"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

27/11/2007

Aucune autre...

"Aucune autre époque de l'Histoire ne s'est voulue aussi tolérante et ouverte. Aucune n'a été aussi enchantée d'elle-même. Pour faire place à la littérature, c'est-à-dire à l'art de sortir de soi, il lui manque ce temps du verbe: l'imparfait du présent." Alain Finkielkraut.

26/11/2007

Splendeurs et misères de l’opinion personnelle à l’ère de la déconstruction industrielle


"Les publics comme les foules sont intolérants, orgueilleux, infatués, présomptueux et, sous le nom d’opinion, ils entendent que tout leur cède, même la vérité quand elle les contrarie." Gabriel Tarde, L’Opinion et la Foule.

Se faire son opinion....A écouter la révolte qui gronde dans le lumpenprolétariat de l’Internet, chacun, face-aux-médias-qui-nous-mentent-et-nous-manipulent, ne devrait pas avoir de tâche plus urgente que de «se faire son opinion» par lui-même, contre l’influence des médias, du groupe, bref des autres quels qu’ils soient. Se faire son opinion c’est ne croire qu’au truchement de sa propre raison pour accéder à un point de vue valide. Eriger la fabrication de sa propre opinion en valeur absolue c’est s’abandonner à l’idée obsidionale et paranoïaque qui fait d’autrui un manipulateur en puissance plutôt qu’un maître ou un pédagogue possible.

Se faire son opinion... Mais cette expression a-t-elle seulement un sens?

Arborer son opinion à soi le verbe haut et le regard fier est une nouveauté de l’époque. Naguère encore l’opinion avait mauvaise presse. L’opinion, c’était ce que chacun pensait lorsqu’il ne pensait pas. Grâce à l’étude, à la lecture des maîtres, à l’apprentissage scientifique et à la confrontation avec le « réel », il devenait possible au terme d’un long processus de surmonter son opinion pour viser à atteindre une forme ou une autre de la vérité, quand bien même cette vérité aurait été fragmentaire, parcellaire, provisoire, inatteignable.
S’affranchir de l’opinion c’était à la fois s’affranchir de la tyrannie du moi, en tant que celui-ci est la source de sensations qui donnent un contenu immédiat à la pensée, et s’affranchir des autres, en tant que ceux-ci sont la source spontanée de la pensée et des désirs. Par la médiation du texte et de l’expérience, il convenait de mettre en cause l’évidence des sensations et des points de vue validés par la collectivité. A la variété des opinions individuelles, à l’arbitraire des opinions collectives, s’opposaient l’unicité et l’inexorabilité de la vérité. Les plaisirs de l’évidence narcissique de l’opinion personnelle étaient sacrifiés par celui qui acceptait de suivre le chemin d’accès à la vérité transcendante et froide du monde métaphysique. Dans ce sacrifice, c’était d’une certaine façon le moi lui-même qui était offert en holocauste à l’impersonnalité du vrai.
IMPERFECTION DU PRESENT
Splendeurs...

Si l’on oublie (à Dieu ne plaise !) quelques scientifiques et quelques romanciers d’un autre temps qui font abstraction de leur personne pour tenter de comprendre le monde contemporain, offrir son ego en holocauste est aujourd’hui un acte frappé d’obsolescence (1). Le moi triomphant s’expose et s’étale sans vergogne. Voilà qu’il n’est plus honteux de balbutier quelque truisme à condition de le baptiser pompeusement « opinion personnelle » ! Une opinion à nous qu’on s’est fait tout seul ! Self-made thoughts ! Loin d’être infamante la pensée d’opinion est portée en étendard comme une arme de guerre et un signe d’indépendance, voire jetée à la figure de l’interlocuteur qui sera toujours renvoyé du côté de la doxa (2), du « politiquement correct ». Avez-vous remarqué comment les commentateurs les plus en vue se réclament toujours d’une marginalité courageuse face à une doxa oppressante et unanime ? Le discours informé aujourd’hui ne prétend pas à l’exactitude ni a fortiori à la vérité, mais seulement au statut d’opinion personnelle qui s’oppose au « bourrage de crane » des médias officiels. Voilà le paradoxe ! C’est « l’opinion personnelle » qui passe aujourd’hui pour être construite, quand les discours impersonnels sont nécessairement considérés comme infondés et manipulateurs. La connotation du mot « opinion » est donc en train de changer du tout au tout. Synonyme il y a peu encore d’erreur et de fausseté, l’opinion devient un titre de gloire individuel, la manifestation lumineuse d’un ego triomphant. Peu importe d’ailleurs que cette opinion individuelle soit partagée par des millions, voire des milliards d’individus. Il suffit que je la prétende construite et personnelle (elle est légitime parce que JE me la suis FAITE par MOI-MEME), en opposition réelle ou fantasmée avec une doxa réelle ou fantasmée, pour qu’elle devienne inattaquable, aussi légitime au fond que la vérité elle-même qui de toute façon, nous le savons depuis que nous prétendons avoir lu Derrida, n’existe pas.
Dans un tel contexte et si la mutation anthropologique que je pointe est juste, on comprend comment et pourquoi internet est le média de l’avenir. Chaque opinion peut s’y exprimer sur un pied d’égalité et tout point de vue qui prétendrait s’en arracher peut faire l’objet d’une déconstruction sur un mode industriel de la part de tout un chacun. Le libre cours laissé au ressentiment généralisé met en charpie tout point de vue surplombant, ou même au fond toute opinion qui aurait réussi à cristalliser un trop grand nombre d’ego pensants. Le chemin d’accès à la vérité est impraticable, et bientôt en friche.

