"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

20/06/2008

Attention, sou(s-)chien méchant



Underdogs de tout le pays, unissons-nous !

Les souchiens ne sont pas les sous-chiens, et un Innommable (celui qui ne peut être nommé) n’est pas un Innommable (celui qui est trop bas, trop abject pour être nommé). C’est la leçon de français que le romancier antillais Raphaël Confiant qui, depuis 1991, année où le prix Goncourt lui échappa, s’abandonne à une métropolophobie toujours plus virulente, vient de donner sur le site des indigènes de la République à tous ceux qui parmi les Français « de souche » et d’ailleurs, le ministre Hortefeux en tête, trouvent quelque peu choquante l’expression « sous-chiens », ou souchiens - écrivons alors sou(s-)chien -, employée il y a quelque temps déjà par la porte-parole de ces (mal–nommés) indigènes de la République, Houria Bouledja, sur la chaîne de télévision française (de souche) France 3.
Pourquoi mal nommés ? Parce que, à ce qu’on sache, et en bon français (quand je dis bon français je parle de la langue, pour ce qui concerne les individus cela fait des lustres que bon Français est une insulte, j’y reviendrai), un indigène est un habitant d’un territoire ou d’une région du monde qui peut se prévaloir d’une antériorité, par rapport aux autres habitants, dans l’occupation dudit territoire. Au sens strict donc, les indigènes ce sont les Blancs, les « camembériens », comme suggère délicatement de les appeler Confiant dans cet article, les Français « de souche », expression détestable inventée semble-t-il par le FN (Front national ; je précise pour ceux qui n’ont pas connu 2002) comme Confiant le souligne avec délectation, et qu’il renvoie à la figure de ces Français « de souche » avec une joie mauvaise et mal dissimulée, et qu’à ce titre il faut peut-être accepter calmement, en refusant d’entrer dans la surenchère de « métissagitude » qui sévit aujourd’hui dans notre pays.
Faudra-t-il donc, sur le modèle de la négritude chère à Aimée Césaire, inventer une « souchitude » dont seraient susceptibles de se réclamer les Français « de souche » pour faire face au discrédit dont leurs racines non métissées font l’objet, dans une société qui a érigé le mélange et l’ouverture sur l’autre en impératif catégorique ? Souhaitons que cela ne soit pas nécessaire, et contentons-nous pour l’instant de nous amuser des impasses que fréquentent Raphaël Confiant et ses autoproclamés « indigènes ». Car il n’y a pas seulement dans l’article de Confiant de quoi alimenter la colère d’un sou(s-)chien, il y a aussi de quoi provoquer une franche rigolade chez le Gaulois normalement constitué, et peut-être aussi chez le métissé qui aurait l’esprit large et un certain humour.
Commençons par le début et le taux de popularité de l’article (100 %), fièrement affiché sous le titre. Ceci démontre, si besoin en était, que la diversité ethnique ne garantit pas la diversité d’opinion ni même l’absence de forfanterie. Continuons avec les considérations nauséeuses de Confiant sur l’expression sou(s-)chien employée par la douce Houria Bouledja, dont la condition d’opprimée, ceci dit en passant, ne saute franchement pas aux yeux quand on la voit s’exprimer, regard pénétrant et torse bombé, avec assurance et compétence et (peut-être) un poil d’arrogance, dans les médias (français) qui lui tendent généreusement leurs micros. Cette expression, donc, ne signifierait en aucun cas sous-chien, mais seulement Français « de souche ». Admettons, mais alors pourquoi l’article de Raphaël Confiant affiche fièrement la couverture d’une autobiographie de Charlie Mingus intitulée Beneath the Underdog, expression qui, si elle signifie « au-dessous des opprimés », contient, bien en évidence, un ricanant underdog. Traduit littéralement, cela donnerait bien sûr sous-chien. On voit donc comment Confiant et ses « indigènes » s’amusent avec l’insulte sous-chien, et qu’en aucun cas ils ne considèrent devoir lever l’ambiguïté des propos de la douce Houria Bouledja. Ils cherchent au contraire à la renforcer, à s’en amuser, en continuant tranquillement d’insulter sans en avoir l’air les sou(s-)chiens en question. Cet art de l’insulte subliminale (subliminale au moins pour le « beauf français » cher à Confiant, beauf qui comme on sait ne parle pas un mot d’anglais) éclaire, je pense, d’un jour nouveau les explications fournies par Confiant à propos de son fameux mail où il stigmatisa l’alignement des « Innommables » sur l’Occident coupable à ses yeux de tous les maux, non seulement terrestres, mais aussi sublunaires. Il devient impossible lorsque l’on joue si habilement de l’ambiguïté phonétique du vocable sou(s-)chien, de défendre sa bonne foi dans l’utilisation d’un mot tel que celui d’Innommable. Confiant est un écrivain, et il est donc difficile d’imaginer qu’il puisse ignorer la connotation du mot en question, sans même parler de son évidente polysémie déjà évoquée plus haut.
