"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

25/05/2010

Le merci remercié


L’agacement qu’il m’arrive de ressentir lorsque s’imposent « de nouvelles pratiques urbaines » qui pourraient paraître parfaitement anecdotiques en pleine déroute économico-spirituelle n’est peut-être pas seulement le signe que je suis en train de devenir, à l’orée de la quarantaine, un vieux con précoce. Je veux croire qu’il est possible de donner un sens à cet agacement et qu’il dépasse le simple et pavlovien (quoique sympathique) « bande de petits cons ! ».



C’est pourquoi il me semble qu’il est des conventions de la vie commune dont la disparition n’est pas anodine. Ainsi de l’antique coutume, qui voulait que dans l’espace public on remercie d’un geste de la main, paume ouverte, l’inconnu en voiture qui, placidement, vous laisse vous engager sur un passage piéton, ou vous permet d’effectuer tranquillement un créneau en trois fois sans faire montre d’impatience. Ce geste, qui manifeste que l’on accepte de recevoir comme un bienfait, même microscopique, un acte d’autrui, voilà qu’il a été remplacé depuis quelques années déjà par un pouce levé, à l’américaine ou à la manière peut-être des spectateurs des jeux du cirque de la Rome antique. Quoiqu’il en soit, celui qui lève le pouce pour reconnaître que nous avons bien agi ne nous remercie pas, mais se contente de porter un jugement sur notre acte, de le juger adéquat. En substituant le pouce levé approbateur à l’ancien « merci », le néo-citoyen semble s’abstraire du monde commun pour s’instituer juge et consommateur des actes d’autrui. Quand bien même ce pouce levé « voudrait dire » merci, il faudrait comprendre ce qui s’est passé quand nous l’avons substitué à un geste de la main classique voulant dire traditionnellement « merci ».

En remerciant autrui nous acceptons de reconnaître que sa façon d’agir a une influence sur nous, que nous sommes impliqués dans la situation qui nous amène à produire ce geste. Nous admettons ainsi que l’acte auquel ce geste répond aurait pu ne pas avoir lieu, que cet acte, nous ne sommes pas en mesure de l’exiger d’autrui, que nous ne le méritons pas. Il nous a été donné comme une grâce par autrui auquel nous devons quelque chose en échange puisque cet acte a fait de nous un débiteur. En approuvant d’un pouce levé l’acte d’autrui plutôt qu’en reconnaissant qu’il nous engageait, nous nous excluons de fait du monde concret. Pouce levé, nous paraissons devant une scène virtuelle qui ne nous contient pas, que nous surplombons plutôt que nous l’occupons.

Ces néo-citoyens au pouce levé, je les vois comme des internautes jugeant positivement tel ou tel article sans paraître engagés le moins du monde dans ce qu’ils lisent. Par ce simple geste, ils semblent transformer le monde concret en vaste centre commercial dont ils se contentent de juger la qualité des services qu’il leurs procure. Il y a quelque chose de comique dans cette prétention à mettre le monde à son service. Car cette souveraine exigence est aussi le signe d’un assujettissement, pour ne pas dire un avilissement. En levant notre pouce nous reprenons en effet sans paraître nous en rendre compte le discours de la publicité qui fait de nous des enfants capricieux et exigeants en mesure de considérer notre environnement comme une plateforme de services à notre disposition 24h/24 et 7j/7. Une infantilisation volontaire. C’est aussi une façon de dénier à quel point dans le moindre des actes du quotidien nous dépendons d’autrui alors que, de fait, rien n’est plus désarmé et « néoténique » que le néo-citoyen contemporain, incapable de faire cuire trois carottes et de poser deux étagères.

Mais il y a quelque chose de plus comique encore, et d’amèrement comique, dans la bonne conscience avec laquelle ces pouces sont levés. Sans doute ces néo-citoyens ne voient rien de mal dans le fait de substituer un compliment à un remerciement, et sans doute faut-il être un mauvais coucheur dans mon genre pour y déplorer la perte d’une minuscule part d’humanité de l’humanité contemporaine. Peut-être rendra-t-on mieux perceptible ce qui se perd ici en inversant la perspective : mettons-nous un court instant dans la peau de l’ex-bienfaiteur. Celui qui reçoit ce pouce levé à la place du merci attendu se sent brusquement ravalé au rang de petit enfant que sa maman félicite, « bravo, I’m so proud of you, Bé-Arrr-AIé-Vi-Ôuu, mon petit ». L’on s’attendait à se voir accordé le statut de bienfaiteur, nous voilà ravalé à celui de petit enfant qui reçoit son bon point. Avec son pouce benoitement levé, le néo-citoyen infantile infantilise autrui en toute bonne conscience.

