"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

24/10/2008

Xavier Darcos, rebellocrate malgré lui



Dis papa, elle est belle ma révolution ?
J’aime bien Xavier Darcos, cet homme cultivé et modéré qui sans effet de manche tente de faire ce qu’il peut pour l’éducation de notre pays dans un contexte ô combien difficile. Je l’aime d’autant plus qu’il lui est arrivé d’avouer son admiration pour un immense auteur, un analyste sans égal des ravages de la modernité débridée, je veux dire Philippe Muray. Je ne peux donc m’empêcher de me demander ce qu’il pense aujourd’hui de se voir embarqué dans cette impayable « campagne permanente » des jeunes pop de l’UMP (comme ils n’ont pas peur de se baptiser eux-mêmes) qui se proclament pompeusement et en toute logique les vrais révolutionnaires de notre temps. Philippe Muray se demandait il y a quelques années qui était le nouveau rebelle de l’époque et avait cette réponse cinglante : le nouveau rebelle c’est celui qui dit oui. « Oui aux initiatives qui vont dans le bon sens, aux marchés bio, au tramway nommé désert, aux haltes-garderies, au camp du progrès, aux quartiers qui avancent. Oui à tout (...) Il veut que ça avance. Que ça avance. Que ça avance. Et que ça avance. »

La réalité selon les révolutionnaires de l’UMP a donc aujourd’hui dépassé la réalité selon Muray. Ce ne sont plus seulement les rebelles qui sont devenus de bruyants approuveurs du monde tel qu’il va, mais les révolutionnaires eux-mêmes. Les jeunes de l’UMP ont installé leurs rollers dans le sens de la post-Histoire et ils veulent que cela se sache. Ils ont décidé de dire oui à tout ce que fait Sarkozy, et ils veulent que cela se sache aussi. Que Sarkozy se déclare le président de la rupture, ils ont trouvé ça trop cool ! Tous seuls comme des grands ! Et pour faire plaisir à leur maître à penser moins et à dépenser plus, ils ont décidé d’en rajouter une couche. Rupture ce n’était pas assez, révolution c’était mieux ! Ces dignes fils à papa ont donc eu l’idée excellente de s’approprier ce que la gauche croyait avoir en propre : la révolution elle-même ! Les révolutionnaires c’est nous, et pas ces affreux gauchistes en noir et blanc, repliés sur eux-mêmes, arc-boutés sur leur conservatisme et se refusant obstinément à bouger dans le sens du vent ! On en profite qu’ils se disputent tout le temps pour leur piquer leur jouet ! La révolution, dorénavant, c’est à nous ! Bisque, bisque rage ! C’est nous qui bougeons avec l’époque (et avec La Poste privatisable aussi sans doute, malgré l’affreux petit facteur), nous disent-ils fièrement, et pas les socialistes, qui « se réfugient dans les vieilles recettes », pendant que notre président-révolutionnaire, petit père révolutionnaire d’un peuple révolutionnaire, bouscule les uns, rompt avec les autres, bref, fait bouger la France elle-même. Et tant pis pour ceux qui traînent en route, on les dépasse vite fait, nous les révolutionnaires à roulettes, et on les « bouscule » au passage, un coup d’épaule gauche en glissant et hop les voilà dans le fossé du chemin qui mène tout droit à notre bel avenir si désirable, et qu’on n’en parle plus !

Dans son adieu à Philippe Muray, Xavier Darcos fustigeait après son auteur fétiche ces « mutins de Panurge » qui n’aiment rien tant que de faire semblant de se rebeller tout en approuvant l’évolution du monde. A la lecture de cet hommage, je ne peux m’empêcher de penser que Xavier Darcos serait plus à sa place dans le parti de gauche, et donc conservateur, que le romancier Benoît Duteurtre appelait de ses vœux il y a quelques années dans une tribune parue dans le journal Libération (ça ne s’invente pas). Ou faut-il penser que cet adieu à Muray, écrit à l’occasion de la mort de l’essayiste, était à prendre au pied de la lettre ? Qu’en acceptant d’entrer dans un gouvernement sarkoziste, Darcos se devait de faire ses adieux non seulement à Philippe Muray, mais à sa pensée elle-même ? C’est possible, mais ce que pense aujourd’hui ce cher ministre de se voir embrigader, avec un air de ravi du village, dans cette campagne permanente, bougiste et pathétique que ces apprentis révolutionnaires de gouvernement, les jeunes pop de l’UMP, orchestrent aujourd’hui pour notre plus grande hilarité, Dieu seul le sait.

22/10/2008

Donne-nous aujourd’hui notre haut débit de ce jour


La numérisation de la France, une croisade pour le XXIe siècle.

