"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

11/02/2013

Dans le train


Installé dans un « carré » de la deuxième classe d’un TGV, je fais face à une jeune femme dont il est impossible de croiser le regard. Lorsque son pied heurtera malencontreusement mon tibia, elle rectifiera sa position sans lever le nez de son best-seller consacré (je me renseignerai plus tard) à la révolution antispéciste menée par des fourmis et des humains plus éclairés que les autres, qui s’affranchissant  des préjugés millénaires qui les séparent finissent par « coopérer pour un monde meilleur ». Faut-il attribuer la réserve de ma camarade humaine à une délicate pudeur ? C’est peu probable. Car la voilà maintenant absorbée par son smartphone qu’elle consulte d’un front soucieux et d’un doigt nerveux. Avec force mimiques, elle donne libre court aux émotions que provoquent chez elle les messages qu’elle reçoit ou « les infos » qu’elle consulte sans craindre nos regards. Un curieux manteau de fourrure à fermeture éclair, sans manche, faut-il appeler cela un débardeur ? lui sert de carapace. Et je me demande si nous autres qui partageons son compartiment, ne représentons pas à ses yeux absents moins encore que la petite bête chaude, dont la peau écorchée la protège aujourd’hui du froid et de la présence superflue de ses semblables.


Dans le carré d’à côté, il s’agit vraisemblablement d’un groupe de collègues en voyage d’affaires, des cadres moyens, informaticiens ou experts-comptables, qui discutent aimablement lecture : deux d’entre eux ont  entre les mains les best-sellers dont ils parlent. Le premier est le xième volume d'une saga héroïco-fantaisiste à la couverture criarde, pleine de péripéties, d’univers, d’humanoïdes et d’elfes, écrite et lue en anglais. L’autre est un polar, encore en anglais.  Dans leur discussion, il apparaît qu’il y a chez ces jeunes gens sympathiques la volonté de faire d’une pierre deux coups : maintenir leur niveau de fluency et se divertir à coup sûr. Cette attitude dénuée de tout snobisme, où se conjuguent chez des êtres à qui je ressemble tant le souci de ne pas perdre de temps et de se divertir, me déprime aussi sûrement que si l’on m’annonçait que François Taillandier, Pierre Jourde ou Anne Plantagenet n’avaient plus d’éditeur.