"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

30/01/2008

S.O.S carte orange



Une fois n’est pas coutume, je veux pousser un cri de colère. Je n’ai pas un tempérament de rebelle, mais quand il le faut, je sais l’ouvrir, comme le premier piercé venu. Et aujourd’hui, c’est mon devoir de parler. Car, en ce moment même, en France, au XXIe siècle, dans l’indifférence générale, on commet un crime. Oh certes ce n’est pas le Darfour, ni même le Kenya ! Mais quand même. Un monument de la culture parisienne est en train d’être abattu, sans que quiconque, si l’on excepte votre serviteur, y trouve à redire ! La carte orange disparaît. Ils enverront bientôt à la trappe cette fameuse carte et son petit coupon où chacun reportait laborieusement et, généralement, après maintes tentatives infructueuses, un obscur numéro inscrit sur la carte elle-même (1). Il n’en fallait pas plus pour dire à la face du monde, ce coupon, il est à moi ! C’est grâce à lui que Paris m’appartient. Où je veux je vais, avec !



Moi ça fait presque trente ans que je me promène avec et grâce à lui dans Paris et même parfois en banlieue. Merci à la RATP de m’avoir mis entre les mains ce bel instrument d’émancipation personnelle ! La carte orange, c’est presque un droit de l’homme et du citoyen pour tout Parisien qui se respecte ! Je n’avais pas encore de pièce d’identité que je déambulais déjà dans la capitale avec ma carte qui, à l’époque, avait presque la taille d’un livre de poche. Mes boutons d’acné passaient quasi-inaperçus sur le photomaton qui l’ornait, perdus dans un fond d’une couleur si criarde que les pires furoncles y semblaient de seyantes et discrètes décorations de Noël. Rien que pour ça, ma carte orange, je l’aimais. Si j’ajoute qu’elle me servait de pièce d’identité auprès des caissières complaisantes (2) des cinémas de Montparnasse, lorsque je souhaitais aller y voir des films interdits au moins de 13 et parfois même 18 ans, on comprendra la dette que j’ai contractée à son égard, et ce qui me pousse à sortir de ma réserve aujourd’hui !

Car je l’apprends chaque jour dans le métro, ma carte est devenue obsolète. Superfétatoire, mon coupon ! Même le bruit qu’il fait lorsque je l’introduis dans les quelques machines qui le permettent encore est ringard. Tchourrrou, ça fait, quel vilain bruit du temps jadis ! Tandis que ma voisine, légère, aérienne, soulève à peine son sac pour faire retentir un « ding » cristallin du meilleur aloi (moderne, quoi !) qui manifeste aux oreilles de tous l’aisance avec laquelle son passe Navigo lui permet de franchir, en route vers un avenir radieux, l’obstacle que ne constitue plus pour elle la machine, je m’échine pour ma part à trouver une fente complaisante qui accepte encore, serait-ce qu’avec mauvaise grâce, l’offrande d’un coupon d’un autre temps !

Et si ce n’était que ça ! J’en serais quitte pour passer quelques secondes pour un ringard auprès de mes compagnons de rame, ce dont j’ai grandement l’habitude, moi qui m’habille chez Celio ! Mais il me faut supporter bien pire. Car en règle général, c’est au moment où une voix suave annonce dans un haut-parleur poussé à pleine puissance ce qu’il faudrait sans doute considérer comme une excellente nouvelle (« la carte orange disparaît ») que je cherche fébrilement et que je finis par trouver au fond de la dernière de mes douze poches le coupon que j’avais comme d’habitude fourré négligemment là la dernière fois que j’en avais eu besoin. C’est ainsi, après quelques minutes d’une pénible exploration à l’aveugle, que je démens tardivement, mais triomphalement, la prophétie de la voix suave qui m’annonçait l’air de rien la disparition de ma carte. Je la brandis rageusement cette fameuse carte, très haut au-dessus de moi, sous l’improbable nez du haut-parleur enfin contraint au silence par ma tardive victoire, avant d’introduire le coupon dans la machine. Ce qui fait finalement taire la masse des navigateurs qui patientaient de mauvaise grâce derrière moi.