Mais que reproche donc Raphaël Confiant aux Juifs de France et d’Israël pour en arriver à les affubler du vocable infamant d’Innommable ? Il leur fait grief d’être sortis de leur statut de victime, de ne pas ressasser ad nauseam les mantras victimaires qui devraient être selon lui à l’ordre du jour et qui le sont effectivement pour ses « indigènes ». Ce qui révulse Raphaël Confiant c’est que les Juifs ne soient pas ad vitam æternam les victimes de Dachau et d’Auschwitz, qu’ils aient pu choisir de construire une nation qui mérite d’être défendue ou qu’ils puissent penser, pour ceux qui ont choisi la France, que leur pays ne mérite pas encore tout à fait de disparaître. On le constate en lisant le mail qui a mis le feu aux poudres, Confiant aiment les Juifs, mais exclusivement dans une position de victime, sinon carrément morts.
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos sou(s-)chiens. En anglais, les underdog ce sont les opprimés, les moins que rien, que Confiant et ses « indigènes » prétendent habituellement défendre avec abnégation et intransigeance. Mais cette utilisation du vocable anglais underdog en référence au sou(s-)chien envoyé à la figure des Français « de souche » nous donne le fin mot de l’histoire. Aveuglés par leur victimisme pathologique, Confiant et ses « indigènes » nous révèlent avec cette référence très upperclassieuse à Mingus leur imaginaire ressentimental, si l’on autorise l’abus de néologisme au sou(s-)chien. Il s’agit de faire des oppresseurs d’hier les opprimés (les underdog, les sous-chiens) de demain. Dans une inversion digne, ou plutôt indigne, du Sermon sur la montagne, Confiant et ses indigènes appellent de leurs vœux un monde où les prétendus « oppresseurs » occidentaux seront les opprimés de demain. Les noms d’oiseaux qui volent à propos des Occidentaux dans les articles de Confiant, « petits Blancs », franchouillards, camemberiens, sou(s)-chiens » constituent un retour à l’envoyeur des insultes qui pleuvaient sur les Noirs à l’heure coloniale. Pour Confiant et ses « indigènes », l’heure de la revanche a sonné.
Que lit-on en effet, sous la plume de l’apologiste de la créolité à propos des sou(s-)chiens ? On lit par exemple cette expression étrange, « fanatiques de l’identité franchouillarde ». Alors que les immigrés, les Antillais et autres minorités opprimées devraient refuser à toute force « l’intégration » (va t’faire intégrer ! proclame fièrement un slogan figurant sur la page d’accueil du site des « Indigènes de la République », comme si cette intégration républicaine que la France promet, de plus en plus mensongèrement il faut l’admettre, à ses enfants était un processus insultant), les « camembériens », quant à eux, lorsqu’ils revendiquent leur identité française, seraient des fanatiques franchouillards. C’est ici le règne du deux poids, deux mesures. Car si l’on dénie qu’il y ait un creuset républicain au sein duquel il devrait être possible à tout citoyen français de s’intégrer, comment refuser une « identité » aux « petits Blancs », alors même que les Antillais se réclameraient d’une créolité qui leur est propre ? Lorsque l’on refuse l’universalité de l’universel, lorsque l’on ramène l’Occident à la particularité de sa monoculture définie comme « entité suprémaciste et raciste », il devient impossible de refuser à l’Occident le refuge de son identité. A moins qu’il ne s’agisse de se débarrasser tout bonnement de cet « Occident », de nier tout droit à l’existence à ces « petits blancs » coupables du crime de n’avoir rien d’autre à quoi s’identifier qu’à cet Occident à la fois coupable et malade, bref d’incarner le mal.
