"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

08/12/2009

Les immigrés, les ploucs et moi

Dialogue à deux voix et quelques sur l’identité nationale

L’esprit en paix, je roule sur une route départementale déserte, largement en-dessous de la vitesse limite autorisée. Parfois l’asphalte est aveuglant à cause des rayons de soleil qui se reflètent sur le revêtement détrempé. Je tourne alors mon regard vers des champs d’un vert que la pluie a rendu très vif donnant des couleurs anachroniques à ce paysage d’hiver. La couverture cotonneuse que forment les bois sur la ligne d’horizon parait protéger délicatement du froid la campagne française. Souvent, au cœur d’un village inattendu, un minaret, pardon, un clocher d’église, interrompt hardiment les lignes horizontales des champs et la douce pente des collines boisées. Plus loin, des vaches placides et blanches, d’une immobilité saisissante dans l’attente de faire face à leur destin de vache, traite quotidienne ou abattage je ne sais, sont saupoudrées au petit bonheur la chance sur de vastes espaces clôturés mais toujours identiques. Le long d’un fil électrique, un vol d’oiseau nerveux, des étourneaux peut-être, ces oiseaux attirés par les lumières de la ville et dont le comportement a été modifié par elle, m’accompagne parfois un instant dans une quête absurde d’un ailleurs idéal. Il y a dans leur vol fébrile et chaotique quelque chose qui me ramène sans transition et malgré moi à la fièvre libidinale de la mégalopole que j’ai quittée il y a peu. Ralentir encore, pour que les étourneaux eux-mêmes me dépassent.
Ces oiseaux m’irritent et je m’entends bientôt penser tout haut. Qu’ils s’agglutinent sans moi par dizaines de milliers dans les villes, cette bande de crétins mimétiques, qu’ils se réchauffent les uns contre les autres et à la chaleur artificielle des hommes qui leur permet de ne plus migrer vers des pays sans hiver. Moi, je quitte la cité, je pars au désert. Fini de me faire marcher sur les pieds dans le métro, fini de me faire insulter sur internet, je roule seul et libre au cœur de la campagne française. C’est la voix de la Terre qui parle en moi, me dis-je au comble du lyrisme, celle de la douceur et de l’harmonie perdue. Au cœur de l’Hexagone, loin de tout, je respire enfin à pleins poumons dans mon monospace diesel. Je suis d’ici, je reste là. Mes ancêtres paysans ou chevaliers. Fiers défenseurs de la loi de Dieu, de la tradition et des ancêtres. De la douce répétition du même. Mais artisans ou ingénieurs aussi. Fiers bâtisseurs de la France d’antan. Fille aîné de l’Eglise. Je veux me mettre à leur diapason, à leur école. Fiers, fiers !

Mais ils ne sont pas toi Florentin, me susurre une autre voix, plus intime encore, mais plus fragile aussi, celle du Ciel peut-être, que l’on n’invoque jamais pour rien. Toi, tu n’as rien bâti, ni rien défendu. Humilie-toi un peu Florentin, rappelle-toi que tu n’es rien, rien d’autre qu’un moderne qui crache dans la soupe.
Regarde comme c’est beau Florentin coupe la voix de la Terre, tu as déjà vu un truc aussi beau dans les pays d’Asie ou d’Amérique où l’on t’envoyait ? Regarde encore Florentin, la campagne française, ces vieilles pierres. Arrête-toi Florentin, sens-les ces vieilles pierres et ces herbes, toutes les odeurs entêtantes des moisissures de la vieille France de ton enfance. Regarde depuis le bord de la route la vieille maison familiale qui était la tienne et qui ne t’appartient plus (quel barbare s’en est emparé, le sais-tu Florentin?), regarde comme elle est belle cette pierre ocre, regarde comme il est émouvant ce pigeonnier détruit au milieu des bois, c’est ici que tu venais Florentin, que tu escaladais les arbres et les murs quand tu n’avais pas dix ans, en compagnie de tes grands cousins disparus, c’est dans cette herbe que tu courais, sur ce gravier que tu t’écorchais les genoux sans cesser de t’enivrer de la joie de vivre qu’exhalait cette vieille demeure. C’est à toi, c’est chez toi, même si ce n’est pas à toi, même si ce n’est pas chez toi…