Car les navigateurs de la RATP supportent mal d’être arrêtés dans leur élan par d’obsolètes porteurs de coupons, d’archaïques usagers des transports en commun parmi lesquels ils se flattent de ne plus compter, eux les clients de la RATP qui glissent sur les machines comme des rolleristes sur le boulevard Richard Lenoir, le vendredi soir. Ce sont d’abord de discrets soupirs qui se font de plus en plus ostentatoires. Puis les réflexions fusent. « Mais qu’est-ce qu’il a celui là ! Quel casse-pied ! Qu’il se dépêche un peu, on n’a pas que ça à faire ! Il peut pas passer au Navigo comme tout le monde ! » Le porteur de carte orange baisse alors piteusement la tête, et éprouve par avance la honte que ressentent les vieillards aux caisses des supermarchés ou des cinémas lorsqu’ils ralentissent insupportablement le rythme de la consommation fébrile de leurs concitoyens. Un sentiment de solidarité imprévu pour le troisième âge saisit le porteur de carte, pendant que la voix suave morigène de plus belle, jusqu’à ce que le fautif ne reprenne du poil de la bête, lorsqu’il déloge enfin le coupon de sa cache.



Mais le haut-parleur ne s’avoue pas vaincu et reprend bientôt son mantra. « La carte orange disparaît prochainement, les stations République et Strasbourg-Saint-Denis vous offrent jusqu’au 10 février la photo de votre passe Navigo, renseignez-vous dans les agences commerciales de la RATP. » Et, là, bien au chaud dans la rame, le porteur de carte orange à tout le temps de ruminer. « Les agences commerciales de la RATP ». C’est quoi, ça, les agences commerciales de la RATP ? La RATP, ça a des agences commerciales ? Et pourquoi faire ? Au cas où ils voudraient te fourguer trois billets pour le prix de deux ? Ou pour tout billet acheté pour Disneyland, une photo de toi avec des oreilles de Mickey ? Histoire de te faire faire une traversée de Paris à la Muray ? Et pourquoi pas des soldes tant qu’ils y sont, comme à La Poste ?



Renseignement pris, les agences commerciales de la RATP, c’est essentiellement des agences de liquidation de la carte orange. Car contrairement à ce qu’ils tentent de nous faire croire à la RATP, la disparition de la carte orange ne va pas de soi. Apparemment, le Parisien est plus ringard qu’attendu. Comme le dit un ponte du STIF, « une vigoureuse campagne » est nécessaire pour expliquer à tous les nostalgiques que la carte orange maintenant ça suffit comme ça et qu’il faut vite fait aller naviguer dans le XXIe siècle. Evidemment, ce n’est pas présenté exactement ainsi. La campagne pour l’éradication de la carte orange a besoin de formes. C’est que certains barbons dans mon genre traînent les pieds et refusent de se doter de ce beau passe Navigo qui leur facilitera pourtant grandement la vie. C’est pour cela qu’ils utilisent une rhétorique plus subtile sur le site de RATP. La carte orange ne disparaît pas, elle se modernise. Elle se modernise tellement qu’il ne faut plus écrire la carte orange d’ailleurs, mais la Carte Orange. C’est comme la poste qui a été remplacée par La Poste. Ca change tout, avouez-le. Voilà comment faire disparaître une institution : il suffit de la « moderniser ». La Carte Orange, pompeusement affublée de majuscules, se modernise. En termes clairs, je le répète, la carte orange disparaît.



Bon, je fais le fiérot, mais la Résistance devient difficile. Les queues de deux heures le premier de chaque mois, mon patron a du mal à accepter depuis que tout le monde ou presque parmi les plus modernantes de ses connaissances est passé au Navigo. Il me soupçonne depuis quelques mois (mai 2007, environ) de vouloir travailler moins pour gagner pareil. En plus, les coupons, ce n’est plus ce que c’était. Le coupon d’aujourd’hui se « démagnétise » à une fréquence de plus en plus rapide. Il arrive souvent que le 12 du mois, je doive me rendre au guichet (rebaptisé « informations ») d’une couleur orange (comme par hasard) sans doute censée dissuader l’apprenti-navigateur, tandis que les machines en libre service sont surmontées d’un beau vert qui indique que c’est ici et pas ailleurs que doit se conclure une vente bien dans l’air du temps. Là, après la demi-heure de queue réglementaire en milieu de mois, je m’adresse humblement à un employé de la RATP, un gros nounours affublé d’un bouc d’un autre temps et d’un énorme tatouage sur l’avant-bras gauche à la gloire d’un groupe de Hard Rock, Venom, qui eut son heure de gloire entre Asnières et Montrouge, au début des années 1980. Cela me le rend immédiatement sympathique et je lui parle avec toute la politesse dont je suis capable :



- Bonjour monsieur ! Mon coupon est démagnétisé, pourriez-vous me le changer, s’il vous plaît ?


- Faites voir ça.- Voilà...


- Mais dites-moi, c’est pas la première fois, on vous l’a déjà changé !


