"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

24/03/2009

Les bases scientifiques de la déclaration de Benoît XVI sur le préservatif



La cause est entendue, nous sommes tous d’accord, de la gauche à la droite, de la France d’en bas à la France des médias, de la France athée à la France encore catho mais qui veut faire des progrès, même le pusillanime ministère des Affaires étrangères s’y est mis comme tout le monde, le pape est un obscurantiste, il est le vecteur et le porte-parole d’une idéologie mortifère. C’est un criminel, l’ennemi principal et définitif de l’humanité. Les morts du sida pèseront sur sa conscience et viendront éternellement le hanter dans son sommeil éternel qui ne saurait tarder, espérons-le. Le souverain pontife est déclaré anathème devant le grand tribunal des droits humains, il n’aura pas le loisir de faire appel. Tous, nous pouvons nous lâcher sur le dos de ce réac cacochyme, et sans capote encore. Pour lui, et pour lui seulement, ce n’est pas la peine de sortir couvert. On doit avancer à découvert au contraire, sans grand risque pour sa santé ni sa réputation. Taper sur le pape est devenu un droit humain comme les autres, et même un devoir, un impératif de l’homme moderne, comme de faire la vaisselle et de torcher les mômes.

On n’avait pas vu une telle unanimité, une telle communion fraternelle de la France entière à la délicieuse occasion de ce culte aujourd’hui rendu aux très grandes vertus d’un petit bout de plastique -culte qui, comme tout culte, a besoin de la figure hideuse du démon pour unir ses adeptes- depuis au moins Valmy ou peut-être, soyons positif, depuis la France Black, Blanc, Beur de 1998, quand on était les champions. Car les champions, nous le sommes à nouveau aujourd’hui, par la disgrâce de l’horrible vieillard, même si ce n’est plus de football qu’il est question, mais d’indignation citoyenne et de défense de la vertu caoutchouteuse et outragée. Enfin un sport dans lequel nous ne craignons personne, dopés que nous sommes tous à la moraline. Répétez après moi : le préservatif, c’est la vie ! Le pape, c’est la mort ! On voudrait presque que le pape remette le couvert, si j’ose dire et si c’est possible à son âge, pour que ce beau moment de communion fraternelle dure encore un peu, que la jouissance extatique et collective qui s’exprime à la faveur de ces déclarations ne s’éteignent pas trop vite, qu’on ait le temps d’édifier un culte pérenne au petit dieu capote qui nous plaît tant. Rasons Notre-Dame, ce monument obsolète élevé à la gloire d’une idéologie de mort, et érigeons à sa place, comme ce sera drôle, une belle installation plastique digne du meilleur de l’Art Contemporain, qui prendra la forme de notre petit dieu la capote, déroulée et gonflée bien sûr, que l’on pourra ainsi emplir à loisir d’une virile vigueur rendue inoffensive par l’objet de son culte. Ce con-dôme, ah,ah,ah, qu’il soit d’une hauteur de 69 mètres, puisque c’est aussi celle des tours de la ringardissime cathédrale actuelle, ça ne s’invente pas , et aussi transparent que notre belle époque veut l’être. Un bel ouvrage vertical dressé vers le ciel vide en forme de défi, un fier monument à la gloire de notre sacro-sainte libido. Ca changera des églises mornes et vides !

Ce n’est pas pour casser l'ambiance , mais en attendant ce jour béni, est-il possible d'entendre ceux qui défendent le pape, s’il en reste ? Chacun a le cœur à la fête et personne ne veut envisager que le pape pourrait avoir de solides arguments pour avancer ce qu’il avance. Pourtant les faits sont têtus.

Laissons donc là le lyrisme œcuménique et la ferveur néo-religieuse, et reprenons précisément les propos du Pape, et la question à laquelle il répondait.

Question. Votre Sainteté, parmi les nombreux maux qui affligent l'Afrique, il y a également en particulier celui de la diffusion du sida. La position de l'Eglise catholique sur la façon de lutter contre celui-ci est souvent considérée comme n'étant pas réaliste et efficace. Affronterez-vous ce thème au cours du voyage?

