"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

22/02/2008

L’assourdissant écho du rire de Dieu


«Il me plaît de penser que l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu», Milan Kundera, L’Art du roman.

«Le comique est un des plus clairs signes sataniques de l’homme et un des nombreux pépins contenus dans la pomme symbolique», Charles Baudelaire, De l’Essence du rire.


A quel point le rire est libérateur nous le savons depuis longtemps. Face aux fonctionnements et dysfonctionnements implacables des grosses machines à bonheur que l’humanité a façonnées, contre la satisfaction de soi habitant le notable qui se croit arrivé, le rire exerce sa puissance corrosive. Il nous libère un temps du poids des choses et des mots tels qu’ils sont. En introduisant une distance là où il n’y avait qu’adhérence, il relativise et fragilise l’inéluctabilité des institutions humaines. Parce qu’il lézarde les édifices symboliques que construisent les puissants pour préserver leur dignité, parce qu’il offre une compensation inestimable à l’humilié, le rire est fils de l’esprit démocratique qui n’admet rien au-dessus de lui. Tel un improbable rejeton sublunaire du Dieu de la Bible, le rire, pour un instant, « comble de biens les affamés et renvoie les riches sans rien ». C’est ainsi que, selon Kundera, le rire divin trouve aux commencements de la modernité, grâce au roman, un vecteur inédit pour faire retentir son écho dans un monde d’où Dieu lui-même s’est retiré.

La trace de Dieu dans un monde qui n’est plus qu’humain. C’est dire combien le rire est une chose sérieuse. Certains vont jusqu’à prétendre que sans le rire la vie ne mérite pas d’être vécue. Car en plus d’être une arme entre les mains de l’homme démocratique, le rire est bon pour la santé. Il favorise la digestion, le sommeil et le commerce avec autrui. Savoir rire de tout est le signe d’une bonne complexion et d’une légèreté de bon aloi dans l’approche des problèmes. L’homme qui rit est un homme sain dans un corps sain. A contrario, rien de pire, de plus condamnable, de plus ridicule que l’esprit de sérieux, celui qui anime le bigot de toutes les religions dans leur obsolescence et le militant de tous les partis politiques dans leur ringardise, tout ce que déteste Homo decomplexus, ce nouvel avatar de l’humanité occidentale d’après l’Histoire, celle qui ne s’en laisse pas compter, qui juge toujours de tout par elle-même et d’après elle-même, et qui est toujours prête à s’offrir une bonne tranche de rigolade sur le dos de son prochain dès lors que celui-ci paraît naïvement adhérer au monde.


La cause est donc entendue, les rôles ont donc depuis longtemps été distribués, avec d’un côté l’impayable représentant des institutions, qui croit en ce qu’il professe, confesse, démontre et défend, et de l’autre l’esprit libre, fièrement dressé face au pouvoir, avec pour seule arme son sens de la dérision, ennemi de toutes les certitudes qu’il n’a pas, l’esprit libre pour lequel les formes chatoyantes du monde humain sont toutes sans exception privées de solennité et de grandeur, et pour lequel toute manifestation de révérence à l’égard de ces formes ne sera qu’une occasion supplémentaire de rires aux dépens des tristes sires qui s’y livreront. Le monde selon l’esprit libre est toujours un monde en miettes, ou plutôt un monde qu’il est sur le point de mettre en miettes grâce à la puissance corrosive de son rire en liberté.