- Oui... Euh... Mais j’ai l’impression qu’il se démagnétise plus vite qu’avant. J’ai même l’impression « qu’ils » le font exprès, vous savez, pour qu’on passe au Navigo.- Ouais, ben, avant de faire un trip parano, il faudrait commencer par faire attention mon petit Monsieur. Vous le stockez où votre coupon ?


- Ben avec ma carte dans la poche en plastique prévue à cet effet.- Ouais, d’accord. Mais vous avez des clés magnétiques à proximité ou un portable ?


- Oui, j’ai ça, les clés et le portable.- Ben, faut pas chercher plus loin, c’est ça qui démagnétise. Votre coupon, il faut le mettre à part, à bonne distance de toute source magnétique.


- Ah bon ! Mais à quelle distance environ ? Si je dois mettre ma carte orange dans mes chaussettes, c’est pas très pratique, quand même...


- (Un vague sourire fend l’espace d’un instant le ciboulot de la peluche, une grande victoire pour moi.) Ben, j’sais pas, les chaussettes c’est à vous de voir, mais le plus loin possible quand même. Sinon, vous allez devoir venir me voir toutes les semaines, et ça c’est pas prévu par le plan de modernisation de la RATP.


- (Là c’est à moi de sourire, d’un sourire aussi jaune que les tickets de métro des années 1980.) Ah bon ! On n’aura plus le droit de venir parler aux guichetiers maintenant ?


- Guichetiers ? Vous me prenez pour qui ? Dites agent commercial, plutôt. Nous on est là pour vendre des passes Navigo et s’occuper des machines lorsqu’elles tombent en panne. Pas pour passer notre temps à remplacer des coupons et à faire la causette, vous pensez bien !


- Bon ! Donnez-moi en plus un formulaire d’abonnement à Navigo, s’il vous plaît !


- A votre service !



(1) Par exemple, W 049861, mais celui-là je ne vous le conseille pas, c’est le mien.


(2) Oui, je sais très complaisantes. Mais je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. A l’époque, « sécuritaire » était une insulte

24/01/2008

Seuls les communistes sont-ils des hommes ?


A propos de l’ouvrage d’Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom?


Peut-être la pensions-nous à jamais discréditée par quelques dizaines de millions de morts? Nous nous trompions. Les meilleurs analystes ont beau la vouer aux gémonies d’un passé sanglant, les pays l’ayant adoptée ont beau, l’air de rien, la renier, rien n’y fait. Dans notre vieux pays républicain et démocratique, il faut le constater, «l’hypothèse communiste» est de retour. C’est, au moins, le pari du fonctionnaire à la retraite Alain Badiou, professeur émérite à l’Ecole normale supérieure.
claire, je t'aime
Dans son ouvrage intitulé De quoi Sarkozy est-il le nom ? le gourou germanopratin de l’extrême gauche parisienne (qui n’hésite pas, d’entrée de jeu, et juste après avoir dénoncé la possibilité qu’avec Sarkozy se développe un « néopétainisme de masse (p. 20) » fondé sur la peur, la délation et le mépris des autres, à citer élogieusement Mao, comme si le règne du Grand Timonier n’avait rien eu à voir avec la peur, la délation, et le mépris des autres) décrit la tâche « exaltante » de ceux qui s’attèlent à organiser la « résistance » au « pétainisme transcendantal » auquel ressortit selon lui le sarkozysme. Cette tâche exaltante en quoi consiste-t-elle ? Il ne s’agit de rien de moins que de parier sur la possibilité de faire exister politiquement, sous une forme nouvelle, « l’hypothèse communiste ». Ce pari, si l’on en croit le succès que rencontre son ouvrage (plus de 20 000 exemplaires déjà vendus semble-t-il), ou celui que connaît actuellement Olivier Besancenot dans les sondages et ailleurs, le vieux maoïste animateur de séminaires est sur le point de le remporter, au prix d’une criminalisation - ou plus précisément d’une déshumanisation - de l’ennemi que notre délicatesse démocratique, si elle montrait moins de complaisance pour le radicalisme de l’extrême gauche, serait en droit de trouver choquante.