Il faudrait donc, à suivre Confiant, que les immigrés, les Antillais, les Juifs, les Corses, les Bretons, les Catalans, les Basques, tout ce que la France compte de victimes réelles ou fantasmées se tiennent les coudes et ne rompent pas la solidarité des opprimés face à l’oppresseur petit Blanc, face au « beauf français », qui reste autant qu’hier raciste et colonialiste, qui même d’une certaine façon doit rester autant qu’hier raciste et colonialiste. Car si les beaufs français ne sont plus racistes et colonialistes, comment sera-t-il possible de s’assurer de la solidarité des victimes face à un monstre qui refuse de jouer le rôle de monstre ? Face à un loup déguisé en agneau ? C’est pour cela que Confiant n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser « le petit Blanc » (toujours lui) « droit de l’hommiste » qui prétend sympathiser avec les Antillais sans épouser sans recul la cause de la créolité indépendantiste chère à Confiant. Confiant a besoin d’ennemis et ses ennemis sont d’autant plus fourbes qu’ils prennent l’apparence du bien. Pour Confiant, un bon sou(s-)chien est un sou(s-)chien méchant, si l’on peut se permettre cet étrange oxymore.
Dans son ouvrage intitulé Giving Offense, le prix Nobel de littérature J. M. Coetzee décrit d’une façon admirable le processus par lequel les Blancs d’Afrique du Sud se sentirent à partir du milieu des années 1980 dépossédés de leur pouvoir symbolique, au moment où ils ne furent plus en mesure de nommer, mais se trouvèrent dans la position d’être nommés. C’est ainsi que Coetzee établit un lien entre le fait de se sentir offensé par une appellation (telle que celle de Settler, colon ou immigrant, en Afrique du Sud) et le fait de perdre le pouvoir symbolique et politique. Les Blancs en Afrique du Sud lorsqu’ils dominaient la société avaient les moyens d’ignorer les noms d’oiseaux que les Noirs de l’ANC leur lançaient à la figure. Avec la perte de légitimité (y compris à ses propres yeux) du pouvoir raciste blanc, le régime sud-africain ne se trouvait plus en mesure d’ignorer ces noms d’oiseaux. Comme l’écrit Coetzee, « l’expérience ou la prémonition d’être dépossédé du pouvoir (…) semble être constitutive [intrinsic] de tous les cas où l’on se sent offensé (p. 3). » A l’inverse, précise Coetzee, pour celui qui en nommant cherche à offenser, il s’agit au moins momentanément de se situer sur un pied d’égalité avec celui qu’il offense (idem).
On comprend mieux, à la lumière de Coetzee, les enjeux qui traversent le vocable d’Innommable dont Confiant a cru bon d’affubler les Juifs. Il s’agit simultanément de désigner les puissants à la vindicte des opprimés (puisqu’ils sont innommables, ce sont eux qui sont les puissants) tout en leur donnant un nom dont ils seraient susceptibles de prendre ombrage et, donc, toujours à suivre Coetzee, de subvertir cette puissance. C’est très habile de la part de Confiant, et cela souligne d’une façon éclatante la singularité de l’époque victimaire qui est la nôtre dans laquelle ce sont les victimes qui cherchent, en tant que victimes, à prendre le pouvoir.
C’est ainsi que les Français en France peuvent être appelés dans un même mouvement et d’une manière qui se veut dans les deux cas offensante, colons (car pour Confiant et ses indigènes la colonisation n’a jamais cessé, non seulement aux Antilles, mais aussi dans la métropole), et sou(s-)chiens, qui est une sorte d’équivalent contemporain et insultant d’indigène, vocable qui pour sa part devient un vocable valorisé. Le Français de souche, l’Occidental qui n’est pas tiraillé entre deux cultures, qui d’une certaine façon ne rejettent pas en bloc l’héritage de sa nation, est ainsi doublement stigmatisé, une fois en tant que sou(s-)chien, et une fois en tant que colon, même si au sens strict sou(s-)chien est synonyme d’indigène.
L’inversion lexicographique et le mimétisme victimaire jouent ici simultanément à plein. Dans le contexte de l’Afrique du Sud, c’était le vocable « immigrant », settler, qui pouvait être considéré comme une insulte, aujourd’hui en France, on devrait se sentir insulté parce qu’on serait un « sou(s-)chien », culte du métissage oblige. Cependant que le vocable « indigène » dont la connotation est celle de « victime » est refusé à ceux qui de fait sont les véritables indigènes, les sou(s-)chiens en question, et qu’il est octroyé à ceux qui de fait sont des immigrants (il n’y a sous ma plume, je vous prie de le croire rien d’insultant dans ce terme ni rien de particulièrement valorisant dans le terme indigène).
Pour ma part, moi qui partage avec le ministre Hortefeux certaines racines auvergnates dont je ne pense pas devoir avoir honte, je refuse de prendre la mouche pour une telle vétille, et me contente de m’approprier cette délicate appellation de sou(s-)chien et de proposer à mes camarades hexagonaux, métissés ou non, un mot d’ordre qu’on aurait pu penser obsolète :
Underdogs de tout le pays, unissons-nous !