R. –Je dirais le contraire: je pense que la réalité la plus efficace, la plus présente sur le front de la lutte conte le sida est précisément l'Eglise catholique, avec ses mouvements, avec ses différentes réalités. Je pense à la Communauté de Sant'Egidio qui accomplit tant, de manière visible et aussi invisible, pour la lutte contre le sida, aux Camilliens, et tant d’autres, à toutes les sœurs qui sont au service des malades. Je dirais qu'on ne peut pas surmonter ce problème du sida uniquement avec de l’argent, pourtant nécessaire. Si on n'y met pas l'âme, si les Africains n'aident pas [en engageant leur responsabilité personnelle], on ne peut pas résoudre ce fléau par la distribution de préservatifs: au contraire, ils augmentent le problème. La solution ne peut se trouver que dans un double engagement: le premier, une humanisation de la sexualité, c'est-à-dire un renouveau spirituel et humain qui apporte avec soi une nouvelle manière de se comporter l'un envers l'autre, et le deuxième, une véritable amitié également et surtout pour les personnes qui souffrent, la disponibilité, même au prix de sacrifices, de renoncements personnels, à être proches de ceux qui souffrent. Tels sont les facteurs qui aident et qui conduisent à des progrès visibles. Je dirais donc cette double force de renouveler l'homme intérieurement, de donner une force spirituelle et humaine pour un juste comportement à l'égard de son propre corps et de celui de l'autre, et cette capacité de souffrir avec ceux qui souffrent, de rester présents dans les situations d'épreuve. Il me semble que c'est la juste réponse, et c'est ce que fait l'Eglise, offrant ainsi une contribution très grande et importante. Nous remercions tous ceux qui le font.

Le pape répond sur le terrain de l’efficacité et du réalisme à une question qui lui est posé sur ce même terrain. Il cherche à défendre, contre les critiques auxquelles le journaliste faisait référence, les catholiques qui agissent en Afrique en tentant notamment de promouvoir la fidélité et l’abstinence parmi les populations qu’ils tentent d’aider, en soignant, en facilitant l’accès aux médicaments, et parfois, souvent même, en distribuant des préservatifs, en parfait accord avec la hiérarchie catholique. Car le pape dans sa réponse ne s’oppose pas à l’usage du préservatif. Il déclare seulement que si le préservatif est envisagé comme étant la seule solution au problème, il peut l’aggraver. Qu’est-ce à dire ? Comment comprendre cette phrase ? Le préservatif n’est-il pas un moyen de prévention efficace de la transmission du virus ? Il l’est bien sûr, même si son efficacité est loin d’être parfaite. Alors les propos du pape ? De la pure idéologie ? De la bêtise et de l’ignorance ? De la pure méchanceté ? S’il est possible de demander au lecteur de suspendre son jugement et de me suivre dans mes développements ultérieurs jusqu’à ce que son opinion soit faite…

A quoi sert un « préservatif » ? A faire l’amour dans des conditions d’hygiène et de sécurité acceptables (même si, on le sait, le préservatif n’étant pas fiable à 100%, il peut donner un sentiment de sécurité absolue parfaitement illusoire) de la même manière, si l’on me permet cette comparaison un peu étrange, qu’un maillot de bain sert à faire de la natation dans des conditions de décence acceptables. Mais le fait de distribuer un préservatif n’est pas un acte neutre. Dans un certain sens, livré à lui-même, l’acte de transmettre un préservatif est déjà une incitation, de la part de celui qui donne, à « passer à l’acte ». Si j’offre un maillot de bain à l’élue de mon cœur par exemple, je l’incite à se jeter à l’eau. Elle le prendra ainsi, d’ailleurs, même si en toute logique le maillot de bain n’est pas nécessaire à la natation. De la même manière et réciproquement, si l’élue de mon cœur offre un préservatif à son maitre nageur, à Dieu ne plaise, il pourra prendre cela pour une avance, ou à défaut, si l’élue de mon cœur est irréprochable, hypothèse que je préfère et dont je ne doute pas, à aller assouvir sa libido auprès de ses nombreuses groupies que sa musculature avantageuse ne manque pas de lui attirer. L’acte de nager est virtuellement présent dans le fait d’offrir un maillot de bain, comme l’acte sexuel est virtuellement présent dans le fait de donner un préservatif. Spontanément, chacun associe la natation à un maillot de bain, comme on associe le sexe à un préservatif. Or, il se trouve que l’acte sexuel est le principal vecteur du virus du sida. S’il ne s’accompagne pas de ce que le Pape appelle l’âme, et qui fait référence bien sûr à la défense de la fidélité dans le couple, le fait de donner un préservatif à quelqu’un, surtout lorsque le don provient d’une organisation qui peut posséder un certain ascendant moral, revient à inciter cette personne à faire l’amour, et donc à multiplier les occasions de contamination. Les préservatifs ne tombent pas du ciel comme une manne, c’est le cas de le dire, ils sont transmis par des hommes et des femmes qui sont porteurs d’un message implicite. Les êtres humains ne sont des monades imperméables à l’influence réciproque. Si ce message n’est pas contrebalancé par un message différent, « soyez fidèle », ou « abstenez-vous et n’utilisez le préservatif que si vous ne pouvez faire autrement », la distribution de préservatifs sera comprise comme un blanc-seing ou même une incitation à passer à l’acte, et peut ainsi favoriser la propagation du sida. Les effets bénéfiques indéniables du préservatif en termes de protection physique, sont pour une part au moins contrebalancés par l’incitation à passer à l’acte incluse dans le fait de donner. Ce n’est, ni plus ni moins, ce que veut dire le Pape, lorsqu’il dit que la distribution de préservatif « augmente le problème » si elle n’est pas accompagnée d’un peu d’âme, c’est-à-dire, du point de vue du Pape, d’un appel à la fidélité.

