Installé dans un « carré » de la deuxième classe d’un
TGV, je fais face à une jeune femme dont il est impossible de croiser le regard.
Lorsque son pied heurtera malencontreusement mon tibia, elle rectifiera sa
position sans lever le nez de son best-seller consacré (je me renseignerai plus
tard) à la révolution antispéciste menée par des fourmis et des humains plus
éclairés que les autres, qui s’affranchissant des préjugés millénaires qui les séparent
finissent par « coopérer pour un monde meilleur ». Faut-il attribuer
la réserve de ma camarade humaine à une délicate pudeur ? C’est peu
probable. Car la voilà maintenant absorbée par son smartphone qu’elle consulte
d’un front soucieux et d’un doigt nerveux. Avec force mimiques, elle donne libre
court aux émotions que provoquent chez elle les messages qu’elle reçoit ou « les
infos » qu’elle consulte sans craindre nos regards. Un curieux manteau de fourrure
à fermeture éclair, sans manche, faut-il appeler cela un débardeur ? lui
sert de carapace. Et je me demande si nous autres qui partageons son
compartiment, ne représentons pas à ses yeux absents moins encore que la petite
bête chaude, dont la peau écorchée la protège aujourd’hui du froid et de la
présence superflue de ses semblables.
Dans le carré d’à côté, il s’agit vraisemblablement d’un
groupe de collègues en voyage d’affaires, des cadres moyens, informaticiens ou experts-comptables, qui discutent
aimablement lecture : deux d’entre eux ont entre les mains les best-sellers dont ils
parlent. Le premier est le xième volume d'une saga héroïco-fantaisiste à la couverture criarde,
pleine de péripéties, d’univers, d’humanoïdes et d’elfes, écrite et lue en
anglais. L’autre est un polar, encore en anglais. Dans leur discussion, il apparaît qu’il y a
chez ces jeunes gens sympathiques la volonté de faire d’une pierre deux coups :
maintenir leur niveau de fluency et
se divertir à coup sûr. Cette attitude dénuée de tout snobisme, où se conjuguent
chez des êtres à qui je ressemble tant le souci de ne pas perdre de temps et de se divertir, me déprime aussi sûrement que si l’on m’annonçait que
François Taillandier, Pierre Jourde ou Anne Plantagenet n’avaient plus d’éditeur.