Mon cœur se serre, et mon esprit vagabonde dans les champs qui m’entourent, je rêve d’une douce rêverie bucolique et sans fin. La voix de la Terre remporte une victoire écrasante sur sa rivale. Il n’y a pas photo…Et la voilà qui pousse son avantage.
Ces immigrés innombrables, fils d’immigrés, qui ne rêvent que d’être Calife à la place du Calife. Ils se pressent en banlieue, ils ne voient que la ville. Obsession du social, de la reconnaissance. Phalènes affolées, aveuglées par les lumières du monde, qui butent sans cesse sur l’ampoule de verre déféquée par leur désir, et prennent ça pour un plafond posé là exprès par des méchants racistes tout blanc pour contrecarrer leur réussite. RER : tous descendent ensemble à Châtelet-Les-Halles, voilà on est au cœur du cœur, au centre du monde, tous ensemble, et ça s’étonne ensuite qu’il y ait de la bousculade, de la confusion, trop peu de place pour trop d’élus ! A moins que la France ce soit le pays des ploucs et que tout se passe au States, man, ou dans les îles, puisque la créolisation est l’avenir du monde. Calife à la place du Calife, c’est leur place. Les crétins, jamais ils ne sauront. Ils n’ont aucune idée de ce qu’est la Terre. De ce que je suis. Trop belle pour eux. Plonge-toi en moi Florentin. Je suis à toi, et je t’aime. Eux le truc qui les fait bander, c’est la tune et les meufs. La diversité, au sommet, pour les plus civilisés. Les étages élevés, des trucs aériens. Diversité à la télé, diversité dans « les grandes entreprises », diversité partout. Vaine agitation, vanités de la « réussite ». Moi, je t’offre, Florentin: silence, méditation, lenteur. Mon paysage se déploie sans fin ici-bas. Tu sauras me rendre vivante en me foulant. En arpentant chacun de mes centimètres carrés. Rends justice à la terre grasse de France Florentin, abandonnée depuis longtemps par ses fils, par des foules de fils de paysans oublieux et éblouis eux aussi par les promesses fallacieuses de la ville. Les fils d’immigrés, les fils de paysans. Et leurs filles. Les filles qui veulent autant que les mâles et même plus leur part du gros gâteau alléchant, la société. Au nom de leurs anciennes souffrances, enfin, celles de leurs grands-mères. Qui ne veulent plus entendre parler de la terre ingrate qu’il faut cultiver chaque jour, le visage penché vers elle, invisible pour les milliers d’admirateurs qu’elles méritent. Elles ne peuvent plus me voir ! Ca les rebute cette terre silencieuse et froide, indigne de leurs charmes. La télé, c’est là leur place. Elles veulent toutes un blog où se contempler plus avantageusement que dans un miroir, être rigolotes et sensuelles, cultivées et mystérieuses. Remplir sempiternellement la même tâche quotidienne, avec pour seule récompense les fruits que je leur offre en salaire de leur dur labeur, et la compagnie d’un mari taiseux, qui les culbutera sans passion une fois par semaine, trop peu pour elles. Elles méritent mieux que des mains terreuses et sèches. Pour rien au monde elles ne voudraient d’un paysan pour mari. Ce gros plouc, il n’a qu’à se branler. S’il craque, castration chimique. Elles vont elles aussi à la ville, c’est là que ça se passe. D’accord, d’accord. Je m’avoue vaincu : la Terre a raison, la Terre ne ment pas. Tout ce désir qu’aimante le gros corps monstrueux de la ville me donne la nausée. Je veux la paix et la liberté des paysages verdoyants de notre douce France. Je suis à toi, vieille terre de France, je t’appartiens.