Et ça m’énerve.

Mais bon,quand même à ceux qui sont arrivés jusqu'ici.






20/05/2010

Les enfants boivent, le réel trinque


On se réjouit ici et là de voir « les jeunes » grâce à nos désormais fameux apéros géants, « renouer avec le réel ». Voilà les geeks qui sortent enfin de chez eux, acceptent de se rencontrer, de faire la fête ensemble après avoir remisé leur quincaillerie informatique. C’est le grand retour de la vraie vie ! Et de l’amour et de la fraternité entre les vrais gens ! La grande revanche sur le virtuel ! On le savait que c’était pas si terrible tout ça ! Qu’ils allaient finir par s’embrasser vraiment nos jeunes ! Qu’au bout de la connexion, l’amour et la paix s’imposeraient ! Si on les « encadre » correctement et tendrement, tout va bien se passer. Ils vont bien s’amuser, et rentrer contents à la maison ! Les plus audacieusement jeunistes, comme la post-jeune Joy Sorman par exemple, voient même dans ces apéros géants une entreprise typiquement jeune de « subversion » des codes dominants des adultes. Soit dit en passant, c’est assez marrant de constater que ce rituel ringard par excellence qu’est l’apéro soit hissé au rang d’instrument de subversion par la grâce de notre belle jeunesse enfin rassemblée. Avant, l’adepte de l’apéro, c’était un gros beauf à moustache et à bob Ricard, aujourd’hui qu’il a subi une cure de jouvence, c’est un subversif qui plante le logiciel adultofasciste de la société contemporaine.

Aller, assez plaisanté ! Il faut avoir une conception très pauvre du virtuel pour s’imaginer que l’arrivée en masse dans notre beau pays de ces apéros géants signe le retour du printemps « réel ». Car le virtuel ne s’oppose pas nécessairement au réel. Rappelons-le, il existe bien devant les écrans des individus « réels » qui ont un corps, manipulent leur souris, vivent, et même mangent parfois, entre deux sessions msn. C’est précisément un certain rapport avec le réel qui caractérise l’approche virtuelle du monde, une approche qui s’affranchit de toutes les formes qu’impose au monde réel la réalité voulue par l’homme, et celle aussi qui s’impose à lui. En ce qu’elle marque un triomphe du rapport informel au réel, la virtualisation du monde constitue un processus de destruction non pas du réel, mais de la vieille réalité. Le réel, disait parait-il Lacan, c’est quand on se cogne, mais le néo-réel c’est quand on s’en cogne. Le néo-réel que produit le virtuel, est un réel sans forme, sans civilité, sans rite. Une meute sans tête déferle tout à coup sur la ville, contente d’elle-même, heureuse de se voir si nombreuse, d’envahir le cœur du cœur de la cité, de « s’approprier la ville ». Une fois dans la place, la meute ne pense qu’à s’abrutir le plus vite possible. « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse », cette bêtise romantique avait au moins pour elle  d'être bien formulée. « Binge drinking », dit-on hideusement, (et sobrement) aujourd’hui. Entre moi et l’ivresse, il n’y a rien, il ne doit rien y avoir. Non, il n’y a rien, rien d’autre que la vieille réalité que je ne veux pas voir, rien d’autre que les antiques (et dorénavant insupportables) obstacles entre moi et mon désir. L’apéro géant, c’est l’immense partouze virtuelle enfin actualisée, la destruction de toute forme d’obstacle entre moi et le réel, précisément la réalité. Les jeunes fêtards veulent être au centre-ville, au cœur radieux des choses, comme le remarquait judicieusement le maire de Nantes, ils s’amassent « place royale », car ce sont chacun d’eux qui prennent la place du roi, accèdent à la royauté absolue à travers ces apéros pendant lesquels la disparition des obstacles entre moi et le réel qui caractérise le rapport au monde de la virtualité informatique, est enfin actualisée. C’est précisément l’utopie moderne de la souveraineté absolue du moi qui paraît s’actualiser dans ces apéros géants, mais un moi d’autant plus puissant qu’il paraît avoir abdiqué toute forme d’individualité castratrice, qu’il paraît se fondre dans une foule sans âme qui lui confère au niveau collectif toute la puissance qu’il fantasmait seul devant son écran.