Dans les faits, cette analyse se vérifie. L’Ouganda, un pays dont 45% de la population est catholique et 39% anglicane, a mis en place dés 1986, sous l’impulsion de son président une politique volontariste mettant en avant l’abstinence et la fidélité, en plus du préservatif. Cette politique a eu des effets spectaculaires et le taux de prévalence du sida extrêmement élevé à la fin des années 1980 dans ce pays a chuté de façon importante grâce à cette politique. Il ne s’agit pas ici d’une appréciation partisane de la politique ougandaise, mais au contraire du résumé rapide d’un article paru dans la prestigieuse revue américaine Science qui rend compte des résultats d’une étude consacrée au cas ougandais. Cette étude ne laisse guère place au doute, une politique globale, c’est-a-dire une politique qui comprend une dimension éthique est infiniment plus efficace qu’une politique fondée sur la seule distribution du préservatif.

Les idéologues ne sont donc pas ceux qu’on croit. Car aujourd’hui si les propos du pape font scandale, ce n’est pas parce que le pape s’oppose à la lutte contre le sida mais au contraire parce qu’il ose envisager une alternative au préservatif, plus efficace que celui-ci, sans exclure pour autant son usage. Ceux qui couvrent le pape d’injures aujourd’hui sont les idéologues conscients ou inconscients d’un ordre mondial échangiste et libre-échangiste. Cette idéologie prend les couleurs de la science en mettant en avant le préservatif, « seul moyen de lutte efficace contre le sida ». Le problème c’est que le préservatif est ainsi considéré seulement parce que d’autres comportements, tels que la fidélité, ont été exclu du champ des comportements rationnels ou prophylactiques qu’il pourrait être utile de promouvoir pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la science et qui sont purement idéologiques. C’est le droit le plus strict des idéologues de défendre leurs idées, bien sûr, et il ne me viendrait pas à l’idée de leur jeter à la figure les épithètes qu’ils adressent eux-mêmes au pape, car l’échangisme, libre ou pas, ne manque certainement pas de certains attraits, vu de loin au moins, et même pour un catholique (qui serait assez hypocrite pour prétendre le contraire ?), mais il faut appeler un chat un chat, et un idéologue, un idéologue.
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03/03/2009