Hier, j’ai fait un truc bizarre. J’ai lu de A à Z le « plan de développement de l’économie numérique » pondu par notre sous-ministre à tout faire Eric Besson. J’entends déjà les quolibets des commentateurs citoyens : Ah ces cathos, ils sont vraiment masos ! Faut-il aimer souffrir pour se farcir un truc pareil ? MDR !!!!
Peuple citoyen, suspends ton jugement ! Car la lecture de ce pavé virtuel vaut son pesant d’octets ! On y en apprend de bien bonnes, vraiment ! Par exemple qu’il existe aujourd’hui en France un nouveau droit de l’homme et du citoyen, opposable en plus, contrairement à la plupart des autres sans doute moins essentiels, qui est un droit à l’Internet haut débit. Rendez-vous compte ! Les fiers députés de la Constituante qui adoptèrent la déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 s’en retournent soudainement dans leur tombe ! Ils ont oublié le droit au haut débit ! Les étourdis ! Ils auraient dû le savoir pourtant, que comme l’eau et l’électricité, le haut débit, c’est une « commodité essentielle (p.9) ! Une repentance républicaine s’impose ! Et vite ! On la veut demain sur Internet !

Mais grâce à Eric Besson rien n’est perdu. Si on se dépêche, il n’est pas trop tard pour réparer cet oubli. Pour ce faire, on nommera des ambassadeurs du numérique, sur l’ensemble du territoire. Des ambassadeurs du numérique, sur l’ensemble du territoire en plus, je vous jure que c’est vrai. C’est (en gras) à la page cinq du rapport. Certains esprits curieux se demanderont peut-être ce qu’est un ambassadeur du numérique. Bonne question. A lecture du rapport ça n’est pas très clair. On peut donc imaginer qu’à l’instar des ambassadeurs de France, les ambassadeurs du numérique s’attacheront à la défense des intérêts de ce dont ils sont les ambassadeurs, en l’occurrence le numérique. Il faut donc imaginer des hordes d’ambassadeurs – leur nombre n’est pas précisé, mais sachant qu’ils se devront de couvrir « l’ensemble du territoire », on peut imaginer qu’ils seront nombreux- sillonner les routes de France, à l’image des croisés ou des troupes révolutionnaire d’autrefois, pour défendre contre les populations arriérés des campagnes (où vivent les chouans ou les hérétiques de demain, j’ai nommé les numériquophobes) l’intérêt du numérique. Ces émissaires du digital se chargeront en particulier de faire entrer par tous les moyens non-violents imaginables les plus arriérés d’entre nous, les personnes âgées, les personnes handicapées et « à mobilité réduite » dans l’âge d’or du numérique. En langage Besson ça s’écrit ainsi. « ‘Ces ambassadeurs délivreront aux publics sensibles – personnes âgées, personnes handicapées, personnes à mobilité réduite – un service d’accompagnement vers la Télévision Numérique Terrestre (TNT). » Un service d’accompagnement délivré aux « publics sensibles ». Un « public sensible », c’est des gens qui ont l’habitude de perdre leur temps ailleurs que devant leurs écrans. Un « service d’accompagnement » c’est quoi au juste ? Sans doute des mesures visant à faire intégrer par les ouailles égarées dans les champs, ou vautrées dans leur fauteuil roulant, le peuple élu des numérisés. Plus question de flâner dans la forêt ou de boire des coups au bistrot ! Tous devant l’ordinateur, et malheur aux hérétiques technophobes ! 20% de croissance du haut débit en 2007, il trouve que c’est trop peu Eric Besson, il veut qu’on se dépêche en plus de se hâter, il trouve qu’on traîne bien trop par rapport à d’autres, à Hong Kong et en Corée du Sud par exemple, où ils sont bien plus connectés, bien plus en avance que nous sur ceux qui sont en retard! Car le numérique, c’est une question de croissance, autant dire de vie ou de mort. L’économie numérique c’est la source de plein de croissance ailleurs qu’en France, Besson nous le dit bien fort d’emblée dans son rapport, 25% aujourd’hui, 30% demain ! Pas question de s’en passer en ces temps de disette de points de croissance. Même avec les dents on ne rapporte pas grand-chose, ces jours-ci. Il faut passer au clavier et à la souris dare-dare, et sans rechigner. On n’a pas le choix ! Et en plus si c’est un nouveau droit, ce serait un crime de s’en priver !
En toute logique, Eric Besson veut aussi aller vers une plus grande « dématérialisation des échanges ». Moi qui avais l’impression que la dématérialisation des échanges avançait déjà bien assez vite toute seule, il me faut déchanter ! En France, on traîne, on traîne, sur le chemin de la dématérialisation ! Il faut passer la seconde, et que ça saute. Et pas question que les réduits du mobile traînent en route. On saura leur mettre la souris entre les reins, et débloquer les freins du fauteuil si nécessaire !
Rien ne sera épargné par la numérisation de la France qui doit devenir un fait social total, éducation, santé, entreprises, justice (« action n°128 : mettre en place la pré-plainte en ligne (p.65) »). Rien ne doit continuer d’exister hors du spectre de la France numérique.