Loin de représenter je ne sais quel « retour du réel », les apéros géants sont au contraire un moyen comme un autre, et peut-être parfaitement éphémère, de la colonisation de la réalité par le virtuel. La réalité c’est, par exemple, la ville. Je veux dire la ville à l’ancienne. Un endroit où les choses sont à leur place : les hommes dans les cafés à compter fleurette à la serveuse, les femmes à l’église (1), les papiers dans les poubelles, les voitures (et les vélos) sur la chaussée, les piétons sur le trottoir. La ville à l’ancienne, c’est un monde où l’on ne s’adresse aux inconnus qu’avec civilité et retenu, sauf exception dûment codifiée, dans les boîtes de nuit pas exemple, ou lors de fêtes ritualisées. La néo-ville s’affranchit de toutes ces distinctions, la fête c’est obligatoire tous les jours dorénavant, le théâtre descend dans la rue, et les apéros, ce rituel privé, adultes, devient un « évènement » public, donc ouvert à tous et infantile. Les apéros géants c’est la continuation de la destruction de la ville d’autrefois par d’autres moyens.

Les apéros géants sont la forme impérialiste du virtuel, l’invasion catastrophique par celui-ci de l’espace public, sa colonisation du réel et, in fine, sa substitution à la réalité. Entrevoit-on l’ampleur du néant qui agite ces foules réunies par un seul mot d’ordre : soyons les plus nombreux possible, pour nous bourrer la gueule, plus vite et plus que nos voisins ? On apprend ainsi que Rennes et Nantes sont entrées en effervescence : c’est à celle des deux vieilles capitales bretonnes qui saura rassembler le plus grand nombre de ses enfants, comptabilisera le plus de comas éthyliques. Mais quelle que soit la teneur en alcool des boissons qu’ingurgitent ces meutes juvéniles, elles restent sous l’emprise du degré zéro de la rivalité mimétique. On fait comme toi, mais plus et à plus nombreux que toi. C’est à faire regretter les mots d’ordre les plus infantiles des manifestations les plus débiles des lycéens les plus engagés.

Quand il n’y a plus rien, il y a encore facebook et le réel qu’il sécrète, un réel qui commence par l’utopie de l’amour universel, se poursuit dans l’euphorie des paradis artificiels et s’achève dans le cauchemar de l’exhibition et du vomi collectifs. Distillée par le virtuel des réseaux informatiques, l’utopie moderne se révèle dans son essence, un néant à l’état pur.



(1) A ce point, j’entends mon surmoi moderne qui m’interpelle : « ou les hommes à l’église et les femmes à l’hôtel avec leurs amants, faut pas trop fantasmer le vieux monde quand même, hein, Piffard ! »

05/05/2010

Actualité de Chesterton

Le texte le plus profond que j’ai eu l’occasion de lire sur les délices présents et à venir de notre monde virtuel a été écrit par un auteur catholique au tout début du XXe siècle. Il s’intitule De Certains écrivains modernes et de l’institution de la famille et constitue le chapitre 14 de l’ouvrage de G.K Chesterton, Hérétiques, qui vient de paraître aux éditions Climats.

Presque un siècle avant Internet Chesterton y décrit avec une précision admirable l’état d’esprit d’Homo Internetus. Par quel miracle ? Homo Internetus est une possibilité de l’humanité moderne qui ne demandait qu’à s’actualiser grâce à la technologie. Homo Internetus est l’homme anticatholique par excellence. Celui qui se réfugie dans la secte de ses semblables, qui cherche dans le commerce de ceux qui pensent comme lui les facilités de l’approbation d’autrui et du déni de cette inconfortable réalité qui n’est rien d’autre que la somme des obstacles qui s’interposent entre nous et nos désirs . Homo Internetus cherche à fuir dans les délices de l’identité la dureté de la présence réelle d’autrui, présence qui impose à l’individu moderne le respect des formes de la civilité et la confrontation à l’opacité de la chair. Internet, c’est le triomphe contemporain du catharisme, cette négation de la dimension charnelle de l’humanité, ce contre quoi le catholicisme a toujours lutté. Qu’Internet soit le « lieu » du déchainement anticatholique, que le monde où triomphe la virtualité désincarnée d’Internet soit celui où s’effondre aussi l’influence de l’Eglise catholique, ça n’est sans doute pas un hasard.