Défendre « l’hypothèse communiste » ou aboyer comme un sarkozyste, telle est la question

Qui sont « les ennemis » de Badiou et des siens ? Tous ceux qui renoncent à « l’hypothèse communiste », « la seule qui vaille que l’on s’intéresse à la politique et l’histoire (p.151) ». Et que signifie a contrario pour Badiou refuser de renoncer à « l’hypothèse communiste » ? Cela ne signifie rien de moins que de rester dans l’humanité de l’homme. Car selon Badiou, les choses sont très claires. « Qui n’éclaire pas le devenir de l’humanité par l’hypothèse communiste (...) le réduit, en ce qui concerne son devenir collectif, à l’animalité. Comme on sait, le nom contemporain, c’est-à-dire capitaliste, de cette animalité, est : "concurrence" (p.133). » Celui qui refuse l’hypothèse communiste renonce à l’humanité de l’homme. Nul besoin donc d’être anticommuniste pour être un chien, comme le formulait aimablement Sartre il y a quelque temps (« Tout anticommuniste est un chien »). Pour Badiou, plus radical encore que le vieux maître vitupérant depuis le Café de Flore dont il cite élogieusement ce bon mot, il suffit de ne pas se réclamer de « l’hypothèse communiste » pour participer activement à la déchéance de l’homme hors de son humanité. Pour vivre comme des porcs, comme l’écrivait gracieusement un autre et plus éphémère gourou de l’extrême gauche.
On comprend donc la force des nombreuses métaphores utilisées par Badiou dans son ouvrage, lorsqu’il parle de « rats » à propos de ceux qui s’accommodent de Sarkozy, de « blaireaux » à propos du même Sarkozy et de Royal (en référence, dans un jeu de mots approximatif à la force d’attraction du modèle blairiste), de « chiens », donc, à propos de ceux qui défendent une « séquence politique » qui s’oppose formellement à l’hypothèse communiste » (p.132-133), c’est-à-dire 90 % au moins des habitants de ce pays. Mais ces métaphores, aussi insultantes soient-elles, ne sont pas de simples métaphores. Elles sont à prendre au pied de la lettre. Puisque seule l’hypothèse communiste permet à l’homme d’échapper à cette forme moderne d’animalité qu’est la concurrence, ceux qui la refusent peuvent en toute logique être considérés comme des animaux. D’une certaine façon, ils se condamnent eux-mêmes à cette sortie de l’humanité.
Cette déshumanisation radicale de l’ennemi est parfaitement typique d’une pensée qu’il faut appeler, dans la lignée de René Girard, sacrificielle. Comme le note Thomas R. Blier dans un bel ouvrage paru récemment (1), le processus de déshumanisation de l’ennemi est caractéristique d’une pensée qui vise à déculpabiliser le recours à la violence. Lorsque, dans une métaphore très proche de celle de Badiou, Castro appelle Gusanos ceux qui quittent le navire révolutionnaire pour partir à l’étranger, il permet, pour citer Blier, à son peuple de ne pas déverser « sa haine sur des compatriotes, [mais] seulement sur de petits animaux qui symbolisent le vide, la saleté, la médiocrité, le vice, le corps étranger (...) ». Puisque, là-bas, ceux qui quittent le navire révolutionnaire castriste sont des vers, puisque, ici, ceux qui « quittent le navire de la gauche en perdition » sont des rats, il devient loisible de mépriser les uns et les autres, voire de les persécuter, puisque à l’aune de la tâche magnifique que se sont fixé les révolutionnaires (sauver l’humanité de l’homme) que vaut la vie de bêtes méprisables ? Et inversement, le renoncement à l’hypothèse communiste pour Badiou, la fuite vers des terres moins hostiles pour Castro sont culpabilisés dans les termes les plus cinglants. Vous qui faites cela, qui abandonnez vos frères dans la tourmente, vous renoncez ainsi à votre humanité. Vous vous transformez en rats répugnants, en vers de terre, qui méritent qu’on les écrase sans autre forme de procès.