Cette belle histoire que nous nous sommes longtemps racontée, celle qui met aux prises le rieur solitaire d’une part et la foule des croyants de l’autre, nous avons aujourd’hui du mal à y croire tout à fait. C’est que ce rire était intimement lié à la mise à distance du social ou, ce qui est une autre façon de dire la même chose, à la pratique solitaire et asociale de la lecture. Aujourd’hui la figure aimable de l’héroïque rieur solitaire a vécu et cédé sa place au social justement, à la foule hilare des résistants coalisés sur internet et ailleurs. Cette foule dont le rire, sous l’effet catastrophique du nombre, s’abîme en ricanement. Nous n’entendons plus rien, je n’entends plus rien, dans cette « obscénité fusionnelle du rire barbare » (Alain Finkielkraut), de l’écho du rire de Dieu. Le rire vient ici, non pas du sentiment d’un ébranlement dans l’ordonnancement d’un monde dont nous nous sentirions solidaires, mais au contraire de l’idée de sa propre supériorité (« idée satanique s’il en fut jamais », disait Baudelaire), d’une adhésion de soi à soi et donc d’une mise à distance d’autrui. Le rire libérateur et niveleur de l’opprimé, le rire qui abaisse les puissants et les rappellent à leur finitude devient le rire cruel de ceux qui ne risquent et ne respectent rien dans un monde déserté par toute verticalité. C’est ainsi que Michel Houellebecq qui est aussi, comme tous les grands romanciers, un grand moraliste, manifeste par le truchement de son narrateur, au début de son dernier roman, La Possibilité d’une île, un profond dégoût à l’encontre du rire. L’écrivain y expose dans une veine baudelairienne la crise existentielle d’un humoriste qui a porté à son paroxysme l’art de rire de tout. « Ce que je ne parvenais plus à supporter c’était le rire, le rire en lui-même, cette subite et violente distorsion des traits qui déforme la face humaine, qui la dépouille en un instant de toute dignité. Si l’homme rit, s’il est le seul, parmi le règne animal, à exhiber cette atroce déformation faciale, c’est également qu’il est le seul, dépassant l’égoïsme de la nature animale, à avoir atteint le stade infernal et suprême de la cruauté. » Le rire devient cruauté car il est coupé de sa racine éthique, c’est-à-dire divine, et devient purement mécanique. Il est réduit à une simple et « atroce » manifestation physiologique de cruauté.


Contre qui s’exerce aujourd’hui cette cruauté du comique, lorsqu’elle ne heurte pas la morale commune ? Principalement contre ce à quoi plus personne ou presque ne croit, les institutions d’antan, la nation et ses représentants, l’église et ses fidèles. Il y a une sorte de joie mauvaise qui retentit dans le rire démocratique lorsqu’il s’en prend à ses anciens maîtres. Notre rire, aussi vertueusement démocratique soit-il, gagnerait en dignité à se chercher d’autres victimes. Car ce qui est fragile aujourd’hui ce sont bien ces institutions discréditées, ces vecteurs du vivre-ensemble que nous méprisons et vilipendons parce que, nous autres à qui on ne la fait pas, affranchis que nous sommes par nos propres éclats de rire, ne voulons plus croire que ces institutions sont mues par le souci du Bien. C’est que nous savons que ce Bien n’est que le masque hypocrite de la vanité et l’intérêt. Cela c’est notre rire, notre rire affreusement collectif, notre rire barbare dont « l’obscénité fusionnelle » devrait pourtant nous crever les tympans, qui nous l’apprend et laisse ainsi la place libre à la cynique et ricaneuse neutralité du marché.


Et ce rire là, le rire du marché, le rire du seul Dieu qui nous restera, n’a pas fini de retentir.

20/02/2008

Pour un enseignement de la critique-de-Sarkozy dès l’école primaire


La critique-de-Sarkozy n’est pas seulement un droit de l’homme et du citoyen, c’est aussi un droit de l’enfant.