C’est alors que je suis brutalement tiré des divagations nationales que rumine en moi la voix de la Terre, cette antique voix des hommes, par une présence qui pèse sur l’arrière de ma voiture. Pleins phares, un plouc du coin me colle au train, casquette renversée, visage fermé, bouche pincée, tout ça aperçu ou imaginé dans la pénombre de mon rétroviseur. Je sens mes pulsations cardiaques qui accélèrent soudainement leur rythme. Alors, Florentin, le plouc du coin, tu lui fais des déclarations d’amour tout seul dans un coin de ta tête et le voilà qui se pointe à la vitesse grand V. Quelle ironie, non, me glisse la voix du Ciel requinquée par cette apparition opportune. Pour un peu on dirait que c’est fait exprès par une divinité invisible (Eric Besson ?) pour relancer le débat. Mais il est un temps pour le débat, et un temps pour le combat. Faisons taire tout le monde, car voilà que j’accélère à mon tour pour échapper à l’emprise de mon poursuivant. Concentration. Belle course poursuite ! On dirait une parade amoureuse de canards homosexuels. Un coup d’œil au rétroviseur pour constater sans surprise que la distance entre lui et moi reste identique, bien que je passe maintenant la cinquième et accélère encore. Est-ce que je vais devoir passer à la casserole ? Ma fierté de mâle, hétérosexuel jusqu’à une preuve du contraire que j’espère lointaine, reprend le dessus. Je ralentis progressivement, ce qui a pour effet de mettre hors de lui mon drôle de prétendant, dans l’impossibilité de doubler. Coups de klaxons et appels de phares véhéments. Mais j’ai ma fierté et je ralentis encore, obéissant à l’envers à ses injonctions. Acharné, il réussit enfin à doubler et ponctue son exploit d’un coup de klaxon interminable couvert par le vrombissement assourdissant de son moteur, avant de disparaître devant moi à la vitesse de l’éclair.

Je croyais en avoir fini avec le bouseux et pouvoir convoquer le Ciel et la Terre pour poursuivre tranquillement avec eux mon débat intérieur sur l’identité nationale, quand j’aperçois devant moi le véhicule de mon ex-prétendant arrêté en travers de la route. Impossible de passer. Je stoppe alors ma voiture et descends calmement, en tentant d’arborer les signes de la virilité blasée mais correcte qui parait-il me va si bien.
Le gars du coin reste au volant, immobile, l’air vachement dégagé lui aussi, tranquille quoi, sûr de sa force. Il joue à domicile. Je décide d’être poli, ça ne coûte rien, et c’est plus prudent. Non sans avoir recours cependant à une pointe d’ironie dont j’espère qu’elle passera inaperçu à mon interlocuteur, ou au moins qu’il fera semblant de ne pas l’avoir remarquée. Ce n’est pas parce que je suis à l’extérieur que je vais m’abstenir de toute forme d’initiative. On n’est pas français pour rien, on aime le beau jeu.

-Bonjour, il y a un problème, vous avez besoin d’aide ?
-Nan, t’veux jouer au con, alors on joue au con.
-Euh, mais non, pas du tout, si vous n’avez besoin de rien, je voudrais seulement pouvoir poursuivre ma route dans votre belle région. Cher Monsieur. Auriez-vous l’obligeance de bien vouloir déplacer votre véhicule ?
- Belle région, mon cul, cher m’sieur, mes couilles. T’es pas dans le 9-3, ducon, ici on roule pas à trente à l’heure, y’a pas d’embouteillages. Le bougre était observateur, malgré mes néo-plaques, il avait remarqué mon origine géographique qui m’estampillait sans recours possible du sceau de l’infamie banlieusarde. Mais je ne pouvais pas le laisser me traiter de « ducon » sans réagir. Ravalant aussi discrètement que possible ma salive, respirant un grand coup, je me lançais.
- Et pourquoi est-il interdit de rouler à trente à l’heure et de prendre son temps? Vous avez tellement honte d’habiter ce trou perdu qu’il vous faut le parcourir à toute vitesse pour ne pas le voir ou le fuir le plus vite possible ? Je regardais mon interlocuteur bien droit dans les yeux, content de ma tirade bien qu’un peu inquiet de ses conséquences possibles. Je me rassurais en me disant qu’il aurait du mal à rameuter au milieu de cette campagne déserte une foule de gueux à fourches susceptible d’enduire le banlieusard que je suis de goudron et de plumes pour me chasser ignominieusement du canton. A l’inverse, serait-il sensible à cette vérité profonde que je lui assenais, comme ça en passant, dans le feu de la querelle : c’est la haine de soi et de ce qu’il est, au plus profond de son identité secrète, qui l’amène à ne pas supporter le moindre ralentissement, la moindre entrave dans ses déplacements d’un point à un autre. Vite, vite, ailleurs. Le pauvre plouc que j’ai en face de moi est insensible à la beauté des paysages qui sont les siens, du bonheur de vivre à proximité de cette terre cultivée depuis des millénaires et gorgée d’un christianisme qu’il n’a sans doute même pas pris la peine de renier, inculte qu’il est de père en fils. Mais mon interlocuteur me surprend. Et contre-attaque en appuyant là où ça fait mal.
- Ouahhhh ! Keski raconte ce pédé de bouffeur de cul de melon du 9-3, ki retourne chez ses zoulous vit’fait ! Eh ! On n’a pas besoin de toi ici t’entends ! Dégage ! Casse-toi dans ton bled de parisien maghrébin qu’habite même pas à Paris ! Parigot hors-les-murs! Tête de veau halal ! Ghettoïsé ! Youtre arabe ! Moi qui posait au sage imprégné des paysages de mon pays, la France, je me trouvais un peu gros Jean comme devant, renvoyé sans ambages dans mon identité de banlieusard, « déraciné », cultivé hors-sol depuis deux générations au moins. Instinctivement, le bouseux avait vu juste. J’endossais alors le rôle qu’il avait prévu pour moi, abandonnait toute velléité d’éduquer mon interlocuteur, et sombrait moi aussi dans l’invective.
- Ecoute, gros plouc, croquant couperosé, par où tu veux que je dégage puisque tu me barres la route, poivrot à casquette, rappeur de fumier, bouffeur d’asticots bio; descends plutôt de ta caisse pourrie et je vais te montrer comment on traite les bouseux de ton espèce dans ma banlieue !