Et le monde est à moi



J’ai un téléphone mobile -enfin mobile, faut quand même pas pousser, c’est moi qui marche, lui se contente de se laisse porter- qui marche (façon de parler donc) grâce à SFR, la vieille Société Française du Radiotéléphone créée en l’an 87 du siècle dernier. Autant dire il y a des lustres. D’ailleurs depuis peu l’ancienne SFR n’existe plus. C’est Franck Esser, son PDG qui me l’annonce à moi personnellement sur Internet. SFR a changé, et moi Florentin Piffard, j’ai le droit d’en être informé. Et depuis qu’il a changé, m’informe-t-on, il est plus comme avant. Dorénavant le SFR, il est tout beau tout neuf. Tellement neuf d’ailleurs qu’il n’a pas seulement changé tout court, il a aussi changé de genre, comme les lecteurs attentifs l’auront déjà remarqué. Avant en effet, pour ce que j’en sais, SFR c’était, comme son nom paraissait l’indiquer, du genre féminin. Aujourd’hui que le genre est comme le reste une question de choix, SFR est masculin. C’est comme ça, ça ne se discute pas, c’est son choix irréfragable au SFR, avis aux chiennes de garde qui seraient tentées d’y voir un machisme inconscient des créatifs de la marque. La Société Française du Radiotéléphone, peut-être dans un esprit d’ouverture aux sexualités alternatives très Queer dont on ne peut que la féliciter, a choisi de remettre en cause les clichés clivant, la langue fasciste, et d’assumer ouvertement sa part masculine. Dorénavant, il faudra parler DU SFR, et non de SFR ou de la SFR. Si, c’est possible, c’est d’ailleurs le slogan du nouvel SFR, « Avec le nouvel SFR, tout devient possible ». Ca vous rappelle sans doute quelque chose dans la veine virile et faraude.

Mais revenons à nos moutons numériques.

Car le SFR profite de ce viril lifting pour afficher fièrement ses valeurs, Audace, Simplicité, Engagement. En toute simplicité justement, Frank Esser, ou plutôt sa photo, s’est dérangée et est donc venue jusque sur mon écran m’en dire quelques mots. J’étais pas peu fier, moi, qu’un PDG du CAC daigne en pleine débâcle financière s’adresser à moi, simple journaliste citoyen, non pas de vive voix, quand même pas, faut pas pousser je vous dis, mais en pixels. C’est déjà pas mal. C’est que la photo de Francky (je peux l’appeler Francky, pour le mettre à l’aise lorsqu’il a pointé ici son bout du nez volontaire, je l’ai interpelé par-dessus mon clavier pour lui demander si ça le dérangeait pas que je lui donne un sobriquet rien qu’à nous dans l’intimité de mon bureau, il n’a pas répondu et comme dit le proverbe à ceux qui savent tendre l’oreille gauche, celle qui n’est pas vissée au téléphone, je parle pour les droitiers, qui ne dit mot consent), la photo de Francky donc, a fière allure. Sur celle-ci Francky se donne un petit air de François de Closets du temps de Toujours plus, un François de Closets jeune, dynamique, ouvert, arborant en plus d’un impeccable costume sombre, un léger sourire complice et énergique en guise de viatique pour le voyage jusque dans mes pénates. On sent Francky prêt à prendre son temps avec moi, à débattre de toutes ces nouvelles valeurs qu’il a choisies de défendre en plus de vendre des téléphones et des forfaits qui vont avec. C’était beau cette amorce de débat entre Franky et moi, lui sur mon écran, moi devant. J’étais frais et dispo ce matin là, alors que Francky s’adressait à moi, pour communiquer avec lui sans tabou ni langue de bois, bref avec audace, simplicité et engagement, des nouvelles valeurs du SFR, et aussi de toutes ces belles choses que le SFR me promet depuis qu’on est ensemble, elle, enfin lui, et moi.

Pour ouvrir les hostilités Francky frappe fort. SFR ET LE MONDE EST A VOUS, m’assène-t-il sans crier gare. LE MONDE EST A VOUS. L’ancienne SFR m’avait déjà averti de cette fortune inespérée à plusieurs reprises ces derniers mois, mais je ne l’avais pas prise au sérieux. Sans doute du fait d’un fond de machisme inconscient chez moi aussi, mais gardez ça pour vous, ça pourrait me causer du tort. ET LE MONDE EST A VOUS. Vous, c’est-à-dire moi, puisque c’est à moi en personne que parle Francky. Bigre, venant d’un PDG dont l’aspect aimable et sérieux impose le respect, ça mérite qu’on s’y arrête un instant!

ET LE MONDE EST A VOUS !

Relisant ce beau slogan aussi simple et audacieux qu’engageant, en ce jour printanier, je sombre dans des abîmes méditatifs face à mon nouveau pote Francky du SFR. Et me voici bientôt plongé par cette étrange Madeleine de Proust dans une chanson des Doors, un groupe masculin et américain (aux dernières nouvelles) de la fin des années 1960. We Want The World And We Want It Now hurlait le grand Jim dans son micro, en trépignant sur place comme un moutard qui veut du rab de Nutella, pour mon plus grand plaisir d’escogriffe à boutons travaillé par ses hormones. Morrison et moi en avions rêvé avant de finir lui au Père Lachaise, moi vissé devant mon écran d’ordinateur, et le SFR de Francky l’a fait ! Le monde est à moi. Enfin ! Grâce au SFR, mes rêves d’adolescent vont devenir réalité ! Je dirais même plus, tous les vilains obstacles à l’appropriation du monde par bébé Florentin sont finalement sur le point de disparaître ! Le monde est à moi…

Bon, concrètement, ça donne quoi ?