13/06/2008

Bouteflika convertit de force un prix Nobel


« Nulle contrainte en religion » (Le Coran, Sourate 2, Verset 256)

Soucieux de se présenter comme le dernier recours d’une nation menacée dans son intégrité par de fantasmatiques hordes de missionnaires chrétiens aux services d’obscurs intérêts étrangers, le président Bouteflika s’est découvert depuis quelque temps une vocation de prêcheur islamique. Dans la lignée des discours des islamistes, ses propres discours font de plus en plus souvent référence aux vertus pacificatrices et civilisatrices du Coran et de Mahomet, comme à la nécessité pour le monde de recourir à l’islam pour éviter la catastrophe. Plus prosaïquement, et comme le note la sociologue Leïla Babés, Bouteflika fait l’éloge du Prophète pour légitimer sa propre action politique.
Un tel alignement sur les thèses des musulmans radicaux, dans le contexte d’une politique de « réconciliation nationale », pourrait cependant être considéré comme une reddition pure et simple de l’Etat algérien devant la pression islamiste, comme le note Le Figaro du 9 juin 2008. Ce rapprochement marqué avec les islamistes intervient en effet dans la perspective d’un hypothétique renouvellement du mandat présidentiel de Bouteflika en 2009, pourtant limité par des contraintes institutionnelles, et pour lequel il aurait besoin, sinon de leur soutien, au moins de leur bienveillante neutralité.
Porté par la ferveur religieuse caractéristique des derniers venus parmi les dévots, il arrive aussi au président Bouteflika de prophétiser la conversion de l’Occident à la religion musulmane. Pour cela, rien de plus utile que les déclarations de penseurs occidentaux marquant leur sympathie pour l’islam ou leur admiration pour Mahomet. C’est ce à quoi s’est livré le président algérien le 24 mars 2008, lorsqu’il prononça un discours tout entier consacré à la gloire de Mahomet lors de l’ouverture de « la 9e Semaine nationale du saint Coran » (une semaine consacrée, en pleine période de persécutions antichrétiennes, à l’islamisation d’un pays qui en a bien besoin avec 99% de sa population qui se déclare de confession musulmane), et truffé de références à des citations d’auteurs occidentaux faisant l’apologie de l’islam. Mais encore fallait-il que ces citations soient exactes.
Car lors de ce discours le président Bouteflika a malencontreusement mis dans la bouche de l’écrivain irlandais George Bernard Shaw (prix Nobel de littérature en 1925) une déclaration à la gloire de l’islam et de son prophète dont l’authenticité est très douteuse :
« Je citerai, à titre d’exemple, l’inénarrable penseur et écrivain George Bernard Shaw qui avait dit : "J’avais prédit que la religion de Mohamed sera acceptée en Europe dans un futur proche. L’islam était présenté au Moyen Age dans la plus abjecte des expressions, soit par ignorance ou en raison du fanatisme inique, l’on incitait à haïr Mohamed et à haïr sa religion ! Mohamed doit être nommé le sauveur de l’humanité, beaucoup de mes compatriotes se sont convertis à l’islam. Je pourrais même dire que l’orientation de l’Europe vers l’islam a commencé et je dirai, encore, que l’Europe commencera, avant la fin du XXIe siècle, à se référer à l’islam pour résoudre ses problèmes !" » (Traduction « non officielle » proposée par le site de la présidence algérienne à l’adresse suivante : http://www.el-mouradia.dz/francais/Discours/2008/03/D240308.htm, 24/03/2008, visitée le 10/06/2008).
On trouvera ici une discussion éclairante sur l’authenticité de cette citation qui constitue en fait l’agrégation de différentes citations favorables à l’islam prêtées à Shaw. Ces citations sont très vraisemblablement fausses, forgées presque de toutes pièces par un ou plusieurs prosélytes musulmans quelconques il y a quelques décennies, soucieux de trouver des apologistes de la religion musulmane chez les intellectuels occidentaux non convertis (Shaw était un socialiste qui avait une position très ambiguë sur la religion, mais ne pouvait en aucun être considéré comme un musulman). Elles circulent aujourd’hui sur Internet, essentiellement sur des sites islamistes. Elles sont également reprises dans quelques livres de propagande islamique, mais par aucun ouvrage écrit par les spécialistes universitaires de Shaw (une visite sur Google Books le prouve, recherche « Shaw islam »). Selon les références pseudo-universitaires fournies par les sites islamistes en question, ces déclarations seraient pour une part au moins extraites d’un premier volume, numéro huit (1936) d’une revue publiée à Singapour, The Genuine Islam, dont ni la bibliothèque du Congrès aux Etats-Unis, ni le site de recherche des universités françaises Sudoc ne gardent la trace.
Avec le discours de Bouteflika ce faux a donc reçu les honneurs d’une onction présidentielle en Algérie. Il n’en reste pas moins un faux.
Il existe néanmoins un fondement réel à cette citation erronée. Shaw marque souvent dans ses écrits une certaine admiration pour la force de caractère de Mahomet et, surtout, a mis dans la bouche d’un des personnages d’une de ses pièces (Getting Married, 1908) la prophétie suivante : « je pense que l’Empire britannique adoptera une forme de mahométisme réformé avant la fin de ce siècle [le XXe] ». Cependant, outre le fait qu’il est difficile en toute rigueur exégétique de considérer comme étant l’opinion de l’auteur une phrase prononcée par un de ses personnages, on peut remarquer que la prophétie a dû être amendée pour satisfaire à un critère minimum de crédibilité. Une fois le XXe siècle écoulé, il a bien fallu se rendre à l’évidence : non seulement l’Empire britannique n’avait pas survécu au XXe siècle, mais encore ce qu’il en reste n’a pas jugé bon d’adopter une quelconque version, même réformée, de « mahométisme ». C’est pourquoi cette citation d’un personnage de Shaw devient, dans la bouche de Bouteflika et des islamistes dont il s’inspire, une prophétie sur l’avenir de la religion qui n’a plus qu’un lointain rapport avec ce qu’elle était à l’origine.