Trop d’enfants, pour des raisons sociales ou familiales, sont aujourd’hui privés du droit fondamental à la critique-de-Sarkozy. De nombreuses études sociologiques l’ont démontré de façon définitive (quoique à mon avis en en sous-estimant les bienfaits), la critique-de-Sarkozy est à la fois bonne pour la santé et excellente pour la démocratie. Bonne pour la santé, parce qu’elle a comme un art appelé théâtre, autrefois très populaire sous nos latitudes, des vertus cathartiques qui offrent à peu de frais au citoyen l’opportunité de se purger de ses passions les plus viles (envie, jalousie, ressentiment) sans prendre aucun risque. Bonne pour la démocratie aussi, car il convient que le citoyen, fût-il impubère, apprenne à se défier de toute dérive potentiellement monarchique ou tyrannique de ses institutions en rappelant à tous les apprentis Tarquin ce que la république réserve à ceux qui cherchent à s’élever au-dessus de la médiocrité commune. D’abord abondamment pratiquée dans les bistrots avec la verve et l’intelligence qui caractérisent le Français moyen sous l’emprise de la boisson, la critique-de-Sarkozy se répand à toute vitesse sur internet de par les effets conjugués de l’interdiction du tabac dans les lieux publics et du sentiment d’impunité que favorise l’usage de l’anonymat ou du pseudonymat dans l’injure.
Cependant, la critique-de-Sarkozy reste encore scandaleusement socialement marquante, traversée par des codes que Bourdieu a magnifiquement su analyser dans son œuvre. Dans certains segments de la société française la critique-de-Sarkozy est portée à un degré de virtuosité qui en fait l’habitus d’une élite culturelle qui transmet à sa progéniture ou dans le secret des alcôves l’art et la manière de mener une critique-de-Sarkozy à la fois efficace et distinctive d’un point de vue social, alors que d’autres formes de critique-de-Sarkozy, moins élaborées sont scandaleusement stigmatisantes. Ainsi on trouve au bas de l’échelle sociale, l’antisarkozysme naïf et l’antisarkozysme ricanant et vulgaire, puis en s’élevant dans la hiérarchie sociale, on trouve l’antisarkozysme laïcard, très pratiqué actuellement, on a aussi l’antisarkozysme de nouveau riche culturel, qui sent l’esbroufe et l’épate-bourgeois, pour trouver, tout en haut de la hiérarchie sociale, l’antisarkozysme intellectuel et enfin l’antisarkozysme décalé.
On pourrait sans doute affiner ces catégories par des études sociologiques plus approfondies. Mais il y a pire encore que cette stigmatisation sociale. Ce sont en effet, en plein XXIe siècle, des segments entiers de la population française qui restent scandaleusement à l’écart de cette pratique bienfaisante. Face à cette situation intolérable, il convient de prendre le taureau par les cornes et d’instituer dès le plus jeune âge une nouvelle matière, à côté du français, des mathématiques et de la découverte du monde, la critique-de-Sarkozy, qui permettra à nos chères têtes plus ou moins blondes de se familiariser avec cet instrument essentiel à la conservation de la santé et à la défense de la démocratie qui doit devenir aussi, à terme, un facteur de mobilité sociale. Dès l’apprentissage de la lecture par exemple, on peut imaginer que l’appréhension de la méthode syllabique se ferait sur la base d’une assonance de bon aloi, ayant en outre l’avantage d’être festive, telle que Sarkozy-zi-zi, qui devrait beaucoup plaire aux plus jeunes d’entre nous. Quelques années plus tard, vers 8-9 ans, au moment où les élèves sont enfin en âge de réfléchir par eux-mêmes, l’animateur de cours (un nom plus approprié me semble-t-il que le pompeux « instituteur », qui fait très ringard, très XXe siècle) devra présenter aux apprenants un projet visant à la réalisation d’un ouvrage collectif de pensée par soi-même qui devra être intitulé L’antisarkozysme est un humanisme. Au collège et au lycée, les cycles d’études en critique-de-Sarkozy devront être développés et pourront être agrémentés de stages sur le terrain avec force manifestations et autres rituels tels que la combustion d’effigies de Sarkozy lors de grandes messes collectives dûment encadrées par les coach-enseignants afin que personne ne se brûle.