Le plouc sort enfin de son véhicule. J’évalue mon adversaire. Acné post-juvénile. Survêtement Adidas disproportionné à un gabarit raisonnable. Mais les mains sont larges et les doigts épais. Pas des mains de puceau. Un travailleur manuel sans doute. Il faut se méfier avec les petits, ils sont capables de vous surprendre par leur audace et leur vivacité. Je fixe mon attention sur ses jambes et ses mains, d’où vont venir les coups. Roulement de tambour, sueur glacée qui coule lentement le long de mon échine. Je serre les poings pour que mes mains ne tremblent pas. J’avance un menton décidé. Rien. Je lève prudemment les yeux et perçois une lueur d’inquiétude dans son œil furibond. Me voilà aux trois-quarts rassuré: sans doute impressionné par la provenance géographique que laisse supposer à la fois l’immatriculation de ma voiture et mon discours de tantôt, comme par mon embonpoint qu’il confond peut-être avec une masse musculaire abondante, le pécore n’ira pas plus loin dans les hostilités. Non mais. Le face-à-face un peu grotesque qui se profile, Sergio Leone chez les pécores, sera son baroud d’honneur, et le mien. Heureusement que nous sommes entre nous, avec pour seuls témoins les étourneaux nerveux et les vaches placides. C’est l’avantage de la campagne. Rien, il ne se passe décidemment rien. Et rien, c’est long à la campagne. Je m’enhardis maintenant jusqu’à accrocher son regard, sans craindre une attaque soudaine. Cette baudruche se dégonfle, je le sens, très littéralement. Mon partenaire de psychodrame exhale en effet une odeur très désagréable, pas du tout noble moisissure vieille France, plutôt mauvais pinard et shit. Quelle désillusion ! Nous restons au moins trente longues secondes l’un en face de l’autre sans rien dire, les yeux dans les yeux. Pour un peu, on dirait qu’on s’aime. Mais son haleine fétide m’obsède au point de me faire oublier le motif de ma colère, et de me faire rire (intérieurement). Un bref ricanement (transmission de pensée ?), et il fait demi-tour avant de démarrer sur les chapeaux de roue. Piteuse retraite. L’oiseau s’est envolé. Je déguste un instant ma victoire minuscule sur les forces hostiles du lieu en englobant l’horizon d’un regard satisfait de nouveau propriétaire. Le 9-3 en force ! Mais avant que la voiture ne disparaisse, j’ai le temps de distinguer un large autocollant apposé à l’arrière du bolide: un drapeau portugais.

Finalement, me glisse la voix du Ciel au moment où je remonte dans mon véhicule, lui et toi, dans le coin, vous êtes seulement deux immigrés turbulents et mal intégrés.