Cette conversion sauvage d’un prix Nobel irlandais à l’Islam pourrait être considérée comme parfaitement anecdotique si elle ne s’inscrivait pas dans un contexte de persécution des chrétiens en Algérie. A la suite de l’adoption, le 28 février 2006, d’une loi visant officiellement à donner un cadre juridique aux religions non musulmanes en Algérie, les églises chrétiennes (une minuscule minorité de 11 000 personnes selon les autorités algériennes elles-mêmes, essentiellement en Kabylie, qui serait donc bien en peine de nuire, comme le prétend le pouvoir, à l’unité de la nation algérienne) sont aujourd’hui soumises à des tracasseries administratives et policières de toutes sortes. Des prêtres, des pasteurs et des fidèles sont systématiquement surveillés et parfois arrêtés arbitrairement, telle que par exemple Habiba Kouider, jugée pour prosélytisme alors qu’elle se contentait de transporter quelques bibles et de la documentation religieuse dans un sac. En vertu de la loi adoptée en 2006, il est tout simplement aujourd’hui interdit aux chrétiens de se réunir librement au domicile de l’un d’eux pour parler de religion. Il leur est également interdit ne serait-ce que de s’entretenir avec un musulman sur des questions religieuses. Cela pourrait tomber sous le coup de l’article 11 de la loi en question selon laquelle celui qui « incite, contraint ou utilise des moyens de séduction [sic] tendant à convertir un musulman à une autre religion », ou encore celui qui « fabrique, entrepose, ou distribue des documents imprimés ou métrages audiovisuels ou par tout autre support ou moyen qui visent à ébranler la foi d’un musulman » se voit puni d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison.
C’est aujourd’hui sur le dos des chrétiens algériens que s’effectue la fameuse « réconciliation nationale » entre l’armée et les islamistes. Dans un schéma parfaitement girardien, c’est une minorité accusée de tous les maux qui est chargée, en prenant sur elle tous les péchés de la communauté (car la guerre civile en Algérie, est-ce les chrétiens qui l’on menée ?), de rétablir l’unité de la communauté. Un bouc émissaire. Dans le cas de l’Algérie, les chrétiens sont des coupables idéals. Ils peuvent facilement être soupçonnés de trahir et de diviser la patrie au moment où la réconciliation est à l’ordre du jour. L’islam est religion d’Etat en Algérie et le Premier ministre Belkhadem a même récemment déclaré que « le Coran [était] la seule Constitution de la société algérienne ». Ils sont aussi accusés de ne se convertir que pour l’argent (les convertis étant accusés par exemple de se vendre aux missionnaires étrangers pour 1000 dinars tous les vendredis ou d’abandonner l’islam pour obtenir des visas pour la France), et de bien d’autres maux encore. Il faut lire à ce propos la revue de la presse algérienne réalisé par le site http://collectifalgerie.free.fr/fr/. C’est édifiant.
Il est d’autant plus facile pour le pouvoir de s’en prendre aux chrétiens qu’il s’agit d’une partie de la population algérienne dont l’arabité pose question (les chrétiens sont en majorité des Kabyles), et qu’elle n’est pas, contrairement aux responsables de la violence dans le pays, les islamistes et l’armée, en mesure de se défendre. La perfection du schéma girardien pour le cas qui nous occupe est troublante. Seules la pression internationale et l’intervention du Vatican sont susceptibles d’enrayer cette mécanique diabolique, et de s’opposer ainsi à l’unanimisme nécessaire pour que la réconciliation violente sur le dos d’un bouc émissaire puisse se produire.
Je dois à la vérité de préciser que l’Eglise catholique, sans doute effrayée par la concurrence des églises évangéliques, a d’abord vu d’un bon œil l’adoption de cette loi qu’elle considérait comme un moyen de pacifier à la fois les relations entre les différentes confessions en Algérie et les relations de l’Eglise avec le pouvoir, en leur donnant un cadre institutionnel. Il lui a fallu récemment déchanter, avant de réagir, après la condamnation d’un prêtre, Pierre Wallez, à de la prison avec sursis et d’un médecin à de la prison ferme (réduit à de la prison avec sursis en appel) pour avoir prié avec des migrants chrétiens camerounais vivant dans des conditions difficiles à la frontière algéro-marocaine (et de les avoir soignés, quelle horreur, avec des médicaments appartenant à l’Etat).
On constatera aussi que la volonté d’apaiser les choses mène parfois à des compromissions honteuses, telle cette tribune, signé par le Père Christian Delorme dans le journal Le Monde, selon laquelle « il ne faut pas traiter par le mépris », la « sensibilité algérienne », comme c’est délicat, qui s’exprime dans ces persécutions contre les chrétiens. Par le mépris certainement pas, mais avec courage, en appelant les persécuteurs par leur nom, et en défendant autant que possible les chrétiens attaqués, quelle que soit leur église.