Il se trouve que j’ai deux enfants collégiens. J’expérimente de près aujourd’hui les dégâts du tout numérique jusque dans l’éducation nationale. Aujourd’hui, certains collégiens tracent des figures géométriques grâce à une souris à l’occasion de devoirs de mathématiques réalisés à la maison sur ordinateur. Le compas et le rapporteur deviennent obsolètes. Des classes entières passent des heures à lire en classe de Français (puisqu’ils ne lisent plus ailleurs, ordinateur et télévision numérique obligent, c’est sans doute une bonne chose), parce que le professeur, un ex-handicapé du clavier récemment converti à la numérisation, plutôt que de faire cours s’échine à inscrire ses élèves sur des sites à partir desquels ils pourront réaliser des devoirs de grammaire que personne d’autre qu’un logiciel ne corrigera. Cela s’appelle, pour Eric Besson, la réduction la fracture numérique. J’appelle ça la généralisation de la bêtise institutionnelle.

17/10/2008

Modification/Suppression



Encore une proposition constructive pour faire avancer le débat-citoyen sur La Marseillaise.

La France s’interroge. Pourquoi tant de sifflets ? Pourquoi tant de bons Français, de deuxième ou de troisième génération parfois, huent-ils La Marseillaise ? A gauche, on nous ressort l’habituelle antienne à base de misère dans les quartiers et de discrimination sociale. « Je siffle, donc je résiste à l’oppression ». Les siffleurs et Jean Moulin, même combat ! On connaît, merci. A droite, on nous parle de malaise identitaire et de « déficit d’intégration » des populations d’origine extra-européenne. Je ne sais pas vous, mais moi j’ai un gros doute.
Car à lire ce qu’écrivent ici ou certains blogueurs bien Français me semble-t-il, il apparaît que la détestation de La Marseillaise ne soit pas un phénomène récent, ni surtout purement étranger. Au contraire même, cela fait longtemps que certains parmi les plus prestigieux des Français (l’abbé Pierre, Danielle Mitterrand, Michel Platini, Bernard Stasi, voir l’éditorial de Télérama du 11 mars 1992, eh oui, ça ne nous rajeunit pas) ont proposé d’amender radicalement ses paroles pour les rendre compatibles avec l’air du temps. L’immense José Bové lui-même, notre fier Astérix du XXIe siècle, avait promis lors de la présidentielle 2007, s’il était élu (j’en vois un qui rigole !), de modifier ces « paroles guerrières » qui le choquent tant. Il avait même proposé d’organiser un « grand concours » pour trouver des paroles plus gentilles et inclusives (« Allons zenfants de la prairiiiii, iheu, le jour du bioooo est tarrivéééé ! », par exemple). Les siffleurs de Marseillaise sont donc de bons Français, qui marchent (c’est le cas de le dire) fièrement dans les pas de notre élite honteuse de la vieille France moisie et de ses symboles criminels. Esclavage, colonisation, discrimination, baisse du pouvoir d’achat, la liste des méfaits successifs des gouvernements depuis Mazarin (au moins) jusqu’à Sarkozy est longue. Depuis le temps qu’elle faisait le mal en toute impunité, la France les a bien mérités ces sifflets ! Tous ces descendants de criminels contre l’humanité feraient mieux de ne pas trop la ramener quand même ! Ils feraient mieux de siffler de conserve avec les Franco-Maghrébins, plutôt ! Tous unis contre l’étendard sanglant de la tyrannie française qu’est en somme cette vilaine Marseillaise, et qu’on n’en parle plus.

Résumons. Il suffisait d’y penser, puisque La Marseillaise est sifflée, il faut la supprimer. C’est simple, clair et net.

Mais quand ce sont les Français eux-mêmes qui sont sifflés ? Que faire ?

Aller, on organise un « grand concours » ?

15/10/2008

La Plaisanterie, un épilogue (ou le communisme continué par d’autres moyens)


« La chasse est ouverte. Pour les scouts de la bonne pensée, pour le petit peuple des commentateurs, biographes, universitaires, journalistes d’investigation et fabricants de thèses, c’est devenu une occupation à temps complet. Ces gens désapprouvent la chasse réelle, mais ils raffolent du gibier symbolique. Tout homme illustre, entre leurs mains, peut devenir une bête aux abois. Le nouveau monde vertueux des louveteaux de la Vigilance a en horreur les écarts de conduite des individus d’exception. Ils les dénoncent en chaire. Ils les stigmatisent. Ce sont les propagandistes de la nouvelle foi. Mouchardage et cafardage sont leurs deux mamelles. » Philippe Muray, Exorcismes spirituels I, 1995.


« L’insoutenable poids du passé », « la mauvaise plaisanterie », « l’immoralité », gageons que la bonne presse ne sera pas avare de mauvais jeux de mots pour réécrire l’œuvre de Kundera à la lumière d’accusations qui viendront opportunément recouvrir du rideau de l’infamie privée l’oeuvre éblouissante de l’écrivain. Car c’est à cela que servent les cancans, à nous faire oublier que les grands auteurs existent, à nous barrer le chemin vers leurs œuvres. Nous préfèrerons toujours la clarté des indignations morales -surtout lorsqu’elles portent sur le passé, surtout lorsqu’elles servent à nous rassurer et à nous gargariser de notre propre et définitive bonté autoproclamée- à l’ambiguïté consubstantielle de tout art digne de ce nom.