...et misères de l’opinion personnelle

On touche néanmoins ici aux limites de l’égalitarisme narcissique et hâbleur qui paraît s’imposer aujourd’hui. En effet, pour s’exposer avec profit une opinion personnelle doit pouvoir s’appuyer sur le discours dont elle cherche à s’extraire. Tel un adolescent qui cherche à toute force à entrer en conflit avec ses parents pour pouvoir manifester son indépendance, le détenteur d’une « opinion personnelle » cherche à s’opposer à une doxa qu’il aura au besoin créée sur mesure.
Il n’est en outre pas possible de cumuler les joies du narcissisme que procure la mise en avant d’une opinion personnelle et les plaisirs de l’intellect suscités par la recherche de la vérité. Ce serait demander à la crémière le beurre et l’argent du beurre. Quant à exiger en sus l’admiration et les applaudissements de la foule, ce serait de la part de notre Narcisse à opinion personnelle demander encore le sourire de la crémière. Il peut attendre, car chacun le saura assez tôt, le culte de l’opinion personnelle, c’est la déconstruction derridienne mise à la portée des caniches.

(1) A titre d’illustration de ce que j’avance, je note que dans un contresens significatif, la méditation bouddhique Zen, qui est essentiellement l’art de mettre son moi à mort, devient sous sa forme abâtardie aujourd’hui tellement à la mode en Occident une voie d’accès à un hypothétique « développement personnel ».

(2) Comble d’ironie cette doxa est le mot qu’utilisait les Grecs pour stigmatiser l’erreur et la fausseté de l’opinion publique et lui opposer la recherche laborieuse, patiente et attentive de la vérité. La dialectique moderne : opinion personnelle contre doxa, ou doxa personnelle contre opinion publique.

19/11/2007

The Office

« Au bureau, partout où le regard se pose, ce ne sont que des surfaces unies, métalliques. Sous l’éclairage au néon, cru, sans ombres, il lui semble que son âme même est agressée. De l’immeuble, une masse de béton et de verre sans aucune originalité, émane un gaz inodore et incolore, qui s’insinue dans son sang et l’engourdit. IBM, il le jurerait, est en train de le tuer, de faire de lui un zombie. » Coetzee, Youth.

L’Arche de Zoé ou les ravages de l’infantocratie

Infantocratie : l’idéal de l’enfance imposé à l’humanité, Milan Kundera, L’Art du roman.

Pour tous ceux que la lecture de la Bible rebute, il me faut tout d’abord revenir sur un événement qui a marqué profondément la civilisation judéo-chrétienne, même s’il ne date pas d’hier puisqu’il s’agit du déluge. Ignorons au passage les vétilleux scientifiques qui doutent de son historicité et remontons courageusement jusqu’à ce fameux déluge et plus précisément jusqu’à l’Arche de Noé auquel l’Arche de Zoé, nom de l’association de pieds nickelés humanitaires qui se sont récemment fait remarquer au Tchad en tentant de dérober des enfants à leurs parentèles, fait implicitement référence. C’est au premier livre de la Bible que l’on trouve l’histoire de Noé, ce juste que Dieu sauva, ainsi que toute sa famille et les animaux réfugiés sur son arche, lorsqu’il décida de noyer la terre entière pour la purger de la violence déchaînée par l’humanité corrompue. Noé au moment du déluge était père de trois fils et avait atteint depuis quelque temps déjà la pleine force de l’âge puisqu’il était âgé de six cents ans tout ronds. Le vigoureux patriarche ne s’arrêta pas en si bon chemin sur la route de l’hyperlongévité et vécut encore quelque trois cent cinquante ans après la catastrophe, pour décéder finalement à l’âge respectable de neuf cent cinquante ans. C’est donc un homme d’âge mûr, chacun en conviendra aisément, qui trouva grâce aux yeux de Yahvé. Celui-ci avait sans doute eu le temps de regarder vivre sa créature pour finalement conclure qu’après toutes ces années, Noé avait fait ses preuves et méritait d’être sauvé plus que les jeunots au sang chaud qui cherchaient querelles pour un oui ou pour un non à leurs congénères. Dans sa grande sagesse Yahvé a choisi d’épargner un vieillard. C’est à la condition que l’humanité soit placée sous l’autorité d’un vieux sage (même si celui-ci, il le prouvera après le déluge, était un bon vivant) qu’il a paru possible à Dieu de nouer une nouvelle alliance avec sa création.