03/06/2008

L’illusion « modernocentrique » ou la culture de l’anorexie



« Prenez et mangez-en tous. Ceci est mon corps. »

Au moment où la flambée du prix des denrées alimentaires trahit peut-être notre inquiétude secrète à l’idée que nous dépendions d’une entité aussi abstraite que le marché pour un acte aussi concret que celui de se nourrir, je ne saurais trop recommander à l’hypothétique lecteur l’achat et surtout (précisons-le, on ne sait jamais) la lecture d’un petit ouvrage que René Girard vient de publier aux Carnets de L’Herne. Il s’agit de la traduction d’un texte paru en anglais dans la revue girardienne Contagion (Vol.III, printemps 1996) intitulé Anorexie et désir mimétique. Ce court texte, agrémenté d’une intéressante introduction de Marc Anspach et d’un entretien avec l’auteur (qui nous glisse au passage une savoureuse remarque sur notre président considéré comme un trophy husband de sa maigrichonne épouse), nous délivre quelques douloureuses (mais néanmoins succulentes) vérités sur l’époque dont personne ne saurait se passer.
L’aspect le plus profond et le plus intéressant du texte de René Girard réside sans doute dans sa mise en lumière des sources culturelles de l’anorexie contemporaine. L’épidémie d’anorexie qui se développe aujourd’hui aux quatre coins de la planète occidentalisée constitue une illustration et une radicalisation du mensonge romantique que l’auteur a magnifiquement analysé dans son ouvrage intitulé Mensonge romantique et vérité romanesque, publié en 1961. René Girard remarque en effet que le refus de s’alimenter est déjà présent sous la forme du jeûne ascétique chez certains « héros romantiques » tels le Julien Sorel de Stendhal, l’adolescent de Dostoïevski et, bien sûr, le champion de jeûne de Kafka. Il s’agit pour ces héros modernes d’exposer par le jeûne leur indépendance absolue à l’égard d’autrui. Cette indépendance ou encore le fait de prétendre désirer spontanément et par soi-même et non selon ce que me désigne l’autre, constitue selon René Girard l’essence d’un mensonge romantique qui est d’une puissance telle que seul l’art de certains grands romanciers en vient parfois à bout.
Grâce à une volonté de fer, les jeûneurs romantiques cherchent à dominer autrui en abolissant toute forme de dépendance à son égard. Qu’est-ce qui manifeste mieux notre dépendance à l’égard d’autrui et du monde que notre besoin de nous sustenter ? Le repas est l’acte social par excellence, à la fois dans sa forme (collective) et dans sa substance (partagée). Plus précisément encore, le repas familial constitue le moment privilégié de l’échange, le lieu de la réunion et de la mise en commun du monde. Le repas est littéralement une ingestion du monde. Nous ne sommes au fond composés de rien d’autre que de ce que nous ingérons, et ceci est particulièrement vrai et frappant dans le monde chrétien qui institue le rite de l’eucharistie au cœur de toute vie sociale et spirituelle.
En refusant de s’alimenter, les héros romantiques entendent démontrer que le monde leur est étranger et qu’ils sont étrangers au monde, qu’ils sont en quelque sorte d’une essence surhumaine, immatérielle. Il s’agit au fond d’une forme radicale, démocratisée et parfaitement séculière de la vieille hérésie gnostique qui dénie toute valeur au monde terrestre. Les héros romantiques prétendent se suffire à eux-mêmes et n’être rien d’autre qu’eux-mêmes. Comment mieux faire savoir au monde entier qu’on lui est supérieur sinon en lui démontrant qu’on ne saurait en dépendre de quelque façon ? En refusant de manger, l’adolescente anorexique cherche à attirer sur sa personne l’attention de la petite communauté attablée. D’une certaine façon, elle prend la place de la nourriture consommée, qui, dans un repas normal (ritualisé), focalise l’attention de ceux qui y participent, et qui n’est autre, dans une perspective girardienne, que la victime sacrificielle. C’est ainsi que l’anorexique, en paraissant se détourner des autres, se jette de la manière la plus rivalitaire qui soit dans le jeu on ne peut plus social de la concurrence des victimes qui aujourd’hui fait rage dans les secteurs les plus improbables de la société.