Nicolas Sarkozy, petit Pétain du XXIe siècle

Un peu étrangement, et malgré sa métaphore du « blaireau », seul Nicolas Sarkozy lui-même semble échapper aux yeux de l’auteur à ce processus de déshumanisation. Sarkozy en effet, n’est pas un rat, c’est « l’homme aux rats » (2). « L’homme aux rats » a une « profonde connaissance » de la subjectivité des rats, peut-être parce qu’il a été « rat » lui-même (p. 47). Mais s’il n’est plus un rat aujourd’hui, Nicolas Sarkozy est quelque chose de bien pire encore, puisqu’il incarne un régime qui n’est rien d’autre qu’un avatar d’une forme politique, « le pétainisme transcendantal », qui à intervalles réguliers trouve à s’incarner dans un régime particulier, la restauration en 1815, Pétain en 1940 et Sarkozy en 2007. C’est ainsi que le sarkozysme, selon les termes même de Badiou, est un « pétainisme soft (p.117) ».
En effet, le résistant de Normale Sup’ nous livre dans son best-seller un diagnostic sans appel. Parce qu’il répond à cinq critères qui permettent de distinguer cet hypothétique « pétainisme transcendantal » propre à la France, capitulation devant les forces de l’argent présentée comme une « rupture » (une régénération en termes strictement pétainistes), motif de la « crise morale », recours à l’exemple étranger (l’Allemagne d’Hitler autrefois, le Royaume-Uni de Blair aujourd’hui), mise en cause des effets d’un événement désastreux (Front populaire pour Pétain, Mai-68 pour Sarkozy), définition d’une politique « racialiste » (antijuive autrefois, simplement raciste aujourd’hui), le sarkozysme est appelé par Badiou un « pétainisme soft » contre lequel il convient de résister avec courage, comme certains, « trois pelés et un tondu (p. 23) », ont su le faire au début de la Seconde Guerre mondiale, alors que la France entière, terrorisée, se réfugiait sous l’aile du « vainqueur de Verdun ». En parlant encore de « pétainisme analogique » à propos de Sarkozy, le fils d’un vrai résistant et lui-même résistant autoproclamé Alain Badiou, nous met devant un choix terrible. Soit nous refusons de considérer le régime sarkozyste sous la catégorie du « pétainisme transcendantal » et acceptons tels les rats qui quittent le navire de la gauche de collaborer avec le régime pétainiste soft de Sarkozy, par exemple en continuant à voter, soit nous résistons en refusant de renoncer à « l’hypothèse communiste ».
Pétainistes, rats, chiens, voilà les noms que méritent ceux qui refusent de se ranger derrière le mot d’ordre néocommuniste de l’auteur.
Maintenant, le lecteur n’a guère le choix, il lui faut lire cette chronique jusqu’au bout s’il veut savoir comment échapper à ce devenir-animal/criminel qui le menace.

Benoît XVI et Alain Badiou, même combat ?

Pour échapper à son destin de rat pétainiste, le citoyen français doit faire preuve de courage (3). Car « tout courage est le courage de ne pas être pétainiste (p.125, souligné par l’auteur), et donc tout courage est le courage, aujourd’hui, de ne pas être sarkozyste, suis-je dans la nécessité logique de préciser. Que signifie, en effet, ne pas être pétainiste aujourd’hui qu’un pétainiste soft est président de la République ? Que signifie « résister » aujourd’hui que « l’infection proprement nationale de la subjectivité (ibid.) » qu’est le pétainisme est au pouvoir ? Faire preuve de courage signifie dans le jargon de Badiou « tenir un point illégal (p.53) ». Autrement dit, Badiou défend ici l’idée selon laquelle le courage consisterait à ne pas se soumettre complètement à la loi du monde empirique. Car sans un « point illégal » à tenir, « la seule issue (sur)vivable, est la soumission la plus abjecte à la réalité (...) Si rien ne vient trouer la réalité, si rien n’est en exception d’elle, si aucun point ne peut être tenu pour son propre compte coûte que coûte, alors il n’y a que la réalité et la soumission à la réalité, à ce que Lacan appelait "le service des biens" (p. 53) ». Il me semble que Badiou retrouve moins ici les intentions de Lacan (que je connais mal), que celles de Benoît XVI (que je connais mieux). En effet, dans une veine assez similaire, sinon dans la forme, au moins dans le fond, à celle de Benoît XVI, Badiou défend la vertu politique d’une source d’action extérieure à la loi positive, étatique. Pour Benoît XVI, il s’agit d’une référence à une éthique transcendante qui trouve sa source dans le Jésus des Evangiles, éthique qui vient idéalement informer et, au besoin, s’opposer à la loi positive. La loi positive, c’est ce à quoi se sont opposés des milliers de chrétiens et de catholiques qui ont choisi de protéger des Juifs pendant la guerre. Pour cela, les textes des Evangiles leur ont été d’un grand secours. Pour qui ne peut s’adosser à aucune forme de transcendance, ce qui constitue un point d’appui pour s’opposer aux dérives de la loi positive est beaucoup moins clair. Dans un contexte purement immanent, n’importe quel point, « dès lors qu’il est formellement en exception de la particularité du service, et propose universellement la discipline d’une vérité (p. 55) », peut faire l’affaire.

