certaine façon, l’exception camusienne confirme la règle ici énoncée puisque pour Camus lui-même, la France est le pays exotique par exemple. Il est ce pays d’une « attirante étrangeté », pays qui l’aimantera vers la culture et qui le ramènera plus sûrement à lui-même qu’il l’aura d’abord aimanté. Le seul livre français est celui qui met en scène la distance qu’instaure la littérature à l’égard des enjeux des fables dans lesquels tout un chacun se perd.

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Mais Alain Finkilelkraut ne parle pas de René Girard. Pourtant, illustrant dans la forme ce qu’il nous dit sur le fond, Alain Finkielkraut défend par la voix de Vassili Grossman (qui lui-même cite Tchekhov !), la médiation des noms propres. Le roman nous empêche, écrit-il de céder « à la dangereuse ivresse d’aimer ou d’exécrer les êtres abstraits sans nom ni prénom ». Personne mieux que René Girard ne s’est mis à l’écoute du roman pour nous livrer la philosophie du roman. Lorsqu’Alain Finkielkraut souligne la structure toujours identique du « romanesque » face aux contenus changeant du bien et du mal, on croirait lire du Girard parlant des mythes. Ici c’est seulement le vocabulaire qui change. Là où Girard oppose le romantique (mensonger) au romanesque (véridique), Finkielkraut oppose le romanesque (mensonger) au roman (véridique). Le mot romanesque est donc utilisé de manière diamétralement opposée par les deux auteurs, ce qui ne facilite certes pas la compréhension du lecteur, mais ne change rien sur le fond.

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Il ne faut sans doute pas donner de sens trop précis à cette subversion sans doute involontaire par Finkielkraut du sens du mot romanesque chez Girard. Cependant, il est troublant que l’identité de pensée soit camouflée par une utilisation diamétralement opposé du même mot. Ce que Girard appelle romantique, Finkielkraut l’appelle romanesque, et pour désigner ce que Girard appelle romanesque, Finkielkraut parle tout simplement du roman, ou de l’art du roman. Mais les deux auteurs, s’ils s’opposent sur le sens à donner au mot romanesque, se retrouvent parfaitement sur le fond pour célébrer les vertus du roman, « instance d’appel (Finkielkraut) » face au mensonge universel des fictions stéréotypées.

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Il y a quelque chose d’admirable dans le soin qu’Alain Finkielkraut, qui en tant que critique, ne se réclame d’aucune école, qui ne revendique aucune grille d’analyse, prend à rester au plus près du texte, à suivre l’intrigue des romans sur lesquels il se penche jusqu’au bout. Pour une fois, le critique s’efface derrière le texte. C’est en tant que simple lecteur qu’Alain Finkielkraut s’adresse à nous , sans théorie interprétative, sans grille d’analyse. Et c’est sans doute grâce à cette lecture attentive, à cette ouverture au texte, que ce sont ces romans mêmes qui deviennent des grilles d’analyse merveilleuses pour nous livrer les secrets de notre monde. Aucune grille n’est plaquée sur ces romans, ils ne sont l’illustration de rien du tout, mais deviennent au contraire la source d’un savoir sur notre monde. Là encore Alain Finkielkraut rejoint René Girard lorsque celui-ci prétend avoir tiré sa théorie mimétique de la substance même des grands romans de la civilisation occidentale.

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Afin de poursuivre hardiment ma tentative d’annexer ce Cœur intelligent à la théorie mimétique girardienne, je reviens encore une fois sur la question du rapport qu’entretient le roman avec le collectif. Il se dégage de l’ouvrage d’Alain Finkielkraut une défiance radicale à l’encontre du collectif. A travers le goût et dégoût du lyrisme révolutionnaire chez Kundera, ou le goût et le dégoût de « l’encamaradement » chez Haffner par exemple, pointe une forme de terreur face à la puissance du mimétisme humain. Car si celui-ci fédère les groupes, c’est toujours grâce à la désignation d‘une Bête immonde, par exemple celle qu’incarne le raciste, ou supposé tel, de nos jours. L’adhésion à la modernité, au temps présent, est terrifiant parce qu’il se coupe de toute profondeur temporelle (un recours aux anciens) ou spatiale (une ouverture à la verticalité religieuse). La mortifère tautologie du temps présent, qui se juge bon et supérieur aux époques antérieures seulement parce que c’est son tour d’être là, détruit la possibilité d’une prise de distance vis-à-vis de soi-même et de son époque. Cette possibilité est pourtant une condition d’existence de l’art du roman. Celui-ci ne peut exister sans le recours à un héritage (« l’héritage décrié de Cervantès », auquel Kundera se promet d’être fidèle) ou à une tradition (la tradition qui nous a transmise le dogme du péché originel, celle qui fait retentir le rire de Dieu à travers l’histoire).

