"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

26/03/2007

« La France présidente »….et évanescente

« La France présidente » est un slogan qui mérite qu’on s’y arrête. Non parce qu’il s’agirait de stigmatiser la mégalomanie de Ségolène Royal. Tout candidat à la présidence de la république possède à coup sûr un ego qui le distingue de ses concitoyens et personne ne saurait le lui reprocher. Il est heureux que même en démocratie, le régime par définition le plus égalitaire, les ambitieux trouvent un débouché institutionnel à leurs ambitions : tout le monde ne peut, ni ne veut, incarner la nation. Ce n’est pas non plus stricto sensu l’identification que ce slogan suppose entre la France et Ségolène Royal qui pose problème. De Gaulle lui-même s’identifiait jusque dans son nom à sa patrie. Non, ce qui choque et inquiète c’est l’abandon à la mode délétère de l’immédiateté dont ce slogan témoigne. En effet ce serait encore trop de dire que Ségolène Royal « se prend pour » Marianne ou Jeanne d’Arc. Car Marianne et Jeanne d’Arc sont des symboles. Ces deux figures, pour l’une historique et pour l’autre mythique, donnent à notre pays un contenu, une identité, qui impliquent une distance entre la réalité insaisissable de la France telle qu’elle est et sa représentation idéalisée dans ces deux figures. C’est dans cette distance que peut se déployer l’action politique. Le nouveau slogan de Ségolène Royale écrase au contraire toute forme de distance symbolique et court-circuite toute médiation politique. « La France Présidente » c’est le triomphe de l’immédiateté et par là même la négation du processus politique par excellence qui impose le recours à un médiateur institutionnel.
Nous autres modernes, sommes impatients. Nous ne supportons pas d’être séparés des désirs que l’on fait naître en nous. La liberté, l’égalité, le bien-être matériel et spirituel sont des promesses que la « société » et ses représentants nous font mais qu’ils peinent à tenir. Nos désirs sont des ordres et les mots d’ordre de la démocratie formelle nous installent dans la position d’un enfant-roi auquel rien ne saurait résister, pour lequel tout serait possible, tout de suite. Un enfant capricieux (et ils le sont tous) tend la main vers les objets qui l’environne et trépigne à la moindre interdiction qu’on lui oppose. Mais ce même enfant se tournera finalement vers ses parents pour obtenir l’objet qu’il convoite et, lorsque l’éducation réussit, acceptera les interdits parentaux. Les parents jouent donc un rôle ambivalent à l’égard des désirs de l’enfant : ils sont à la fois un obstacle à leur réalisation et le moyen de leur accomplissement. Les parents s’interposent entre le désir de l’enfant et son objet. Ils le mettent à distance, le médiatisent pour, in fine, mieux le réaliser.
De même, ce sont les institutions qui rendent le monde viable, et toutes les institutions sont en un certain sens des médiations entre nous et nos désirs. Dans le domaine économique, il s’agit de l’argent. L’argent est fascinant parce qu’il est à la fois un moyen d’accès aux objets convoités (lorsque nous en avons) et un obstacle dans l’appropriation de ces mêmes objets (lorsque nous en manquons), il est une médiation nécessaire à la réalisation de nos désirs matériels les plus immédiats mais aussi un moyen de mettre ceux-ci à distance, de différer leur accomplissement. Dans le domaine politique, il s’agit des élus. Ce sont eux qui, serait-ce en notre nom et avec notre consentement, décident à notre place, et à ce titre ils nous donnent ou nous barrent l’accès au bien commun, selon le jugement que nous portons sur la qualité de leur action. Ségolène Royale semble rêver d’une politique sans élu comme d’autres ont pu rêver d’un monde sans argent. Mais dans les deux cas, il s’agit d’illusions dangereuses.
Au moment des campagnes électorales le peuple se réapproprie le pouvoir qu’il délègue le reste du temps aux élus. Le nouveau slogan de Ségolène Royal fait comme s’il était possible d’abolir cette délégation et de permettre au peuple entier de conserver l’exercice du pouvoir après l’élection : «la France présidente ». Au mieux, il s’agit d’un pieux mensonge, au pire du symptôme d’une complaisance à l’égard d’un ressentiment profond de notre pays à l’encontre de ses institutions et de ceux qui les incarnent qui ne laisse rien présager de bon.
Mais s’il ne s’agissait que d’un slogan il n’y aurait guère à s’inquiéter. Cependant, les jurys citoyens ou la démocratie participative ressortissent de même à une conception de la politique qui manifeste son impatience à l’égard de toutes les médiations. A cet égard, la photographie qu’utilise aujourd’hui Ségolène Royale sur ses tracts est remarquable. Sa chevelure ne se distingue pas du fond de l’image et l’on passe ainsi sans solution de continuité à son visage comme dans l’indistinction des origines le corps de la mère et celui de l’enfant ne font qu’un. La civilisation se constitue par le recours à des médiateurs. Le premier d’entre eux est bien sûr le père qui met à distance le désir de l’enfant tout en lui donnant une forme. A l’attachement primordial d’un enfant pour sa mère succède idéalement le désir objectal (adulte), informé par le désir du père. Ségolène Royal met en scène au plan politique cette sortie du monde « patriarcal » de la médiation. Mais sans médiation la France perdra sa substance, et agiter des drapeaux tricolores n’y changera rien. La France n’a pas de réalité tangible en dehors de ses institutions. Depuis les origines, l’Eglise, la royauté, la république ont médiatisé le rapport du peuple à lui-même, et lui ont ainsi épargné le double écueil de la tautologie et du narcissisme. Autrement dit ce sont ces institutions qui ont donné une forme, évolutive au cours de l’histoire, à notre pays.
On doit donc douter que la sortie du monde de la médiation soit une avancée. Il s’agit bien plutôt d’un régression de la civilisation au stade infantile, dont le moindre mal serait qu’elle ne soit que rhétorique.