« De quoi faire tomber un mythe », se pourléchait ainsi le speaker de service ce lundi soir sur France-Inter. A en croire l’AFP, Milan Kundera, l’immense romancier français, aurait dénoncé (le conditionnel est de moi, pas de l’AFP) en 1950 un de ses camarades alors qu’il était étudiant à Prague. Il avait alors 20 ans, et était un communiste convaincu. A l’appui de ces allégations, un site officiel tchèque fournit un procès-verbal de la police secrète de la Tchécoslovaquie communiste qui devient tout à coup un détenteur incontestable de la vérité.

Peu importe les dénégations de Kundera, peu importe les ambiguïtés du document fourni, peu importe même la rancœur d’un pays, la République tchèque, qui accepte mal que Kundera ait pu choisir avec la France la scène de la grande littérature européenne, et donc mondiale, pour échapper à la malédiction du folklore qui frappe les écrivains, fussent-ils grands, des petits pays. Non, Kundera est une cible de choix, un gibier d’exception, et la meute ne le lâchera pas. On lira à ce propos avec profit un article en anglais sur le site du journal tchèque Respekt (comme on dit dans nos cités avant de se casser la gueule), article intitulé avec une ambiguïté involontaire et délectable Kundera’s denunciation. A la simple lecture du titre de cet article, impossible de savoir s’il s’agit d’une dénonciation de Kundera ou d’une dénonciation dont Kundera est l’objet, et de fait, il s’agit bien de la dénonciation de Kundera par des employés patentés de l’Espace Bien qu’est devenu aujourd’hui, aux quatre coins de la planète, le monde médiatique.
A la fastidieuse lecture de cet article, il apparaît en effet que le principal grief retenu à l’encontre de ce grand écrivain par son pays natal est son silence face à la police de la pensée contemporaine et non pas ce qu’il aurait dit à la police secrète il y a soixante ans. Son effacement total derrière son œuvre. Depuis de très longues années, Kundera refuse de parler aux médias de son pays et d’ailleurs. Mais à l’ère de la confession complaisante et de l’exhibitionnisme obligatoire, celui qui se tait a forcément quelque chose à cacher. Kundera n’est pas revenu ailleurs que dans ses romans sur le communisme tchécoslovaque (ou plutôt bohême, le mot Tchécoslovaquie étant selon Kundera un mot trop fragile pour figurer dans un roman), et contrairement à d’autres, refuse de faire publiquement et personnellement acte de contrition devant ses ex-concitoyens attendris. Cela mérite une sanction exemplaire, sans autre forme de procès. La police contemporaine (c’est-à-dire l’administration et les médias coalisés) a les moyens de le faire parler. C’est en ce sens aussi qu’il était essentiel de faire avouer Kundera, de lui mettre dans la bouche des crimes qu’il a ou n’a pas commis, peu importe (même si je n’ai personnellement aucune raison de ne pas croire ses dénégations). Car c’est le paradoxe ultime de cette affaire, les médias tchèques auront finalement réussi à faire parler (à la fois dans le passé par cette prétendue dénonciation, et dans le présent par cette dénégation) cet auteur qui a parfaitement théorisé, notamment à propos de Kafka dans L’Art du roman, la nécessaire résistance du romancier à l’injonction d’avouer et de se livrer à la contrition publique qui sévissent aujourd’hui comme autrefois dans la sphère médiatico-administrative. C’est aussi seulement ainsi que l’on peut expliquer la comparaison qui serait autrement parfaitement saugrenue avec le « cas » Günter Grass, qui a récemment relaté dans une autobiographie son passé de SS sans que personne ne lui demande rien.
Ce goût des procès publics a été autrefois porté à son paroxysme par le communisme qu’a connu Kundera, mais, comme le note Kundera lui-même, il est à l’oeuvre dans le culte de la transparence tel qu’il sévit aujourd’hui (voir plus loin). Kundera a fait dans son œuvre un éloge ambigu de la trahison (« Mais qu’est-ce que trahir ? Trahir c’est sortir du rang. Trahir, c’est sortir du rang et partir dans l’inconnu. Sabina ne connaît rien de plus beau que de partir dans l’inconnu (L’Insoutenable légèreté de l’être, cité dans L’Art du roman) », et il a même pensé par avance le ressentiment dont sont victimes ceux qui trahissent leur patrie (L’Ignorance). La meilleure clé pour comprendre ce qui arrive aujourd’hui à ce grand auteur, c’est donc bien sûr son œuvre elle-même.

Voici donc pour conclure deux des soixante et onze mots qui composent la sixième partie de L’Art du roman et qui sont autant de clés d’entrée dans l’œuvre de Milan Kundera, une oeuvre essentielle à la compréhension du monde contemporain.