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L’art du roman, un art qui est pourtant un enfant de la modernité, est-il menacé de disparition par la modernité triomphante ? La voix singulière des romanciers va-t-elle devenir inaudible sous les cascades des rires lyncheurs des foules démocratiques ? Les décapitations symboliques et virtuelles des têtes qui dépassent n’épargnent pas les romanciers (voyez Kundera lui-même en son pays). Cette inquiétude devant le retour de la mentalité persécutrice est au cœur de l’ouvrage d’Alain Finkielkraut. Cette inquiétude, René Girard la partage. Et lorsqu’Alain Finkielkraut cherche en vain les romanciers contemporains qui sauraient remettre à leur place les Don Quichotte modernes qui s’affublent sans que personne ou presque ne pense à en rire du qualificatif de résistants, nous partageons son inquiétude. « C’est peut-être cela, la société postlittéraire ou le monde d’après le roman ; un monde peuplé d’Emma Bovary sans Flaubert, d’enfants de don Quichotte sans Cervantès et de moulins à vent allégrement confondus avec la Bête immonde. »

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Sans doute l’affirmation qui suit paraîtra ridiculement grandiloquente et pompeuse à ceux qui sont encore là, mais d’un certain point de vue la disparition du roman c’est aussi la fin du monde. Dans la fable en effet, qui est la modalité normale du discours, le monde, obstacle à la réalisation du désir de l’individu, devient la victime émissaire du récit, il est expulsé pour laisser la place à une réalité intégralement manipulable, que l’auteur modèlera en fonction de ses désirs. Que ce héros se conçoive in fine comme triomphateur du monde ou comme sa victime favorite importe peu, il s’agit toujours de façonner une réalité mythique visant à offrir des compensations symboliques à l’humanité. Le monde asservi révèle son statut de victime émissaire au sens où la maîtrise intégrale du monde par l’affabulateur fait de ce dernier l’enjeu du récit. C’est toujours un moi aliéné qui se fantasme souverain. Par contraste ce que l’on pourrait appeler grâce à Camus ou à Coetzee la littérature de la chute ou de la disgrâce de l’humanité, autant dire le roman, est attentif à ce qui résiste dans ce réel aux caprices de l’auteur.

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Je reviendrai peut-être plus longuement et dans un autre cadre sur les liens qui unissent La Tache, ouvrage à propos duquel Finkielkraut a des pages magnifiques, et la théorie mimétique. La Tache est consacrée à la violence collective sous une de ses formes modernes les plus frappantes, c'est-à-dire antiraciste et moralement impeccable. Finkielkraut montre qu’un des enjeux du livre est de montrer la violence collective sans verser dans une forme de romantisme du tous contre un. Je me contente de noter que je vois une forme de contradiction dans ce que dit Finkielkraut à propos de Tout Passe de Vassili Grossman, (« le Mal est dans le fait de localiser le mal ») et ce qu’il dit de la conception du Mal qui se dégage de l’œuvre de Roth. Si le Mal consiste à vouloir se purifier de la souillure, il n’en reste pas moins que la tache existe en tant que tache, et que le processus de purification est conçue comme une souillure de plus. Il faudrait que Girard et Roth s’expliquent plus longuement.

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Je l’ai dit plus haut, à croire René Girard (et Milan Kundera à sa suite) les grands romanciers connaissent à une période de leur vie un processus qui s’apparente à une conversion religieuse. Leur jeunesse, le temps des illusions romantiques (Girard) ou du lyrisme sentimental (Kundera), leur apparait dans une lumière nouvelle qui leur donne une lucidité inédite. Il est possible que d’autres hommes que les romanciers connaissent au cours de leur existence un processus semblable. Alain Finkielkraut a raconté, je crois, cette expérience dans son ouvrage intitulé Le Juif imaginaire paru en 1981. A l’âge de 30 ans environ (l’âge idéal pour une conversion existentielle selon Milan Kundera) Finkielkraut revenait sur le rôle gratifiant qu’il avait endossé avec enthousiasme dans sa jeunesse : celui du Juif victime d’un antisémitisme français omniprésent qu’il s’agissait de pourfendre avec courage et enthousiasme. Intempestif (comme le Lord Jim de Conrad), il résistait au nazisme avec quelques décennies de retard. Avec cette posture du résistant seul contre tous, il rejoignait celle de l’homme du souterrain, cet « égocentrique sans ego », celle du « je suis seul et eux ils sont tous » que nous connaissons tous (en termes girardiens :« chacun se croit seul en enfer et c’est ça l’enfer »).