Le développement de cette nouvelle matière permettra d’injecter un peu d’égalité en diffusant et en transformant en facteur de mobilité sociale cette magnifique institution naissante dont les bienfaits sur le corps social sont encore aujourd’hui singulièrement sous-évalués par les experts.

Longue vie à la critique-de-Sarkozy et à tous ceux qui la pratiquent !

13/02/2008

Austro-Hungarian Consulting Group

"Il semblait au début qu'ils avaient échoué là par hasard, selon les caprices du vent, et qu'ils venaient vivre ici de façon provisoire, pour partager plus ou moins avec nous la façon dont on avait toujours vécu dans ces contrées, comme si les autorités civiles devaient prolonger pendant un certain temps l'occupation inaugurée par l'armée. Cependant, de mois en mois, le nombre de ces étrangers augmentait. Ce qui suprenait le plus les gens de la ville et les remplissait à la fois d'étonnement et de méfiance, ce n'était pas tant leur nombre que leurs incompréhensibles et interminables projets, l'activité débordante et la persévérance dont ils faisaient preuve pour mener à bien les tâches qu'ils entreprenaient. Ces étrangers ne s'arrêtaient jamais de travailler et ne permettaient à personne de prendre le moindre répit; ils semblaient résolus à enfermer dans leur réseau, -invisible, mais de plus en plus perceptible- de lois, d'ordonnances et de règlement la vie tout entière, hommes, bêtes et objets, et à tout déplacer et transformer autour d'eux, aussi bien l'aspect extérieur de la ville que les moeurs et les habitudes des hommes, du berceau à la tombe. Ils faisaient tout cela avec calme et sans beaucoup parler, sans user de violence ou de provocation, si bien que l'on n'avait pas à quoi résister. Lorsqu'ils se heurtaient à l'incompréhension ou à des résistences, ils s'arrêtaient immédiatement, se consultaient quelque part sans qu'on le vît, changeaient seulement d'objectif ou de façon de faire, mais parvenaient quand même à leurs fins. Ils mesuraient une terre en friche, marquaient les arbres dans la forêt, inspectaient les lieux d'aisances et les canaux, examinaient les dents des chevaux et des vaches, vérifiaient les poids et les mesures, s'informaient des maladies dont souffrait le peuple, du nombre et des noms des arbres fruitiers, des races de moutons ou de la volaille. (On aurait dit qu'ils s'amusaient, tant ce qu'ils faisaient paraissait incompréhensible, irréel et peu sérieux aux yeux des gens.)"
évaluer, dit-il
Ivo Andrić, Le Pont sur la Drina

