"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

22/10/2008

Donne-nous aujourd’hui notre haut débit de ce jour


La numérisation de la France, une croisade pour le XXIe siècle.

Hier, j’ai fait un truc bizarre. J’ai lu de A à Z le « plan de développement de l’économie numérique » pondu par notre sous-ministre à tout faire Eric Besson. J’entends déjà les quolibets des commentateurs citoyens : Ah ces cathos, ils sont vraiment masos ! Faut-il aimer souffrir pour se farcir un truc pareil ? MDR !!!!
Peuple citoyen, suspends ton jugement ! Car la lecture de ce pavé virtuel vaut son pesant d’octets ! On y en apprend de bien bonnes, vraiment ! Par exemple qu’il existe aujourd’hui en France un nouveau droit de l’homme et du citoyen, opposable en plus, contrairement à la plupart des autres sans doute moins essentiels, qui est un droit à l’Internet haut débit. Rendez-vous compte ! Les fiers députés de la Constituante qui adoptèrent la déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 s’en retournent soudainement dans leur tombe ! Ils ont oublié le droit au haut débit ! Les étourdis ! Ils auraient dû le savoir pourtant, que comme l’eau et l’électricité, le haut débit, c’est une « commodité essentielle (p.9) ! Une repentance républicaine s’impose ! Et vite ! On la veut demain sur Internet !

Mais grâce à Eric Besson rien n’est perdu. Si on se dépêche, il n’est pas trop tard pour réparer cet oubli. Pour ce faire, on nommera des ambassadeurs du numérique, sur l’ensemble du territoire. Des ambassadeurs du numérique, sur l’ensemble du territoire en plus, je vous jure que c’est vrai. C’est (en gras) à la page cinq du rapport. Certains esprits curieux se demanderont peut-être ce qu’est un ambassadeur du numérique. Bonne question. A lecture du rapport ça n’est pas très clair. On peut donc imaginer qu’à l’instar des ambassadeurs de France, les ambassadeurs du numérique s’attacheront à la défense des intérêts de ce dont ils sont les ambassadeurs, en l’occurrence le numérique. Il faut donc imaginer des hordes d’ambassadeurs – leur nombre n’est pas précisé, mais sachant qu’ils se devront de couvrir « l’ensemble du territoire », on peut imaginer qu’ils seront nombreux- sillonner les routes de France, à l’image des croisés ou des troupes révolutionnaire d’autrefois, pour défendre contre les populations arriérés des campagnes (où vivent les chouans ou les hérétiques de demain, j’ai nommé les numériquophobes) l’intérêt du numérique. Ces émissaires du digital se chargeront en particulier de faire entrer par tous les moyens non-violents imaginables les plus arriérés d’entre nous, les personnes âgées, les personnes handicapées et « à mobilité réduite » dans l’âge d’or du numérique. En langage Besson ça s’écrit ainsi. « ‘Ces ambassadeurs délivreront aux publics sensibles – personnes âgées, personnes handicapées, personnes à mobilité réduite – un service d’accompagnement vers la Télévision Numérique Terrestre (TNT). » Un service d’accompagnement délivré aux « publics sensibles ». Un « public sensible », c’est des gens qui ont l’habitude de perdre leur temps ailleurs que devant leurs écrans. Un « service d’accompagnement » c’est quoi au juste ? Sans doute des mesures visant à faire intégrer par les ouailles égarées dans les champs, ou vautrées dans leur fauteuil roulant, le peuple élu des numérisés. Plus question de flâner dans la forêt ou de boire des coups au bistrot ! Tous devant l’ordinateur, et malheur aux hérétiques technophobes ! 20% de croissance du haut débit en 2007, il trouve que c’est trop peu Eric Besson, il veut qu’on se dépêche en plus de se hâter, il trouve qu’on traîne bien trop par rapport à d’autres, à Hong Kong et en Corée du Sud par exemple, où ils sont bien plus connectés, bien plus en avance que nous sur ceux qui sont en retard! Car le numérique, c’est une question de croissance, autant dire de vie ou de mort. L’économie numérique c’est la source de plein de croissance ailleurs qu’en France, Besson nous le dit bien fort d’emblée dans son rapport, 25% aujourd’hui, 30% demain ! Pas question de s’en passer en ces temps de disette de points de croissance. Même avec les dents on ne rapporte pas grand-chose, ces jours-ci. Il faut passer au clavier et à la souris dare-dare, et sans rechigner. On n’a pas le choix ! Et en plus si c’est un nouveau droit, ce serait un crime de s’en priver !
En toute logique, Eric Besson veut aussi aller vers une plus grande « dématérialisation des échanges ». Moi qui avais l’impression que la dématérialisation des échanges avançait déjà bien assez vite toute seule, il me faut déchanter ! En France, on traîne, on traîne, sur le chemin de la dématérialisation ! Il faut passer la seconde, et que ça saute. Et pas question que les réduits du mobile traînent en route. On saura leur mettre la souris entre les reins, et débloquer les freins du fauteuil si nécessaire !
Rien ne sera épargné par la numérisation de la France qui doit devenir un fait social total, éducation, santé, entreprises, justice (« action n°128 : mettre en place la pré-plainte en ligne (p.65) »). Rien ne doit continuer d’exister hors du spectre de la France numérique.

Il se trouve que j’ai deux enfants collégiens. J’expérimente de près aujourd’hui les dégâts du tout numérique jusque dans l’éducation nationale. Aujourd’hui, certains collégiens tracent des figures géométriques grâce à une souris à l’occasion de devoirs de mathématiques réalisés à la maison sur ordinateur. Le compas et le rapporteur deviennent obsolètes. Des classes entières passent des heures à lire en classe de Français (puisqu’ils ne lisent plus ailleurs, ordinateur et télévision numérique obligent, c’est sans doute une bonne chose), parce que le professeur, un ex-handicapé du clavier récemment converti à la numérisation, plutôt que de faire cours s’échine à inscrire ses élèves sur des sites à partir desquels ils pourront réaliser des devoirs de grammaire que personne d’autre qu’un logiciel ne corrigera. Cela s’appelle, pour Eric Besson, la réduction la fracture numérique. J’appelle ça la généralisation de la bêtise institutionnelle.