Rien n’est plus éloigné de cette obsolète gérontocratie ante et même postdiluvienne que la nouvelle alliance promise par les humanitaires jusqu’au-boutistes qui ont organisé le rocambolesque enlèvement vers le France de quelque 103 enfants de la région tchado-soudanaise. Il n’est qu’à se rendre sur la page d’accueil du site de l’association pour comprendre que s’il n’y a qu’une lettre qui différencie Noé de Zoé, cette lettre marque le gouffre qui sépare notre monde infantocratique du patriarcat d’antan. Sur cette page d’une longueur raisonnable (puisqu’elle dépasse à peine la longueur d’un article moyen sur Agoravox, c’est dire !) on trouve 38 occurrences du mot « enfant ». C’est que l’Arche de Zoé est une association qui est en phase avec son époque. Non seulement elle aime les enfants par-dessus tout, mais encore elle pense qu’au nom du salut des enfants toutes les barrières, physiques, morales, juridiques doivent s’effacer. Avec l’Arche de Zoé, l’hybris cordicole atteint sa pleine mesure. La vision du monde de ces philanthropes sans peur et sans reproche est simple. Face à la corruption qui touche les génocidaires comme leurs complices (Chine, ONU, puissances occidentales démissionnaires et « ONG traditionnelles », rien que cela) il est urgent d’agir, n’importe comment, et à n’importe quel prix. En ces temps de catastrophes humanitaires et d’inaction aussi bien institutionnelle que divine, il convient de se substituer aux politiques et à Dieu pour choisir qui sera jugé digne de survivre au génocide en cours et de trouver sa place sur le nouvel Arche d’alliance.

Quand le vieux Dieu du judéo-christianisme choisissait prudemment de réunir sous la responsabilité d’un vieillard la diversité du monde et de ses espèces, les apprentis démiurges de l’Arche de Zoé décident hardiment de sauver la part de l’humanité dont la valeur surpasse à leurs yeux d’hypermodernes celle du reste de la race humaine, les enfants, rien que les enfants et (si possible) tous les enfants. La diversité du monde disparaît sous le visage de l’innocence absolue, de la victime parfaite, de l’angélique réceptacle de notre amour : l’enfant victime de génocide.

Si nous étions dans un conte de fées, ce pourrait être un conte de fées qui finit bien. Ils s’associèrent sans but lucratif et sauvèrent beaucoup d’enfants.

Mais malheureusement l’histoire ne s’arrête pas là. Car en déclarant l’absolue nécessité d’agir, les membres de cette association ont inventé sans le savoir une nouvelle forme de machiavélisme : le machiavélisme humanitaire. Machiavel justifiait l’homicide au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat, de la necessità. Les humanitaires de l’Arche de Zoé justifient l’enlèvement d’enfants au nom de l’intérêt supérieur des bons sentiments. Il suffit d’écouter certains proches des membres de l’association qui défendent l’action de l’Arche de Zoé au nom de l’écho que celle-ci a trouvé dans les médias et du retour sur le devant de la scène médiatique de la question du Darfour que cela a occasionné. Au nom des enfants et des bons sentiments dont on les accable tout devient possible. La fin infantophile justifie les moyens criminels. Mais il est éthiquement impossible de dissocier la fin des moyens utilisés pour l’atteindre. Et c’est ainsi que dans l’opinion publique en France comme au Tchad, devant l’ignominie des moyens utilisés, on en vient à douter des fins avancées. Les accusations de pédophilie qui courent dans les journaux tchadiens à propos de l’association sont bien sûr infondées. Sur un plan strictement symbolique, on peut cependant avancer que le surinvestissement affectif dont font l’objet ces enfants confine à une idolâtrie dont l’intensité émotionnelle ne se trouve guère que dans la religion ou dans le sexe.