Bienvenue en médiacratie


Que s’est-il passé ? Telle est la question un peu triviale que pose Bernard Lewis en tête d’un essai brillant sur l’Islam (What Went Wrong ?) et que devrait décliner notre époque d’après la catastrophe, à propos, sans souci d’exhaustivité et dans le désordre (comme cela va de soi en régime postmoderne), des concepts fondateurs de la modernité que sont le libéralisme, l’éducation, la santé, la politique et, dans une certaine mesure, le journalisme.
Car, contrairement à ce que laisse peut-être penser certaines glorieuses apparences telles que l’augmentation impressionnante du nombre de cartes de presse (+ 25 % en dix ans), le journalisme est en crise. En effet, alors que la soif d’information du citoyen paraît inextinguible, que le statut social des journalistes est aujourd’hui plus prestigieux que jamais (en témoigne les nombreux mariages entre hommes politiques et femmes journalistes), beaucoup de journalistes éprouvent un sentiment de détresse face à l’évolution de leur profession, tandis que le citoyen se montre pour sa part de plus en plus défiant à l’encontre du pouvoir grandissant des médias.
Comment expliquer ce hiatus ? Le journalisme a longtemps été pensé comme un nécessaire (contre-)pouvoir, le quatrième, dont l’émergence fut contemporaine des institutions démocratiques marquées par la conception libérale du meilleur régime, conception selon laquelle une stricte séparation des pouvoirs est nécessaire. Ce « quatrième pouvoir », qui est, selon Marcel Gauchet, « consubstantiel à la politique moderne conçue comme émanation de la société » (1) serait aujourd’hui, au moment même où il paraît triompher, sur le point de se fondre dans une médiacratie qui le dénature en le soumettant. C’est le diagnostic, brillant, incisif, mais aussi inquiétant pour notre vieille démocratie, que formulent Philippe Cohen et Elisabeth Lévy dans leur ouvrage, Notre métier a mal tourné, paru aux éditions de Minuit en janvier 2008.
Selon le fascinant récit que font les auteurs de la mutation du journalisme contemporain, de contre-pouvoir, le journalisme est d’abord devenu un factotum des différents pouvoirs, avant de paraître prendre le pouvoir lui-même, au risque de disparaître (en tant que contre-pouvoir) dans ce processus.
Ainsi, le journalisme politique est devenu « une chronique de cour (p. 226) » souvent instrumentalisée par un pouvoir exécutif lui-même fasciné par l’image que lui renvoient les médias, tandis que l’obsolète envoyé spécial devient un employé spécialement affecté à la couverture « d’événements » créés de toutes pièces par d’énormes machines indifféremment financières, sportives ou militaires, « événements » qui n’existeraient cependant pas sans lui. L’archaïque journaliste d’investigation pour sa part devient un simple intermédiaire entre les juges qui veulent régler leurs comptes avec les politiques et la une du journal, avant d’être en position, comme dans l’affaire Allègre, d’intimer aux juges d’avaliser, par l’ouverture d’une enquête, les lynchages médiatiques qu’il orchestre. Quant au journalisme d’opinion, il est tout simplement honni, relégué dans ces décharges à ciel ouvert de la pensée contemporaine que sont les blogs (et autres billets d’humeur).
Dans une large mesure ces évolutions parallèles ont une cause unique, le discrédit dans lequel a sombré le concept « d’idéologie » au profit d’une idéologie qui ne dit pas son nom, celle de la neutralité, du culte du fait. Outre le fait que « la prétendue neutralité est la façade commode d’une idéologie moralisatrice et soupçonneuse (p. 73) », elle est aussi le socle d’un dogme à ce point figé qu’il pourrait être littéralement qualifié de religieux. C’est ainsi que les journalistes, forment un « clergé (p. 105) », « chargé de propager la bonne parole » d’une « croyance, peut-être l’ultime croyance, d’une époque qui se croit incroyante. (Ibid.) »
Cette croyance est ultime au double sens où elle se nie elle-même en tant que croyance et où elle procède à une liquidation radicale d’une médiation symbolique tributaire du passé et constitutive de la pensée, qu’elle soit critique ou religieuse. Comme toutes les institutions démocratiques, le journalisme est, en son origine, affaire de représentation. Le journalisme en ce qu’il se veut fidèle à la réalité, ne peut s’affranchir d’un point de vue sur le réel. Le monde, lorsqu’il passe par le prisme du sujet, est nécessairement représenté, il ne peut être livré tel quel grâce à un illusoire et mortifère souci de neutralité. De la même façon que la France a besoin d’une représentation démocratique (grâce à ses élus), et iconique ou conceptuelle (grâce à des symboles et des valeurs), pour exister concrètement (2), le monde doit être représenté pour pouvoir être saisi, appréhendé dans sa densité. Il n’existe pas d’accès direct au monde grâce aux médias télévisuels ou cybernétiques, sinon sous la forme fantomatique de l’effigie magistralement décrite par Günther Anders dans son ouvrage L’Obsolescence de l’homme.