Un forfait ajustable 2 heures plus 2 heures, un accès Internet illimité et des textos à Gogo ? Un peu léger quand même pour mes rêves d’adolescent.

J’en conclus rapidement qu’il doit y avoir un malentendu entre Francky et moi, bien que nous communiquions sans entrave, lui et moi. J’interpelle Francky derechef, mais pas plus que tantôt, il ne me répond. Il a beau consentir muettement, cela ne se traduit par rien de bien probant. Que faire, comme disait Lénine en 1902 ? Seule solution, pour débrouiller cette histoire de monde qui m’appartient, rencontrer Francky ou un de ses représentants en chair et en os plutôt qu’en pixels. Ca tombe bien, il y a un magasin SFR, pardon, un « Espace SFR », près de mon bureau, pardon, près de « l’Espace Piffard », et en cette période de Carême, ayant décidé de me priver de Maroilles et de tarte aux myrtilles après avoir avalé mon steak-frites-salade quotidien et fumé ma (mon ?) clope sur la terrasse chauffée de mon Espace Brasserie préféré je dispose d’un peu de temps le midi pour enfin réaliser mes rêves d’adolescent.

En pénétrant dans « l’Espace SFR », je me rends compte à quel point le monde a changé depuis que Jim Morrison revendiquait ses droits sur lui. Le monde selon l’Espace SFR est très rouge et très guilleret. On m’y promet sans barguigner des pluies de points illimités et des forêts d’avantages clients. Les machines alignées sur les présentoirs, pas farouches pour un euro, paraissent toutes me faire de l’œil. Et que dire des modèles en carton-pâte aux sourires éclatants, disposés à droite et à gauche de la porte d’entrée, brandissant diverses machines électroniques comme autant de sésames pour le 7ème ciel ? J’ai l’impression d’assister à la mise en scène d’une émeute du bonheur imaginée par un Jérôme Bosch du XXIème siècle. Un Jérôme Bosch enfin rallié au culte du progrès. Qui aurait transformé les innombrables instruments de torture activés par les démons de ses enfers en outils à délices. D’entrer dans un jardin d’Eden numérique et bordélique. Une avalanche de petites machines dont l’usage m’est à peu près inconnu promet à ceux qui s’en serviraient d’interminables douceurs, d’éternels bonheurs. Des ravissements inédits. De pénétrer enfin la Jérusalem terrestre que leurs ancêtres croisés avaient en vain cherchée sous d’autres cieux.

Les seuls à faire la gueule ici ce sont les résidents plus ou moins temporaires de ce paradis miniature, clients et vendeurs. Aux questions hargneuses des détenteurs d’abonnements privilèges en panne de connexion, les subordonnés de mon nouvel ami Franky, répondent que toutes les réponses se trouvent déjà écrites noir sur blanc sur le site srf.fr, rubrique mon compte. Qu’ils ont qu’à se connecter ces mécontents. Que le service client (composer 963 depuis un « mobile », 06 1000 1963 depuis une ligne fixe) est là pour ça. Qu’on n’a pas besoin d’eux ici. Qu’en somme le paradis selon SFR se passe volontiers d’élus. Alors qu’eux, les soutiers du lieu, n’ont pas encore mangé, à plus de 14 heures. Qu’ils ne se sont pas assis depuis plus de trois heures. Qu’ils ne disposent, étrange ironie au milieu de ce fatras communicationnel, que d’une seule ligne, fixe en plus, quel ringardise, pour joindre le ciel, heu pardon, le siège et répercuter les questions les plus improbables que leurs posent les clients…