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La conversion littéraire, c’est reconnaître que l’on n’est pas seul, que nous sommes, chacun d’entre nous façonnés par autrui. « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée…» nous dit Finkielkraut à la suite de Camus. Ce panthéon intime ne comprend pas le nom de René Girard. Cet article se contente de suggérer qu’il devrait néanmoins y trouver sa place.
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05/09/2009

Ode à l'Avenir

Il faut absolument
Bouger avec son temps
Et avec La Poste.

Le désastre de la culture, c'est rien que des racontards!
La fin de l'Histoire, c'est rien que des bobards!
Pour les jobards!

On les laissera pas gâcher la fête!
Fêtons en SMS
L'avènement de la nouvelle Messe
Qui dit du bien de nos fesses!

Félicitons-nous en texto
de nous voir si beau
dans la plupart des vidéos
qu'on voit sur internet!

Dites non, non et non avec moi
Au franco-franchouillardisme,

Et oui, oui, oui
Au mondialo-mondialisme.

Allons au devant de l'Avenir
Qui nous appartient,
Et même au-delà.

Offrons-lui notre bénédiction
De peur qu'il ne se fâche
Ou pire qu'il nous ignore.

C'est que l'Avenir
Faut qu'j'vous dise,
Lui et moi,
On est comme cul et chemise!

D'où il se trouve
Il me sussure

Qu'il nous trouve bien frileux,
Et très recroquevillés.

En un mot, ringards!

Que la grippe A
Et la crise,
Et le réchauffement,
Et la fin du monde,
Et tout ça,
C'est que des trucs inventés
Par des vieux réacs
Pour nous faire croire
Qu'en Lui il faut plus croire.

Mais mon Dieu est en moi!
Et je suis en Lui!

Et pour rien au monde
Ces vils démons d'antan
Auront raison de Lui!





20/08/2009

Vous mes mains ne vous ouvrez pas

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Que faire de mes mains ? N’est-ce pas une question qui hante l’Humanité depuis la nuit des temps ? Lorsqu’il s’est relevé l’animal humain a libéré une puissance presque divine puisqu’il pût bientôt saisir et manipuler le monde à sa guise, et consommer ce que naguère encore il n’aurait jamais pensé pouvoir consommer.

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« La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea ».

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Ce fut la première faute de l’Humanité aux yeux de Dieu et, surtout peut-être, aux yeux de l’Humanité elle-même. L’Homme et la Femme se perçoivent en effet comme des êtres déchus avant même que la condamnation de Dieu ne s’abatte sur eux. « Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ». Dans un même mouvement, la connaissance de soi et la honte ! L’une et l’autre intimement liées, presque indémêlables. Qu’en pensent tous ces fiers au goût du jour qui exposent sans que personne ne leurs ait rien demandé les parties autrefois intimes de leurs anatomies ? Que du mal bien sûr.

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La Chute fait donc entrer l’Humanité dans l’ère de la connaissance de soi et de la honte, c’est-à-dire dans son humanité. Et la première interdiction de Dieu porte, l’a-t-on remarqué (1) ? sur l’usage de la main. « Qu’il n’étende pas maintenant la main ». Que faire de ces mains maudites s’il est maintenant impossible de les utiliser pour s’approprier ce qui est le plus désirable ? Travailler, répond Dieu, baisser les yeux, se pencher vers le sol, et le cultiver, les mains plongées dans la glaise. « A force de peines, tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. » Travailler la terre de ses mains, construire des outils, les utiliser, c’est la condition de l’Humanité ancienne, c’est-à-dire de l’Humanité, déchue et humiliée par sa faute originelle.