COLLABO. Les situations historiques toujours nouvelles dévoilent les possibilités constantes de l’homme et nous permettent de les dénommer. Ainsi, le mot collaboration a conquis pendant la guerre contre le nazisme un sens nouveau : être volontairement au service d’un pouvoir immonde. Notion fondamentale ! Comment l’humanité a-t-elle pu s’en passer jusqu’en 1944 ? Le mot une fois trouvé, on se rend compte de plus en plus que l’activité de l’homme a le caractère d’une collaboration. Tous ceux qui exaltent le vacarme médiatique, le sourire imbécile de la publicité, l’oubli de la nature, l’indiscrétion élevé au rang de vertu, il faut les appeler : collabos du moderne.

TRANSPARENCE. (…) Le désir de violer l’intimité d’autrui est une forme immémoriale de l’agressivité qui, aujourd’hui, est institutionnalisée (la bureaucratie avec ses fiches, la presse avec ses reporters), moralement justifiée (le droit à l’information devenu le premier des droits de l’homme) et poétisée (par le beau mot : transparence).

08/10/2008

Méprisables



« […N]ous sommes l’un comme l’autre des individus assez méprisables. » Michel Houellebecq à Bernard-Henri Lévy, Ennemis Publics, p.7.


Houellebecq nous l’annonce de si tonitruante façon en ouverture de cet Ennemis Publics qu’il cosigne avec BHL que cela ne souffrira aucune discussion. Méprisables, ils sont méprisables, définitivement. Avant même la confirmation de Houellebecq, c’était d’ailleurs un point acquis, pas la peine de revenir là-dessus. La coquetterie littéraire de cet évadé fiscal dépressif n’y changera rien, on n’est pas si bête. Ce livre n’est pas un livre, mais un « coup marketing ». Les deux escrocs qui l’ont imaginé ce coup marketing, se contenteront chacun à cette occasion de se regarder le nombril, de tendre à l’autre un miroir avantageux, on en est sûr. Pas question d’avaliser d’une façon ou d’une autre cette démarche, ce piège grossier. Pas question de se laisser manipuler, on n’est pas des gogos. Ce dialogue entre deux êtres que tout, comme on dit, sépare, sauf le mépris qu’on leur porte –s’il faut reprendre précisément les termes de ce provocateur de prisunic qu’est Houellebecq- ne mérite rien de plus qu’un mépris redoublé : acharnement à l’encontre de ces gredins médiatiques, indifférence à l’égard de l’œuvre commune, qui ne peut être que putassière et insignifiante.

Et si l’on faisait un instant au moins, exactement le contraire ? Et si l’on oubliait un moment la personnalité privée de ces auteurs pour s’intéresser à l’œuvre, à cet Ennemis Publics, et non seulement à ces ennemis publics ? Cela nous permettra peut-être d’oublier d’aller voir au-delà des apparences, d’arrêter de faire les malins, de suspendre notre redoutable jugement sur le moi profond, forcément méprisable donc, de ces deux escrocs littéraires, et de nous contenter de l’œuvre, telle qu’elle nous est offerte.

Un vilain rictus

Puisqu’il faut commencer par le commencement, ce sera d’abord l’occasion de s’interroger sur le mépris. Le mépris que l’on porte et le mépris que l’on subit. Car un être méprisable, qu’est-ce au fond ? D’un point de vue strictement moral, il s’agit d’un être digne de mépris parce qu’il serait bas ou vil. Mais à une époque d’après la morale commune, que pourrait être un être officiellement méprisable par tous ? Tout simplement, un être doit être déclaré méprisable parce qu’il peut être méprisé sans risques. C’est le sens, je pense, de l’affirmation fracassante de Houellebecq. En dehors de toute considération morale, cet être est en un sens littéral bien précis méprisable : il peut être méprisé, il y a là la possibilité de l’insulte parce que d’autres avant nous s’y sont livrés sans dommage, parce que la route jusqu’à l’invective et le crachat est dorénavant bien balisée. « Souvent, lorsque vous étiez mentionné dans la conversation, j’ai vu apparaître un vilain rictus que je connais bien, un rictus de joie basse et commune à l’idée de quelqu’un que l’on va pouvoir insulter sans risques. » (Houellebecq à Lévy p.16, souligné par l’auteur).

Têtes de turcs (p.229), cibles naturelles (p.226), ennemis publics enfin (p.229), Houellebecq ne lésine pas sur les expressions rappelant la ferveur de lynchage qu’il suscite en même temps que BHL en France aujourd’hui. Qu’on les ait lus ou non peu importe au fond, ces figures médiatiques méritent toujours le mépris qu’on leur voue puisque d’autres avant nous ont eu la bonne idée de se lâcher à leurs dépens. C’est exactement ainsi que fonctionne la meute, image omniprésente dans ce livre. Certains, dont Michel Houellebecq lui-même sans doute, trouveront à la réflexion que les chiens, ces fidèles compagnons de l’homme, sont bien maltraités dans cet ouvrage d’où surgit une profusion d’images animalisant la foule. La foule lyncheuse y est sans cesse comparée à un « gros animal (p.24) », une meute vindicative, « composée d’individus médiocres, et conscients et honteux de l’être, et furieux que leur médiocrité ait pu, l’espace d’un instant [dans l’œuvre de Michel Houellebecq par exemple], être étalée au grand jour » (Houellebecq à Lévy, p.205).