Après une courte demi-heure de queue (tout est possible !) je parviens enfin à coiffer sur le poteau une vieille dame handicapée et sans défense (on a les rivaux qu’on peu) qui vient réclamer justice à la divinité du coin à propos de la neuf box hors service qu’elle paye à son grand fiston d’une trentaine d’années qui n’a pas le temps de se déplacer en personne pour cause de préparation de grève générale, ainsi que j’ai eu le temps d’entendre expliquer la veille dame une petite dizaine de fois dans son portable dernier cri à divers correspondants pendant que nous patientions de conserve. Après avoir pardonné mentalement à la grand-mère mon impolitesse, je m’adresse sans fard, sûr de mon bon droit conféré par ma nouvelle intimité avec l’aimable portrait de Franky sur mon ordinateur, à l’austère vendeuse de forfaits illimités qui se tient face à moi, avec, étrange médaille de baptême, un téléphone « mobile » « perso » en bandoulière, tel un talisman destiné sans doute à conjurer le mauvais sort de la déconnexion et à invoquer les puissances communicantes qui régissent le lieu:
« - Bonjour Madame, je viens vous voir à propos du monde qui est à moi !
- pardon ?
- Oui, enfin je veux dire, c’est Francky, vous voyez qui c’est Francky, Franck Esser, votre patron, un ami à moi, il m’a dit aujourd’hui « SFR et le monde est à vous ». SFR, j’ai déjà, le monde pas encore, c’est pour savoir si je peux en prendre livraison auprès de vous. Comment on procède ?
- Je ne comprends pas bien. Qu’est-ce que vous voulez exactement ?
- Je vous le dis, j’ai reçu un message aujourd’hui de la part de votre patron, dans la rubrique Mon Comte sur votre site sfr.fr, de la part de Franck Esser, qui m’informait que le monde était à moi…
- Ecoutez, Monsieur, il y a du monde derrière vous, je n’ai pas de temps à perdre avec des plaisantins, si vous avez une réclamation, appelez le service client de SFR !
- D’abord on dit du SFR ! Ensuite, je ne plaisante pas du tout, c’était écrit sur mon ordinateur de la part de Frank Esser, regardez d’ailleurs j’ai imprimé le document !!
- C’est assez, je ne sais pas si vous cherchez à être drôle, mais je vais vous demander de sortir. »

C’est à ce moment que la discussion s’est interrompue assez brutalement. Un malabar à portable autour du cou lui aussi, m’avait saisi cordialement mais fermement le bras (voilà que je devenais mobile, enfin, portable moi aussi !) et me demandait de sortir sans faire plus d’histoires. Il s’agissait de mon bras gauche, qui lui est indiscutablement à moi, et j’ai donc sagement obéi. Dehors, je n’avais plus qu’une solution, le service clientèle. Après avoir attendu une autre demi-heure en écoutant de torturantes offres promotionnelles du SFR, je suis enfin tombé sur un vrai être humain. La conversation n’a pas été plus probante que dans le magasin. Ce qui en est ressorti c’est que le monde est à moi, certes, mais sous une forme juridique compliquée, du genre viager. Un viager nouvelle formule, dans lequel c’est le décédant qui prend possession de ce qui est à lui. Encore, une arnaque à la Madoff sans doute.

Finalement j’ai du en conclure que les discussions en chair et os ça ne vaut rien à l’homme, c’est encore plus frustrant que les discussions muettes sur Internet. Avec mon portable, je suis bien. Le monde y est vraiment à moi, au bout des doigts. S’il fait mine de se révolter je lui clique la gueule, et on n’en parle plus. D’ailleurs finalement le SFR et moi, on s’est réconcilié. Ce matin, une douce voix féminine qui ressemblait fort à celle de ma vendeuse à portable, à ceci près qu’elle était enregistrée et qu’elle pouvait ainsi en toute impunité simuler l’amabilité et la cordialité, m’a appelé sur mon téléphone SFR. Elle n’était plus fâchée du tout à propos de ce qui s’était passé la veille. Elle avait tout pardonné. C’est même elle qui semblait s’excuser de me déranger. Le rêve à nouveau ! Elle m’a demandé de tapoter des 1 et des 2 et même des 3 parfois pour que je lui dise à quel point mon recours au service clientèle du SFR la veille avait été satisfaisant. Devant tant de gentillesses, je lui ai donné satisfaction moi aussi, sans discuter. Et on en est resté là. J’ai pas plus posé de questions. J’ai compris que ça ne servait à rien de faire le malin avec les gérants du paradis.

Et puis, je ne voulais gâcher mon idylle naissante avec Francky.