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Vers le début du XXe siècle en Occident, l’Humanité est progressivement et rapidement sortie de sa condition paysanne. La France, par exemple, était alors encore très majoritairement rurale, et très majoritairement catholique. Aujourd’hui, les paysans, pardon, les exploitants agricoles, « de véritables chefs d’entreprises », ne représentent plus qu’une infime minorité de la population « active ». A-t-on pris la mesure de ce bouleversement ? (2) En moins d’un siècle, un mode de vie millénaire disparaît, en même temps que disparaît de ce que d’aucuns appelleront bientôt la post-humanité, la conscience de sa faute originelle. Faut-il y voir un lien ? Le paysan est devenu ringard avant de disparaître, en même temps que la doctrine du péché originel a été combattue avant d’être tout simplement ignorée.

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Et les mains dans tout ça ? Que va-t-on en faire maintenant qu’il n’est plus nécessaire de les plonger dans la glaise ? Je me tiens aujourd'hui sur la place publique, debout et tellement fier de n’être plus le péquenot qu’était encore hier mon vieux père. Ma tête est droite, mes yeux ne sont plus tournés vers le sol, la glaise a heureusement disparue sous le bitume. Mais comment vais-je occuper mes mains autrefois maudites ? J’ai pas l’air un peu con, par hasard, perdu au milieu de la foule des affranchis, les bras ballants, le regard vide? Que faire de ces deux pognes inutiles ? Vais-je enfin les tendre vers le ciel dans une supplique ardente pour sauver mon âme ? Je plaisante. Vais-je soulever des altères ? Faire des pompes ? Jouer au tennis ? Me masturber ? Comme ça, au milieu de tout le monde ?

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Commençons par fumer une clope et lire le journal. La généralisation de l’usage du tabac et de la lecture des journaux, comme une conséquence de la fin de l’agriculture ? Et pourquoi pas ? Ne vous êtes-vous jamais vu allumer une cigarette sous le regard d’autrui, seulement pour vous donner une contenance, pour occuper vos mains désœuvrées? Ne vous êtes-vous jamais vu acheter, ouvrir, serrer nerveusement, et même, plus rarement sans doute, lire un journal, seulement dans le but de ne pas laisser votre regard errer, pour ne pas laisser vos mains dangereusement inoccupées, honteusement disponibles, se déployer sans but sur la table d’un café ? Mais l’usage de la cigarette et du journal était un mode de gestion de l’épineux problème ontologique posé par nos mains fort imparfait. La première tue souvent, et le second rend bête parfois. Il fallait trouver autre chose. Et voilà qu’ont déboulées les machines : baladeurs, téléphones portables, ordinateurs. Les mains plus jamais vides, le regard plus jamais creux, les oreilles toujours bouchées. Donne-nous aujourd’hui nos octets quotidiens. La post-humanité veut paraître toujours concentrée, toujours occupée ailleurs. Tout plutôt que d’être là tout simplement, ici et maintenant, paumes ouvertes, inutile et disponible pour autrui et le Seigneur. Il n’y a qu’à la messe qu’on ouvre les mains pour recevoir (le Christ) plutôt que pour s’approprier (le monde). Il faut toujours tripoter, toujours toucher, toujours manger les fruits de l’Arbre internetique de la connaissance virtuelle. Je consomme et j’avale le monde grâce aux machines. Je tapote mon clavier et je stocke. Je manipule ma souris, le monde est enfin devenu aussi malléable que je l’avais toujours désiré !

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Tout m’est possible dans le monde virtuel. Mes mains s’approprient et même façonnent ce monde à ma guise. Je ne vois, n’entends et ne fais que ce qui me plait. La promesse du Serpent, que l’Humanité n’avait bien sûr jamais oubliée, paraît s’accomplir enfin. Nous voici comme des dieux ! Plus besoin de clopes, plus besoins de journaux pour masquer notre misère spirituelle. Voilà comment ces deux passe-temps disparaissent du paysage de nos villes en même temps que nous paraissons enfin, grâce aux machines, triompher des limites de notre condition même.

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Mais voilà aussi que parmi les rires et les chants, j’entends des dents qui grincent et des gémissements. La peine et la souffrance au pays joyeux des enfants heureux ? Comment est-ce possible ?

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Devant mon écran, du plus profond de mon sommeil spirituel, j’entends maintenant le Serpent qui me susurre d’une douce voix discrètement triomphante, « Homme, qu’as-tu fait du don de l’Incarnation ? ».

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(1) Oui sans doute, mais où ?

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(2) Oui sans doute, mais où ?

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