S’il s’agissait simplement pour Houellebecq et Lévy de se prétendre extérieur à la meute (« nous n’avons rien de l’animal de meute », déclare hardiment Houellebecq au début de cet ouvrage, p.16) et de la juger et de parader devant elle, et même de satisfaire narquoisement son féroce et inextinguible appétit de charognard grâce à une surenchère de confessions plus ou moins ironiques qui lui seraient jetées en pâture, ce livre n’aurait guère d’intérêt et ne mériterait pas la chronique que je lui consacre aujourd’hui. Mais le propos de cet ouvrage est autrement ambitieux. Car ce mot de « méprisable » est un écho très profond et lointain à d’autres mots (ou parfois le même) utilisés par toute une littérature, la littérature de l’aveu, auquel se réfère explicitement Houellebecq. Cette littérature de l’aveu qui pousse le confessant à se montrer devant Dieu « méprisable et vil quand [il] l’a été (Rousseau) », qui amène celui qui n’est que « terre et cendre » à implorer Dieu de le« nettoyer de tout ses secrets (saint Augustin) » est aujourd’hui magnifiquement ressuscité par ces deux auteurs dans une forme épistolaire peut-être inédite.

Quelque chose qui vous pousse à la vérité

« Il y a quelque chose, note Houellebecq (p.33), dans l’échange épistolaire qui vous pousse à la vérité, à la présence ; quoi ? ». Cette orientation du moi vers la vérité, Tolstoï l’appelle simplement dans Une confession un élan vers Dieu. Mais Dieu, à en croire Houellebecq qui est, selon ses propres termes « un athée de deuxième génération », n’existe pas. A priori, il n’y a donc nulle altérité susceptible sinon même de pardonner, au moins de mettre fin à « la spirale descendante d’une auto-accusation dont la profondeur ne peut jamais être sondée (Coetzee) », parce que le plaisir que l’on éprouve à se confesser est en lui-même une source de plaisir honteux qui mériterait d’être confessé, et ceci à l’infini. Il y a un exhibitionnisme en même temps qu’un masochisme à se confesser dans un livre. « Je me suis vautré avec délices dans Montaigne et dans Rousseau (p.33) » précise Houellebecq avant d’avouer un non moins délicieux « choc nerveux » à la lecture de la phrase cinglante de Pascal à propos de Montaigne, « le sot projet qu’il a de se peindre ». Alors, sinon Dieu, quoi ? Le lecteur ? Quel serait le but de se confesser au lecteur ? Le sentiment ou la peur d’être coupé de ses semblables, d’être mis à part, d’être réservé pour la curée de la meute susciterait en retour le besoin de socialisation qui se traduirait par un désir d’être aimé pour soi-même, ou plus précisément, d’être aimé pour ce qu’il y a de pire en soi. « [I]l y a en moi une forme de sincérité perverse : je recherche avec acharnement, avec obstination, ce qu’il peut y avoir de pire en moi afin de le déposer, tout frétillant, aux pieds du public – exactement comme un terrier dépose un lapin ou une pantoufle au pied de son maître (p.14). »

Comme un chien

C’est ici que l’on retrouve la métaphore animale, plus exactement canine, qui est au fond plus qu’une métaphore. Pour Houellebecq, il n’y a pas de différence tangible entre l’homme et l’animal (le propre chien de Houellebecq n’est-il pas dénommé Clément, du nom d’un de ses personnages éternels, l’exhibitionniste Bruno Clément des particules élémentaires). Nul cynisme ici, malgré l’étymologie bien connue du terme, mais une tentative de dépasser l’humanité dans ce qu’elle a de pire. Chez Lévy au contraire on croit sentir une confiance inébranlable dans l’humanité de l’homme, qui l’amène à ne jamais s’affranchir de la métaphore lorsqu’il évoque cette meute à ses trousses qu’il croit pouvoir défaire. Comme il ne croit plus en Dieu, Houellebecq ne croit plus en l’homme. Même la honte, ce sentiment plus fort que la mort, n’est pas exclusivement un sentiment humain. Houellebecq nous rappelle (p.240) la phrase par laquelle Kafka conclut son Procès, « c’était comme si la honte devait lui survivre ». Or il se trouve que cette phrase s’applique à un homme dont les dernières paroles avant de mourir ont été « comme un chien ». On rejoint ici les profondes images de Coetzee, notamment dans Disgrâce (Seuil, 2001), lorsque le personnage principal, David Lurie, un professeur chassé de l’université pour harcèlement sexuel, évoque le sort honteux de ceux qui incarnent le désir et le sexe masculin dans un monde qui ne veut plus les voir. « C’était un mâle. Dés qu’il y avait une chienne dans le voisinage, il s’excitait, on ne pouvait plus le tenir, et ses maîtres, avec une régularité digne de Pavlov, le battaient (…) il se mettait à courir en rond dans le jardin, l’oreille basse et la queue entre les jambes, il poussait des gémissements et essayait de se cacher (…) Ce spectacle avait un côté ignoble, qui me plongeait dans le désespoir. On peut punir un chien s’il désobéit (…) Mais le désir c’est une autre histoire. Aucun animal ne verra de justice à se faire punir pour obéir à ses instincts (Disgrâce, p.106). »