On trouvera peut-être des accents pauliniens dans cet appel à la « discipline d’une vérité ». Ce ne serait pas par hasard. Badiou a consacré un ouvrage à saint Paul, apôtre d’un universalisme révolutionnaire qui sera appelé plus tard christianisme. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’énoncé performatif de Badiou qui traverse tout son ouvrage, et peut-être toute son œuvre : « il y a un seul monde » (en opposition aux séparations humaines qu’impose le capitalisme), écho immanent de l’affirmation inouïe de saint Paul dans l’épitre aux Galates : « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. »

Alain Badiou, petit-bourgeoisophobe et grand xénophile

Cet universalisme abstrait pourrait paraître au lecteur une belle utopie qui mériterait d’être défendue s’il n’était gâché par quelques considérations inquiétantes sur le statut respectif de l’étranger et du petit-bourgeois. Car s’« il y a un seul monde », à suivre Badiou chacun n’y a pas, contrairement à ce qu’affirme saint Paul, la même place. Certains y sont plus égaux que les autres. Par exemple, Badiou n’hésite pas, lorsqu’il évoque un fantasmatique « Malien qui fait la plonge dans un restaurant chinois devenu - à force de participer, après son interminable travail, à des réunions et à des interventions - un intellectuel organique de la politique nouvelle (p. 59) » à catéchiser. « Qu’ils soient honorés (Ibid.) », écrit-il en effet sans fard à propos des « ouvriers de provenance étrangère ». C’est en substance un culte des saints ouvriers de provenance étrangère que Badiou se propose de créer, ces ouvriers desquels nous devrions tout apprendre, car sans eux « nous sombrerons dans la consommation nihiliste et l’ordre policier (p. 94) ». L’ouvrier étranger, idéalement sans papiers, est le modèle « qui veut préserver sa pureté (p. 89) » et que se doit d’honorer et duquel doit s’inspirer « le petit-bourgeois blanc "civilisé" » (p. 85 les guillemets sont de Badiou) dont le pays est un pays méprisable à propos duquel l’auteur déclare tout simplement qu’il « ne l’aime absolument pas (p. 83) » (4).

Certes, pour Badiou, « il y a un seul monde des femmes et des hommes vivants (p. 84) », mais il s’agit au fond d’un monde amputé de ses chiens sarkozystes, de ses rats socialistes, et finalement de tous ces petits-bourgeois franchouillards qui refusent de renoncer à leur être pour devenir étranger à eux-mêmes. Qu’est donc en fin de compte ce « seul monde » selon Badiou ? Loin d’être universel ou catholique, il s’agit d’un tout petit monde tracé sur mesure par Badiou pour ses zélotes, un petit monde réduit à la tribu enchantée et sectaire des « femmes et des hommes vivants », qui comprend dans le rôle des idoles les ouvriers sans-papiers qui n’en demandent peut-être pas tant (5), et, dans le rôle des fidèles, les militants de « l’hypothèse communiste » agenouillés devant eux.

(1) La Violence des autres, L’Harmattan, 2007 p.70. Malgré un travail éditorial indigne de la qualité du texte de la part de L’Harmattan, Blier montre très précisément, à l’aide de René Girard et Jean Hatzfeld (Une Saison de machettes) comment la déshumanisation de l’ennemi est bien souvent un préalable à l’exercice déculpabilisée de la violence collective.

(2) Une référence délicate et me semble-t-il parfaitement gratuite (mais peut-être me démentira-t-on), à un surnom donné par Freud à un de ses patients obsédé par une torture militaire infâme dont je vous passe les détails.

(3) Il est amusant de constater que le courage est une vertu très prisée en ce moment, à la fois par le gourou de l’extrême gauche française donc, et par le « prince des conservateurs » en Amérique. Comme quoi, comme le dit avec raison ma concierge, il arrive que les extrêmes se rejoignent.

(4) Il y a d’ailleurs quelque chose d’étrange dans la prose de Badiou qui lui fait user et abuser des arguments qu’il reproche à ses ennemis d’utiliser. C’est ainsi que coexistent dans ce petit livre l’affirmation du droit de l’ouvrier marocain à défendre la pureté de son identité (p. 89) et un appel vibrant aux étrangers pour qu’ils nous permettent de devenir « étranger à nous-mêmes ». De même une des caractéristiques du « pétainisme transcendantal » est le recours à l’exemple d’un « bon » modèle étranger. Mais n’est-ce pas exactement ce que fait Badiou lorsqu’il en appelle aux « étrangers » pour qu’ils nous donnent la force « de ne pas rester captifs de la longue histoire blanche qui s’achève (p. 94) » ? Nous sommes ici très proches de la rhétorique fasciste de régénération de la race.

(5) Il va sans dire que personne ne saurait tirer des conclusions à partir de ce qui est écrit ici à propos de ce que pense l’auteur de ces lignes du "problème" des sans-papiers et des reconduites à la frontière. Ce n’est pas parce que je ne souscris pas au culte de l’ouvrier d’origine étrangère que nous propose Badiou que je souscris à l’ensemble des mesures prises contre l’immigration illégale par le gouvernement Sarkozy. Merci de bien vouloir le noter.