Mais cette évacuation de la réalité au profit d’un hypothétique réel n’est pas le fin mot de l’histoire. Il y a autre chose. Et cette autre chose est particulièrement ironique si l’on remarque, comme le font à de nombreuses reprises les auteurs, que le culte de la neutralité est défendu becs et ongles aujourd’hui par une théorie d’anciens gauchistes. Lorsqu’on n’a pas de point de vue sur le monde, on est perméable à tous ceux qui en ont un, ou, à défaut d’en avoir un, qui ont des intérêts à défendre : les grands groupes privés, les différents lobbies, les gouvernements, bref tous ceux qui financent d’une façon ou d’une autre le journalisme. C’est ainsi que les médias tout à leur neutralité sont livrés sans défense idéologique aux points de vue particuliers d’énormes machines elles-mêmes obsédées par leurs propres images. Sur le point d’être absorbé par le monde économique, le journalisme est l’idéal complément moralisateur de ce monde, l’écume évanescente d’un océan d’intérêts financiers fascinés par le médiatique qu’ils investissent en masse. Pour paraphraser plus précisément Marx, le journalisme constitue la théorie générale de ce monde médiatique, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles.
Le tableau est sombre et l’on ne voit guère poindre de lueur journalistique à l’horizon médiatique qui permettrait d’espérer que le journalisme pourrait être restauré dans son rôle (essentiel pour la démocratie) de contre-pouvoir. Le journalisme sera-t-il régénéré par le « journalisme-citoyen » grâce auquel (à cause duquel) vous lisez ces lignes ? Détrompez-vous. En substance, le journalisme citoyen est au journalisme ce que l’art contemporain est à l’art : un fossoyeur. Alors que les « journalautes » dans les salles de rédactions taylorisées des journaux.fr travaillent pour des salaires de misères à paraphraser les agences de presse, le journaliste citoyen, chez lui (ou au bureau) fait la même chose, mais gratuitement, contribuant ainsi à la baisse tendancielle du salaire du prolétaire-journalaute. Ainsi notre époque a-t-elle inventé une nouvelle sorte de sous-prolétaire, celui qui travaille gracieusement (ou, à la rigueur, pour un drôle d’avatar servile de la « reconnaissance » hégélienne peut-être ?) à enrichir la médiacratie tout en sciant la branche sur laquelle est assis son camarade journalaute (3).
Les meilleurs chapitres de cet ouvrage ne sont pas ceux, presque purement factuels, qui se livrent à une longue description des péripéties qu’ont connues les rédactions de trois grands quotidiens (Le Monde, Libération, Les Echos) et qui intéresseront néanmoins, n’en doutons pas, la profession et la para-profession citoyenne, mais plutôt ceux qui contiennent l’analyse des auteurs sur l’évolution de leur métier et les hypothèses qu’ils formulent sur son évolution présente et à venir que j’ai tentées de résumer ici (deuxième partie p.101 à 139 en particulier). C’est ainsi que cet ouvrage constitue la meilleure illustration du plaidoyer des auteurs en faveur d’un journalisme réfléchi, ouvertement idéologique, incarné, plutôt que purement et abstraitement factuel.
(1) « Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir », Le Débat, « Penser la société des médias » (I), n° 138, janvier-février 2006, cité par Ph. Cohen et E. Levy, p.129.
(2) Je me permets ici de me livrer sans vergogne à un copinage éhonté (mais pourquoi me priver, je ne suis pas payé après tout !) en renvoyant à l’excellent article de mon excellente amie Emmanuelle Compagnon.
(3) Si l’on veut savoir ce que pense exactement nos deux auteurs au sujet de notre cher média citoyen, qui incarnerait en France un « journalisme d’en bas », on peut lire ce passage. « Sur Agoravox, seul "média citoyen" français d’une certaine envergure, comme sur la plupart des blogs, la tonalité qui domine est celle de la plainte », à en croire David Abiker, chroniqueur à France Info et observateur affûté de la toile : « Tous ceux qui se pensent victimes des Parisiens, des riches et des puissants peuvent s’y épancher, mais seule une minorité a quelque chose d’intéressant à dire (p. 208-209). » Et un peu plus loin. « Intarissable auteur de commentaires oiseux ou hargneux, l’internaute interactif est tenu par ceux qui animent - c’est-à-dire dirigent - un site dans la même estime que le militant trop dynamique par la direction de son parti. "Ils nous emm..." En privé, voilà à quoi se résume souvent le point de vue des maîtres du cyberespace sur leurs "visiteurs". Ce qui ne les empêche nullement de proclamer urbi et orbi : "Votre parole vaut la nôtre (p. 209)." »