La ferme, lui répond laconiquement, et avec quelques raisons, la voix de la Terre.




01/12/2009

Romantisme réactionnaire 2

humanité.com

Ce que je vois depuis la rue m’attire comme un aimant. C’est un vaste bureau ouvert dans lequel les employés travaillent en silence, grâce à des machines en tout point identiques à celle que je viens de quitter pour aller m’acheter un sandwich, le carburant qui me permettra de continuer l’après-midi la tâche qui m’a tenu occupé le matin. Depuis la rue je n’entends rien, mais il est aisé d’imaginer les bruits qui proviennent de la pièce : ce sont ceux que je viens de produire sans discontinuer pendant des heures. Clic-clic-clic-clic. Clic. Les individus sont penchés sur leur clavier, tels des rongeurs grattant le sol pour en extraire leur pitance : seules certaines bêtes sont capables d’une suractivité aussi constante et parfaitement indifférente à la présence indifférente de leurs congénères.

Dans cette excitation d’une immobilité presque parfaite, l’humanité paraît rejoindre l’animalité du troupeau et son grégarisme placide. Chacun, penché obstinément sur son écran, semble brouter les touches de son clavier. Parfois, une main se tend, saisit une bouteille d’eau, y boit à grand traits. Une tête se lève pour regarder sans la voir passer une voiture dans la rue.


(Ce n’est pas comme du temps du travail à la chaîne, non, car celui-ci était imposé d’en haut, pénible, aliénant. Ici, si soumission il y a, elle est volontaire, d’un enthousiasme fatal et morne. Bouclage de soi sur soi. Devant les écrans le jour, devant les écrans la nuit. A-t-on jamais vu un OS poursuivre sa tâche une fois rentré chez lui ? L’informatique est un onanisme.)


Depuis la rue, on ne voit pas toujours les yeux des individus cachés derrière les écrans mais on les imagine, concentrés et absents. Ils sont pleins d’une intelligence butée qui ignore consciencieusement les traces d’humanité qui les entourent. Ils sont là, ils ne sont pas là. Ils s’absentent.

Quant à moi, je reste là pendant de longues minutes à m’observer moi-même, tel que je suis d’habitude lorsque je travaille, dans cette image saisissante d’une humanité au travail qui n’accorde aucune attention à l’humanité au travail. Et destine toute son attention à un objet assez laid, qu’aucun Leonard de Vinci n’aurait pu imaginer. Comment imaginer en effet que l’humanité abandonnerait sans regrets et même sans y penser la quasi-totalité de ses occupations d’antan pour se consacrer avec tant de constance à un objet d’aspect aussi rébarbatif qu’un ordinateur ? L’artisan transformait la matière qu’il travaillait, mais l’écran-travailleur, que transforme-t-il ? Il suffit d’un clic ou deux parmi des milliers de clics pour effacer l'intégralité de la trace que nous avons voulu laisser dans la machine. Dans son apparence, celle-ci n’est en rien modifiée par le travail que nous effectuons sur elle. Le seul pouvoir que nous pouvons exercer sur elle, c’est la destruction.( J’y pense souvent avec plaisir.) L’artisan donnait une forme à une matière informe, l‘agriculteur imposait un ordre à une nature prolifère. Que faisons-nous devant nos chers écrans ?


Pour les écran-travailleurs, transportés par la passion numérique, on dirait qu’il n’y a plus de lieu, plus de temps, plus de corps, sinon le leur, le dos courbe, les jambes en trop, tout en trop sauf les yeux et les doigts, en attendant, rêve que la technologie ne manquera pas de réaliser bientôt, de pouvoir actionner leur machine avec leur seule volonté.


Chacun avec sa machine paraît former un couple parfait, maman et son bébé, Roméo et Juliette. Couple sans odeurs, sans reflux gastriques, sans gaz intempestifs. L’ordinateur ne pue ni ne rote, avec lui on n’est jamais déçu, sauf s’il tombe en panne, c’est alors la haine, des frustrations délirantes.