Houellebecq situe la propre disgrâce qui le frappe dans la conséquence d’une mise en scène d’un spectacle similaire. Immédiatement après avoir évoqué l’image de Kafka, il précise ce qui, selon lui, lui est reproché (p.240). Lorsqu’on a constaté que Houellebecq, en décrivant la misère sexuelle contemporaine, et notamment masculine, était susceptible d’établir « une vérité humaine générale » caractérisant les « sociétés occidentales contemporaines » on s’est empressé de le renvoyer à sa « biographie », à son « traumatisme individuel », bref à son cas particulier. Cachez cet ignoble désir que je ne saurais voir, comme chez Coetzee.
En exposant les misérables tourments de la femme adultère dans un milieu petit-bourgeois, Flaubert s’est exposé à la foudre de la censure et a fait scandale. Avec le recul, il apparaît pourtant que l’adultère féminin est un des thèmes majeurs et les plus profonds du roman du XIXe siècle. (Citons simplement cet autre chef d’oeuvre du XIXe qu’est Anna Karenine). De la même façon il apparaîtra peut-être avec le temps que Disgrâce et Extension du domaine de la lutte seront ces deux chefs d’œuvre de la fin du XXe siècle qui auront su saisir avant la sociologie, mieux que la philosophie, le désarroi du mâle désirant dans un monde tragiquement libéré.

Une parole, et je serai guéri

Suffit-il de devenir animal, comme chez Kafka par exemple, pour échapper à la meute ? Pas sûr, car la meute ce n’est pas simplement autrui coalisé, c’est aussi, bien sûr, ce que nous sommes. Que l’on en soit victime, ou que l’on en soit membre, il est finalement bien difficile de ne pas être cet « animal de la meute ». Houellebecq le reconnaît à sa façon dans un passage admirable (p.208). « La face sombre du Tat tvam asi, le « Tu es ceci » dans lequel Schopenhauer voyait la pierre angulaire de toute morale (…) c’est la reconnaissance de sa propre essence dans la personne du criminel, du bourreau ; de celui par lequel le mal est advenu dans le monde. » Houellebecq attribue donc à une sagesse orientale et schopenhauerienne la « pierre angulaire » de toute morale. C’est pourtant à un vocabulaire chrétien (Jésus-Christ, bien sûr, est la pierre angulaire de l’édifice chrétien) qu’a ici recours Houellebecq lorsqu’il parle de cette pierre. Il nous renvoie ainsi implicitement à un autre passage de l’ouvrage (p.248-249) dans lequel il avoue son goût de la liturgie chrétienne, notamment en ceci qu’elle consiste précisément à se reconnaître pécheur. « Je me revois surtout, bien des dimanches, assister à la messe, et cela pendant longtemps, dix ans, vingt ans peut-être, dans tous les domiciles parisiens où le hasard m’a conduit. Au milieu des assistances BCBG, voire carrément nobles du VIIe arrondissement ; au milieu des assistances presque exclusivement africaines du XXe ; avec tous ces gens, j’ai échangé un signe de paix au moment, prévu à cet effet, de la célébration. Et j’ai prié, enfin prié ? à quoi ou à qui pouvais-je penser je ne sais pas, mais j’ai essayé de me comporter de manière appropriée « au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Eglise ». Comme j’ai aimé, profondément aimé, ce magnifique rituel, perfectionné pendant des siècles, de la messe ! « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole, et je serai guéri. » Oh oui, ces paroles entraient en moi, je les recevais directement, en plein cœur. Et pendant cinq à dix minutes, chaque dimanche, je croyais en Dieu ; et puis je ressortais de l’église, et tout s’évanouissait, très vite, en quelques minutes de marche dans les rues parisiennes. »
« Un signe de paix », échangé par la foule des fidèles, voilà qui s’oppose diamétralement à la foule transformée en une meute en quête d’une proie. Recevoir des paroles en plein cœur, voilà qui s’oppose diamétralement à l’incapacité de lire, de recevoir autrui, et qui nous fait rechercher toujours, partout, sur la toile et ailleurs, la confirmation de ce que nous savons déjà, afin d’enfoncer le clou.
J’ai souvent ressenti moi-même, dans plusieurs églises parisiennes, grâce à un rituel vieux de plusieurs siècles, la joie de partager un signe de paix avec mes voisins, et l’espoir, au moment de la communion, d’être guéri enfin de cette indestructible mentalité persécutrice, mais aussi l’évanescence de cette joie et de cet espoir au sortir de la messe.