17/01/2008

Moi-Je est un autre

Quelques jours après avoir entendu notre président, au cours d’un bref discours, prononcer, en même temps qu’il présentait ses vœux de bonheur à ses compatriotes, quarante-huit fois le mot je, je me souviens, nostalgique, de mes années d’école.
Je ne doutais de rien alors, et il m’arrivait, autant et peut-être même un peu plus que la moyenne de mes camarades, de me livrer aux plaisirs de ce que l’on appelait alors simplement la vantardise, et que notre époque, qui ne recule devant aucune innovation inutile, rebaptise mythomanie, mégalomanie, que sais-je encore. Un petit crâneur, voilà, en deux mots, ce que j’étais. Un petit crâneur qui ne reculait devant aucun mensonge pour se faire valoir auprès de ses petits camarades. Mais dans ces temps reculés, les ramenards étaient mal vu des grandes personnes. Lorsqu’il arrivait que ces fanfaronnades de cour de récréation tombassent dans l’oreille d’une institutrice, il n’était pas rare que nous fussions punis et, de ce fait, enjoints à nous rendre dans le bureau de la directrice. Celle-ci, une vieille fille revêche, aboyeuse et hargneuse, tenait d’une main de fer dans un gant du même acabit un troupeau de fils et de filles de petits ou moyens bourgeois, dont les parents, très petitement ou moyennement catholiques, payaient néanmoins une somme rondelette pour éviter que leur chère progéniture ne se mélangeât, dans les écoles publiques destinées au tout-venant, avec la racaille banlieusarde qui faisait régner sa loi alentours.
Nous nous rendions à ces rendez-vous improvisés avec cette vierge de fer la main moite et le menton tremblant, invoquant sans trop y croire le petit Jésus pour qu’il fît en sorte que la mégère redoutée fût appelée par quelque basse besogne de police loin de ses bases. Il arrivait que nos vœux de petits mécréants qui ne croient que lorsqu’ils ont mal aux dents fussent exaucés. Nous devions alors attendre jusqu’à la fin de la récréation à l’entrée de son bureau. Généralement, pendant cette longue période d’angoisse et d’espoir mêlés, je tentais pour ce qui me concerne de me concentrer sur une affiche exposée ici tout exprès par la maîtresse des lieux pour édifier les fortes têtes qui faisaient le pied de grue dans l’indécision de leur sort. Cette affiche, intitulée « Moi-Je », mettait en scène un hurluberlu, 10 ans maximum, la mèche rebelle, le bout du nez dressé, qui proposait à la vue de tous de vastes narines arrogantes, mains sur les hanches, jambes écartées. Il narguait de toute sa hauteur le spectateur, et paraissait l’inviter à une joute oratoire d’où il serait sorti fatalement vainqueur. L’arrogance caricaturale et néanmoins blessante de cet immense petit bonhomme me rappelait trop évidemment la mienne, toute fraîchement manifestée aux oreilles de tous dans la cour de récréation, pour qu’elle ne me fît pas honte.
C’est cette affiche qui me revient à la mémoire, telle une improbable madeleine de Proust au goût amer, lorsque je vois et entends notre président prononcer à quarante-huit reprises le mot je dans son allocution du 31 décembre 2007. Et je me dis alors que cet homme à tout faire a sans doute en outre une fonction essentielle quoique inavouée. Celle de nous renvoyer, par une arrogance si ostensiblement manifestée, à notre propre arrogance, et de nous rappeler ainsi, grâce à cette irréfutable preuve par l’absurde, à cette antique vertu qu’est l’humilité, vertu que les créatures déchues que nous sommes se doivent de cultiver envers et contre tous leurs instincts matamores.
Moi-Je est un autre.

14/01/2008

De la vertu d'être hypocrite

L'hypocrisie, c'était l'hommage du vice à la vertu. Sarkozy, c'est l'hommage du vice au vice.

Moi-Je, Blogueur

Puisqu'aucun autre Moi-Je ne fera ma pub à ma place....

Le 2 janvier 2008 à 11h11, sur Agoravox, dans un commentaire avisé de mon propre article sur le discours de Nicolas Sarkozy au Vatican , je posai une option sur un article intitulé Moi-Je, Président, option qu'il me faut me résoudre à lever. En effet, que lis-je sur le site du Figaro le 10 janvier dernier? Un article très pertinemment intitulé François Hollande dénonce un président Moi-Je.

Moi je vous le dis, c'est cool d'être un précurseur.
e

03/01/2008

Confondante confusion


A l’issue du magnifique discours de Nicolas Sarkozy au palais du Latran, François Hollande, le chef de la gauche, a ressorti des poussiéreux placards laïcards la vieille artillerie lourde: «confusion du politique et du religieux». Un contresens parfait.