 « Dans toutes les sociétés humaines étendues et hautement civilisées, écrit Chesterton, se créent des groupes fondés sur ce qu’on appelle la sympathie, qui excluent plus brusquement le monde réel que les grilles d’un monastère. Il n’y a rien de véritablement étroit dans le clan ; ce qui est vraiment étroit c’est la clique. Les hommes d’un même clan vivent ensemble parce qu’ils portent le même kilt ou descendent de la même vache sacrée ; mais dans leurs âmes, en vertu du hasard divin des choses, il y aura toujours plus de couleurs que dans n’importe quel tissu écossais. Alors que les hommes d’une même clique vivent ensemble parce qu’ils ont le même genre d’âme, et leur étroitesse d’esprit est l’étroitesse d’une cohérence et d’une satisfaction spirituelle, comme il en existe en enfer. Une grande société existe afin de former des cliques. Une grande société est une société où l’on favorise l’étroitesse. C’est un mécanisme dont le but est de prémunir l’individu solitaire et sensible contre l’expérience des transactions amères et fortifiantes de l’humanité. C’est, au sens le plus littéral, une société pour la prévention de la connaissance chrétienne de l’humanité (p.162). »

Avec une préscience sidérante, Chesterton a su discerner dans certaines tendances de son époque un phénomène de séparation de la communauté, de désertion du monde commun, qui n’a fait que s’amplifier depuis le moment où il écrivait ces lignes. La nucléarisation puis la destruction de la famille, le refuge que chacun trouve dans la jouissance autarcique des possibilités offertes par la technique (de la radio à l’Iphone) constituent le prolongement direct du phénomène que Chesterton nous décrit.

« Quand Londres était plus petit et que ses quartiers étaient plus indépendants et attachés à une paroisse, le club était ce qu’il est encore dans les villages, le contraire de ce qu’il est devenu dans les grande villes. On appréciait alors le club comme un endroit où l’homme pouvait faire preuve de socialité. A mesure que notre civilisation s’étend et devient complexe, le club cesse d’être un endroit où un homme peut avoir une discussion bruyante, pour se transformer de plus en plus en un endroit où un homme peut, comme on le dit s’une manière assez extraordinaire, « manger un morceau en toute tranquillité ». Son but est de mettre un homme à l’aise, et mettre un homme à l’aise, c’est le rendre le contraire de sociable. La sociabilité, comme le reste des bonnes choses, est pleine de désagréments, de dangers, et de sacrifices. Le club est propice à la plus décadente des combinaisons : l’anachorète voluptueux, l’homme chez qui se mêlent le sybaritisme de Lucullus et la solitude démente de saint Siméon Stylite (p.163) ».

L’anachorète voluptueux, voici une parfaite définition de ce qu’est Homo Internetus aujourd’hui, celui qui veut se passer d’autrui pour jouir, celui pour qui autrui, la présence charnelle, concrète, d’autrui, n’est rien d’autre qu’un obstacle entre lui et sa jouissance.

« Si nous étions demain matin bloqués par la neige dans la rue où nous habitons, nous accèderions soudain à un monde beaucoup plus vaste et beaucoup plus extravagant que celui que nous avons jamais connu. Tout l’effort de l’individu typiquement moderne consiste à s’échapper de la rue dans laquelle il vit. D’abord, il invente l’hygiène moderne et se rend à Margate. Ensuite, il invente la culture moderne et se rend à Florence. Puis il invente l’impérialisme moderne et part à Tombouctou. Il va jusqu’aux confins fantastiques de la terre. Il prétend chasser le tigre. Pour un peu, il se déplacerait à dos de chameau. Mais dans l’ensemble, il ne fait que fuir la rue où il est né, et il est toujours prêt à justifier cette fuite à sa manière. Il dit qu’il fuit sa rue parce qu’elle est triste : il ment. En réalité, il la fuit parce qu’elle est beaucoup trop passionnante. Elle est passionnante parce qu’elle est astreignante, et elle est astreignante parce qu’elle vit. Il peut visiter Venise parce que pour lui les Vénitiens ne sont que des Vénitiens, alors que les habitants de sa propre rue sont des hommes (p.163-164). »