08/02/2008

En face

Insolemment indifférent à son sort, l’écran est éteint, abandonné à sa place, face à mon fauteuil vide. Loin de là, dans le brouhaha du café, tu me fais enfin face. Très vite, quand tu parles aussi bien que quand tu m’écoutes, la labilité de ton visage, la mobilité de tes mains qui vont et viennent de la tasse à tes cheveux m’impressionnent. J’en ai peur et je le souhaite, chacun de mes mots s’imprimeront en toi. Je guette la trace qu’ils laisseront sur ton visage et je suis inquiet de la forme qu’elle prendra. Il me faut contrôler soigneusement ce que je dis. Cela nuit à la spontanéité que je voudrais manifester pendant notre rencontre. Ma parole est contrainte, appliquée. Lorsque c’est ton tour de parler la tension ne faiblit pas. Il me faut maîtriser mes réactions et mon inquiétude à la pensée de ce que tu liras malgré moi sur mon visage : gêne, agacement, volonté d’abréger ce face-à-face pour que la tension tombe enfin. Il faudrait briser la glace, mais je ne sais pas te faire rire. Nos visages sont des livres ouverts que nous écrivons malgré nous. Cette écriture automatique qui infirme peut-être les phrases que je prononce, que tu prononces, me trouble et me donne envie de fuir. Je pense à l’écran inexpressif, muet, buté, obstiné, qui répond toujours à côté parce qu’il ne sait pas lire sur nos visages. A la pensée du soulagement que j’éprouverai tantôt, lorsque je retrouverai cette bête inerte, ce fantôme dont le mutisme n’est jamais assez bavard à mon goût, lorsque je taperai enfin sur ce clavier aussi moqueur que docile, je me sens lâche et abandonné de Dieu.

Sursitaire

Malgré ses bonnes manières, il déteste ses concitoyens qu’il trouve incultes, malappris. Il vit dans la ville sans voir personne. Sa superbe impressionne, nul ne l’approche sans éprouver un fond de crainte révérencieuse. D’invisibles œillères guident son regard qui ne se pose que sur les choses, son téléphone, le mobilier urbain. Ce roi sans sujets vit entouré d’objets que des centaines d’inconnus, en échange d’une maigre part de ses revenus, ont mis à sa disposition au cours d’innombrables transactions furtives et désincarnées. Sa misanthropie, il le sent, est approuvée par le gouvernement. Lorsqu’il sera vieux, il aura recours pour survivre à divers « services à la personne » qui procureront de l’activité à certains individus et un peu de croissance à la communauté.
Son extrême politesse n’est que l’envers de sa froideur. Son indépendance n’est que l’envers d’une sujétion absolue au système des objets qui l’entoure. Lorsque cette pensée lui vient, les objets soudain semblent grimacer, l’entourer comme une tribu archaïque entoure un étranger qui suscite chez tous une intense curiosité parce qu’il vient de débarquer sur la plage comme s’il tombait du ciel. Cela ne lui laisse aucune autre issue que de veiller à ne pas heurter quiconque par un geste brusque, à épier ce qui l’entoure de peur que cette curiosité ne se retourne brusquement en une agressivité qui gagnerait en un clin d’œil la tribu entière. Ses œillères tombent. Il est en sursis.