La messe est dite. Lorsque Nicolas Sarkozy, en visite officielle au Vatican, prend possession de son titre de "chanoine d'honneur" de la basilisique Saint-Jean de Latran, et prononce à cette occasion un discours qui ne nie pas l'évidence des racines chrétiennes de la France, les commentateurs se déchainent. La république est en danger, la laïcité bafouée, la réaction cléricale en marche. Mais a-t-on seulement pris la peine de s'intéresser à ce qu'a dit le président? Sommes nous vraiment, avec ce discours dans la perspective d'un retour de la république française dans le giron de l'Eglise? Est-ce vraiment le danger qui nous guette? Sérieusement?
Pour changer, intéressons nous plutôt à ce qu'a effectivement dit le président Sarkozy, plutôt que de chercher à faire marcher notre petite machine républicaine à fantasmes.

Que nous dit en effet Nicolas Sarkozy à propos des sphères respectives du religieux et du politique ? « Une morale dépourvue de liens avec la transcendance est davantage exposée aux contingences historiques et finalement à la facilité. Comme l’écrivait Joseph Ratzinger dans son ouvrage sur l’Europe, "le principe qui a cours maintenant est que la capacité de l’homme soit la mesure de son action. Ce que l’on sait faire, on peut également le faire". A terme, le danger est que le critère de l’éthique ne soit plus d’essayer de faire ce que l’on doit faire, mais de faire ce que l’on peut faire. »
Ce que décrit ici Nicolas Sarkozy (à l’aide de Benoît XVI) est un monde où les sphères religieuse (spirituelle et morale) et politique sont confondues. Lorsqu’il n’existe plus de référence à une morale extérieure à la sphère politique, lorsque le politique et le religieux sont confondus donc, l’époque impose ses valeurs avec une force si écrasante que rien, aucun contre-pouvoir ne peut s’opposer à elle. Et c’est le règne des « religions politiques » que certains des plus grands penseurs du XXe siècle ont su dénoncer. Sans transcendance, sans référence à un au-delà qui serait susceptible de s’imposer à nous, comment et au nom de quoi s’opposer à l’évidence démocratique selon laquelle ce que veut la majorité c’est le bien tout le bien et rien que le bien ? Ce qui est en jeu ici est le nihilisme d’une civilisation technicienne et tautologique qui n’a d’autre horizon qu’elle-même et ne conçoit le monde qu’en termes de « problèmes » auxquelles il suffirait de trouver des « solutions », à quelque prix que ce soit, pour parvenir au bonheur. Dans une telle perspective, qui est celle de l’économie (et du président français d’ailleurs lorsqu’il oublie les magnifiques discours qu’il prononce à l’occasion et comme malgré lui, c’est-à-dire tous les jours sauf le dimanche, peut-être) la morale n’a pas sa place. Seule une éthique forte, qui trouve ses racines dans le ciel, peut contrecarrer la toute-puissance du politique qui dispose aujourd’hui pour se déployer des ressources infinies de la technique.
Dans ce que décrit ici le président français, la transcendance est donc conçue comme un contre-pouvoir face au pouvoir politique qui en démocratie au moins incarne et met en action les valeurs de l’époque. Ce que loue Sarkozy c’est une borne mise à son propre pouvoir, une limitation de l’hybris politique dont il est pourtant le meilleur représentant.
Il y a d’ailleurs pour ceux qui savent écouter quelque ironie à entendre l’homme politique le plus converti aux valeurs de l’époque (volontarisme, économisme, progressisme) se faire le défenseur d’une morale intemporelle qui viendrait mettre des bornes à son propre pouvoir. C’est à croire qu’un malicieux rédacteur s’amuse à mettre dans la bouche du président des paroles qui contredisent parfaitement et presque point par point sa propre action.

L'allégorie de mes dépossessions

(La Forme d'une ville
Change plus vite, hélas!
Que le coeur d'un mortel)

"Mon village est l'allégorie de mes dépossessions : la civilisation que j'ai reçue en héritage agonise. Toutes les civilisations vont disparaître, c'est une question de décennies pour les zones les plus périphériques. Nul ne l'ignore. Personne n'ose se l'avouer. Il faut tordre le cou à un gros mensonge: la compatibilité de la modernité avec nos fondements spirituels, intellectuels, moraux esthétiques. Donc, politiques. Aucune civilisation n'est compatible avec la modernité. Les restes de la nôtre agonisent dans la muséification, la touristisation, la commémoration. La lecture du quotidien local suffit à s'en convaincre. Dans la moindre bourgade, tout au long de l'été, on exhume du passé, on le décrète "culturel" et on l'exhibe." Denis Tillinac, Le Venin de la mélancolie.