En quelques phrases d’un drôlerie inimitable (en tous cas par moi), Chesterton nous donne la clé psychologique de quelques phénomènes qui caractérisent la modernité et en constituent la dynamique : le tourisme, l’industrie culturelle, l’impérialisme. J’hasarderai donc pour ma part que certains phénomènes contemporains inconnus de Chesterton comme Internet, je l’ai dit, ou les délocalisations en Chine, obéissent pour une large part à la logique ici décrite par Chesterton. Comment ne pas voir que l’aventurisme de nos hommes d’affaires qui investissent en Chine parce que dorénavant-c’est-là-bas-que-ça-se-passe, ou le superbe isolement des adolescents qui méprisent la table familiale, caractérisent des individus qui ne font rien d’autres que de fuir la rue où ils sont nés, la communauté étroite que décrit Chesterton, et dans laquelle il nous faut commercer et composer avec des êtres concrets, rétifs à reconnaitre la toute-puissance de notre désir.

« Nous nous faisons des amis ; nous nous faisons des ennemis ; mais c’est Dieu qui nous fait un voisin. Ainsi celui-ci nous arrive-t-il revêtu de toutes les terreurs impassibles de la nature ; il est aussi étrange que les étoiles, aussi indolent et indifférent que la pluie. Il est l’Homme, la plus terrible des bêtes. C’est pourquoi les anciennes religions, et l’ancien langage de l’Ecriture faisaient preuve d’une sagesse si clairvoyante quand ils parlaient, non pas de notre devoir envers l’humanité, mais de notre devoir envers notre prochain. Le devoir envers l’humanité peut souvent prendre la forme d’un choix personnel ou même agréable. Ce devoir peut être un passe-temps, et même une distraction (…) Nous pouvons lutter pour la paix internationale parce que nous sommes des fanatiques de la lutte. Le martyre le plus monstrueux, l’expérience la plus repoussante peuvent résulter d’un choix ou d’une espèce de goût (…) Nous pouvons aimer les nègres parce qu’ils sont noirs ou les socialistes allemands parce qu’ils sont pédants. Mais nous devons aimer notre voisin parce qu’il est (…) (p.166-167). »

Comment ne pas reconnaitre dans ces lignes cet état d’esprit moderne qui idolâtre le lointain et méprise le proche, qui dans son humanitarisme chronique manifeste le désir d’échapper à la nécessité d’aimer ce qui nous est proche, qui veut échapper à la dure présence du franchouillard, son prochain, en revendiquant un amour abstrait et équitable du lointain. Chesterton fait ici l’éloge de la famille en ce que celle-ci nous met dans une situation qui nous oblige à nous rendre compte que « la vie ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. » C’est ce que Chesterton appelle le roman de la famille.

« C’est un roman parce que c’est un coup de dés. C’est un roman parce qu’il mérite toutes les critiques de ses détracteurs. C’est un roman parce qu’il est arbitraire. C’est un roman parce qu’il existe bel et bien. Tant que vous avez des hommes choisis rationnellement, vous avez une atmosphère spéciale ou sectaire. C’est quand vous avez des hommes choisis irrationnellement que vous avec des hommes (…) Etre né sur terre, c’est être né dans un milieu peu agréable. Etre né sur terre, c’est être né dans un milieu peu agréable, et dés lors être né dans un roman. De toutes ces grandes limitations et de tous ces cadres qui façonnent et créent la poésie et la variété de la vie, la famille est la plus définie et la plus importante. C’est pourquoi elle est incomprise des modernes qui s’imaginent que le roman toucherait à sa perfection dans un état absolu de ce qu’ils appellent liberté. Ils croient que si un homme faisait un geste, ce serait un geste inouï et romanesque que le soleil tombe du ciel. Mais ce qui est inouï et romanesque au sujet du soleil c’est qu’il ne tombe pas du ciel. Ils cherchent sous toutes les formes un monde où il n’y aurait pas de limitation, c’est-à-dire un monde sans contours, un monde sans relief. Il n’y a rien de plus abjecte que cette infinité (p.170-172).»

Cette infinité abjecte, nous y sommes.