Le héros romantique travestit sa douloureuse dépendance envers autrui en une affectation d’indépendance absolue. De la même manière que la fascination pour autrui est le versant caché du mensonge romantique, la boulimie est le versant caché de l’anorexie. La fascination qu’entretient l’anorexique pour la nourriture se révèle lors de ses phases de boulimie auxquelles elle s’abandonne lorsque la faim qui la tenaille vient à bout de sa volonté, quitte à se faire vomir ensuite.
En prétendant prendre la place de la victime, l’adolescente qui refuse le repas qu’on lui propose dynamite de l’intérieur un des derniers rituels qui paraissaient encore naguère tenir la route, celui du repas familial pris en commun. Ce n’est donc pas du côté du vieux « patriarcat » ou même de dysfonctionnements plus contemporains de la famille que sont à chercher les causes profondes des désordres alimentaires contemporains, mais bien dans une pathologie sociale qui concerne la société tout entière.
Nous aurions torts en effet d’incriminer les anorexiques en particulier. De fait, selon René Girard, c’est notre culture dans son ensemble, ou ce qu’il en reste, qui a progressivement sombré dans l’anorexie mentale. Les premiers symptômes se sont manifestés dans la « haute culture » et ne cessent de se développer dans la société. Le minimalisme artistique et la répudiation des anciens sont à l’art ce que l’anorexie est à la gastronomie : un fossoyeur. Même le culte de la nouveauté à tout prix qui a longtemps régné est aujourd’hui complètement à bout de souffle. Lui succède une surenchère de références à l’art ancien et de réappropriation des vieux schémas qui pourraient laisser croire à un retour en grâce de l’art classique. Mais c’est à la manière des boulimiques que les artistes d’aujourd’hui se jettent sur l’art des anciens, à mille lieux « de la pieuse et patiente imitation des classiques (p. 86) ». C’est pour cela qu’ils paraissent régurgiter presque immédiatement ce qu’ils ont ingurgité sans y penser, et que leurs œuvres disparaissent presque sans laisser de traces.
Girard parle d’une « illusion "modernocentrique" » à propos de notre époque qui pare ses préjugés en faveur de la maigreur du beau nom de science et méprise les époques qui l’ont précédée (et leur goût des formes rondes) au nom d’une norme rationnelle qu’elle incarnerait. Cette illusion « modernocentrique » n’est rien d’autre que l’une des formes particulièrement antipathique et vaniteuse de la culture contemporaine de l’anorexie. Tout ceci serait anecdotique si la culture n’était la substance même du monde qui nous entoure. Notre époque prétend se passer de tout ce qui n’est pas elle et croit ainsi se voir si belle en son miroir, sans risque jamais d’être contredite, sinon par sa propre mort, dont le reflet est chaque jour plus perceptible.
Mais laissons à ce propos le dernier mot à René Girard lui-même.
« Si nos ancêtres pouvaient voir les cadavres gesticulants qui ornent les pages de nos revues de mode, ils les interpréteraient vraisemblablement comme un memento mori, un rappel de la mort équivalent, peut-être, aux danses macabres sur les murs de certaines églises médiévales. Si nous leur expliquions que ces squelettes désarticulés symbolisent à nos yeux le plaisir, le bonheur, le luxe, le succès, ils se lanceraient probablement dans une fuite panique, nous imaginant possédés par un diable particulièrement malfaisant (p. 87). »

Rami Al Jamarat sur France 2



Lorsque les islamophiles passent à l’acte.