03/10/2008

De droite, donc tolérant ?



A propos d’une des conclusions de l’ouvrage d’Anne Muxel, Toi, moi et la politique, amour et conviction, à paraître le 9 octobre prochain.

La tolérance, une valeur de droite ? Vous plaisantez sans doute, s’exclamera peut-être le lecteur de gauche, indigné à l’idée que cette belle valeur moderne de tolérance soit mieux incarnée par d’affreux hommes ou femmes de droite, forcément réactionnaires (et toujours plus ou moins soupçonnables de crypto-fascisme) que par les apôtres exaltés d’un autre monde plein de bonté et de douceur post-capitaliste.
C’est pourtant ce qu’affirme en substance une éminente sociologue, Anne Muxel, que l’on peut quant à elle difficilement soupçonner de rouler pour Sarko, et qui au terme d’une étude consacrée aux divergences politiques au sein des couples conclut que les hommes ou femmes de gauche ont beaucoup plus de difficultés que les hommes ou femmes de droite à accepter un conjoint ayant des opinions politiques opposées aux siennes. Les résultats de cette étude seront publiés dans un ouvrage qui paraîtra le 9 octobre prochain aux éditions du Seuil et joliment intitulé Toi, moi et la politique, amour et conviction.

Anne Muxel, dans une émission de France Inter (pas franchement un bastion de la réaction non plus), manifestait d’ailleurs ce jeudi 2 octobre son étonnement à ce sujet. « Ca a été une surprise pour moi [de constater cette intransigeance des gens que se classent à gauche] quand j’ai commencé ce travail dans la mesure ou quand même les valeurs de tolérance, de respect de la différence, du respect de l’autre font partie d’une culture revendiquée par la gauche. C’est vrai qu’il y a une plus grande difficulté pour les gens qui se classent à gauche d’accepter les divergences politiques dans la sphère privée...» (extrait que l’on peut entendre aux alentours de la 26e minute de l’enregistrement de l’émission). Je vois ici le signe que la sociologie, comme d’autres sciences d’ailleurs, n’est jamais aussi intéressante que lorsqu’elle paraît penser contre elle-même.

Mais comment comprendre que ceux qui proclament haut et fort leur amour de la tolérance et leur respect de la différence supportent dans les faits moins bien celle-ci que ceux qui sont considérés a priori comme des conservateurs ou d’horribles défenseurs de l’ordre établi ? Il est sans doute difficile de donner une réponse définitive à cette question. Anne Muxel avance pour sa part l’idée selon laquelle la droite, en insistant sur la notion de liberté individuelle est elle aussi attachée à la tolérance, et pourrait-on dire, à l’idée d’une certaine indifférence des opinions politiques de chacun. Mais, au-delà des valeurs de chacun, n’y a-t-il pas là quelque chose qui met en jeu une notion que l’on pourrait appeler la morale dominante contemporaine ? Aujourd’hui puisque les valeurs de tolérance et de respect de l’autre sont des valeurs dominantes de la société (au moins au niveau du discours), et que ces valeurs sont considérées comme étant a priori mieux incarnées par la gauche, celle-ci est de facto considérée par l’ensemble de la société comme étant le camp du Bien, quand la droite, elle, manque nécessairement de ce point de vue, et de son propre point de vue, de pureté morale. Un homme ou une femme de droite, en acceptant l’idée de sa propre imperfection morale, serait ainsi mieux préparé qu’une femme ou un homme de gauche à accepter, même dans la sphère la plus intime, une opinion politique qui divergerait de la sienne.

On pourrait peut-être cependant avancer une autre explication, moins favorable à l’idée d’une tolérance essentiellement plus grande de la droite. La distinction essentielle pour la gauche est sans doute de nature idéologique. La gauche a une culture d’opposition qui l’amène à faire de la distinction entre ceux qui veulent changer le monde et ceux qui veulent le conserver une distinction essentielle. En ce sens la distinction entre la gauche et la droite est pour elle fondatrice et on comprend alors qu’il soit plus difficile pour une personne se situant à gauche de transiger sur les opinions politiques de son conjoint. Pour la droite en revanche, peut-être plus attachée à l’identité nationale par exemple, la distinction entre la droite et la gauche est sans doute moins importante que d’autres distinctions, celle de l’intérieur (français) et de l’extérieur (étranger), ce qui permettrait aux personnes se classant à droite de « tolérer » plus facilement un conjoint d’un bord politique opposé, sans qu’il soit permis de tirer des conclusions générales sur la plus grande capacité d'accepter la différence des uns et des autres.
Ce qui est sûr c’est que l’on ne se débarrasse pas facilement, malgré les plus belles déclarations d’intention, du goût d’exclure et de retrouver entre soi.