Couples parfaitement autonomes, parfaitement indifférents à mon regard oblique qui se pose sur eux depuis mon banc public. Pourquoi tant d’attention portée à un simple objet et tant d’indifférence à l’égard de nos semblables. Une hypothèse ? Mensonge romantique. Avec notre ordinateur au bout des doigts nous projetons de nous affranchir enfin des souffrances de l’hétéronomie, de l’incomplétude que manifeste pour notre plus grande honte notre désir d’autrui. Promis, juré, avec le numérique, le désir sera obsolète à force d’accomplissements enchanteurs. L’ordinateur c’est la burqa des athées et des chrétiens, et des autres aussi. Grâce à lui, chacun s’affranchit de l’embarrassante présence d’autrui. Je suis là, mais je suis occupé ailleurs. Comme la femme en burqa nous rappelle à chaque instant son appartenance inaliénable et fusionnelle à un autrui qui n’est pas nous, à un monde qui nous échappe, qui nous est parfaitement étranger. Stratégies de la vanité. Ma machine ou ma burqa m’appellent où je ne suis pas, car j’appartiens à un monde qui n’est pas le vôtre, autrement plus intéressant que le vôtre. Ma présence physique parmi vous est une erreur. Ne suis-je pas fascinant ?


Mais les menteurs romantiques sont les dupes de leur propre mensonge. Sont-ils vraiment les propriétaires de la machine qui les fait travailler et qui les modèlent ? Malentendu fatal. Pauvre de moi qui pense posséder ce qui me possède. Nous sommes des possédés. Regardons-nous : ces regards fiévreux, tout entier happés par leurs machines, ce sont les nôtres. Un spectre amoureux de spectres, ecce numerico homo.


J’y pense sur mon banc : les ventes de micro-ordinateurs ont doublé en X années, sans parler de celles des téléphones portables et des consoles de jeux vidéos. Combien d’écrans chez moi, dix, quinze, impossible de compter. Que se passe-t-il face à nous, très littéralement sous nos yeux ? Là où il y avait des hommes, il y a des écrans, là où il y avait des voix, il y a des cliquetis. Je n’appartiens plus au lieu dans lequel je me trouve, je suis un nomade, je n’ai personne à qui parler, sinon le vaste monde d’internet qui est le vrai monde, mon vrai monde à moi, contrairement à celui qui m’entoure qui est monde factice, un monde méchant, un monde de compromissions, complexe et sale. L’Ailleurs est ma patrie, Autrui numérisé mon alter ego, mon amoureux secret.


Grâce à l’écran nous ne sommes plus là, simplement là, être imparfaits et désirants, quémandant à autrui l’aumône d’un regard ou d’une marque d’attention. Notre corps qui se refuse à disparaître avec nous est un traitre à notre propre cause. Nos regards involontaires et nos émotions nous trahissent parfois eux aussi. C’est ainsi qu’un type entre deux âges, brun, un peu rougeaud, très terroir, d’ascendance auvergnate peut-être et affublé en conséquence d’un maillot de l’équipe de football londonienne d’Arsenal, lève les yeux de son écran et croise soudainement mon regard, puis détourne vivement les yeux. Cet échange inattendu me met vaguement mal à l’aise, et je me lève brusquement, passe enfin mon chemin.

(Disparition de la chair, mort du christianisme, victoire de la gnose. Le monde concret des choses est mauvais. L’épaisseur du monde doit s’abolir dans la douce virtualité du web. La rencontre sera à la fois célébrée et proscrite, reléguée dans l’autre monde auquel les nouveaux cathares que sont les internautes appartiennent de plein droit. Parfois l’on essaiera d’installer les idoles de l’autre monde dans ce monde-ci et l’on s’attirera les quolibets d’autrui, ce qui est toujours mieux que l’indifférence. Ainsi ces célibataires japonais, presque toujours des hommes, qui sortent leur polochon à l’effigie d’héroïnes de mangas dont ils sont amoureux au restaurant, en ayant pris soin de réserver pour deux personnes, puis commandent à leur polochon-starlette soigneusement installée à côté d’eux des plats fastueux, sous le regard de plus en plus indifférent des serveuses. Ils filent le parfait amour, tiennent-ils à nous faire savoir en direct sur Twitter, entre le nashi et le fromage, grâce à leur téléphone portable dernier cri. C’est assez impoli, c’est vrai, en plein tête-à-tête amoureux, de tripoter ainsi sans pudeur son portable, mais leurs dulcinées ne sont pas du genre à s’en offusquer.)