Un croyant comme moi devrait se réjouir. Alors que les émissions religieuses audiovisuelles sont habituellement confinées à des tranches horaires confidentielles, fréquentées presque exclusivement par les plus de 60 ans ou les dépressifs, il fut possible, un samedi soir récent, d’assister sur une grande chaîne d’Etat française et à une heure inhabituelle, lors d’une émission branchouille à souhait, à un long rituel religieux en bonne et due forme, auquel des personnalités médiatiques de plus ou moins premier plan participèrent avec enthousiasme.
Bon, en bonne et due forme, j’exagère peut-être. Disons plus précisément qu’il s’agissait d’une version sécularisée, profane, mais aussi dépoussiérée, festive, jeune (décomplexée et moderne, quoi !), du rituel islamique appelé Rami Al Jamarat, ou la lapidation du diable. Avec, dans le rôle du grand prêtre, ordonnateur de la cérémonie, j’ai nommé Laurent Ruquier. Dans le rôle du sacrificateur, du jeteur de première pierre, j’ai nommé Eric Naulleau. Dans le rôle des « amis » de Job, prodiguant bons conseils à la victime tout en s’assurant qu’elle ne sorte pas la tête de l’eau ni de leur ligne de mire, les seconds couteaux Pascale Clark, Métayer et Bohringer (pardonnez, j’ai oublié les prénoms). Ah c’était du grand art ! Un happening parisiano-oriental comme on n’en voit que trop rarement ! Il fallait voir la vénéneuse Clark, pourtant spécialiste dans ses écrits de l’émotion factice, du pathos surjoué, s’adresser du bout des lèvres, méprisante et glaciale, à sa victime pour lui signifier qu’elle, la victime, ne devait d’être là qu’à son goût du scandale, qu’elle ne participait à ce délicat rituel qu’à la condition d’y jouer le mauvais rôle, celui de la victime expiatoire, coupable d’avoir usé de moyens peu honnêtes pour parvenir à l’exposition médiatique de sa personne. Si ce n’était pas insulter Proust que de comparer un de ses personnages à cette méchante pimbêche je comparerais volontiers cette Clark à claques à la grosse Verdurin lynchant le pauvre Saniette. Autant de délicatesse, autant de volonté de s’attaquer au plus faible tout en se donnant le beau rôle.
Seul Eric Zemmour semblait s’être égaré parmi ces fougueux fidèles de cet étrange culte islamo-médiatique en refusant bizarrement, au nom d’une sacrilège liberté de critiquer les religions, et même (quelle horreur !) de se déclarer islamophobe (1) de se joindre à la foule des jeteurs de pierres. Sans doute en jouant le rôle d’un inefficace avocat qu’on aurait commis ici d’office, permettait-il aux lyncheurs de se lâcher en toute bonne conscience. Sans doute aussi cet obsolète avocat était-il un écho involontaire et lointain du Paraclet, l’esprit de Dieu qui prend la défense des faibles et qui avait encore cours lorsque cette étrange superstition qu’est le christianisme n’était pas tout à fait oublié sous nos latitudes.
A mais j’oubliais ! Qui jouait dans cette joyeuse cérémonie, dans ce Happy Slapping de grands garçons, si caractéristique de notre XXIe siècle, le rôle assez peu enviable de Shaytan, le nom arabe du diable que tout bon musulman se doit de lapider avec ferveur lorsqu’il se rend en pèlerinage à La Mecque? Dans la version franchouillarde du rituel, auquel on pourrait donner le nom bien connu de lynchage médiatique, le rôle du pauvre diable était joué ici par Robert Redeker qui croyait (le naïf) avoir été invité à l’émission de Laurent Ruquier pour parler de son ouvrage qui sort ces jours-ci, intitulé Le Sport est-il inhumain ? Il ne savait pas l’innocent (enfin, façon de parler) qu’il avait été convié à un rituel sacrificiel vieux comme le monde dans lequel il jouerait le rôle à la fois central et peu enviable de victime expiatoire. Un diable idéal, on en conviendra aisément. Celui qui a osé se livrer à une comparaison scandaleuse du bellicisme de Mahomet et du message d’amour du Christ à la suite de Benoît XVI mérite bien de jouer le rôle de victime sacrificielle dans une cérémonie syncrétique d’un nouveau genre, même si, d’une certaine façon, cette cérémonie apportait de l’eau à son irréligieux moulin.

(1) On devrait pouvoir faire admettre aux Français qui ont rejeté leur religion dans les ténèbres extérieures de la croyance privée qu’il est possible sans être considéré comme un raciste de critiquer une religion. Une religion, l’islam ou le christianisme, est (notamment) une idéologie et à ce titre mérite d’être critiquée et discutée. Il ne peut s’agir lorsque l’on fait cela de jeter dans un même mouvement l’opprobre sur un peuple quelconque. Il est possible de critiquer très durement le christianisme sans se faire traiter de raciste. Il devrait être possible de faire la même chose avec l’islam.