"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

22/01/2009

L’ogre philanthropique a faim

La nouvelle bête immonde est d’une tendresse implacable. Plus elle s’émeut de ces images bouleversantes qui nous viennent de Gaza, plus elle réclame pitance. L’émotion lui creuse l’appétit. Un contre deux cents, l’ogre philanthropique (1) trouve ça injuste. Comment lui donner tort ? Comment serait-il rassasié avant que l’équilibre ne soit rétabli ? Il est comme ça l’ogre aujourd’hui, rien ne le met en appétit comme l’injustice. Un ver solitaire appelé domination lui vide l’estomac. Une vieille recette éculée nommée colonisation lui met l’eau à la bouche. La faim de justice le tenaille, qui ne saurait être assouvie qu’avec de la chair fraiche. Au menu, l’ogre nouveau veut de l’ennemi de l’humanité, le seul qui sache agrémenter ses pleurs. Dévorer l’ennemi la larme à l’œil, pour le bien de l’humanité entière, voilà le programme, une nouvelle version, en vert et rouge, d’une mauvaise production du XXe siècle. Plus larmoyante encore que l’originale, mais pas moins sanglante, j’en ai peur.

Les ogres d’autrefois, d’avant ce maudit XXe siècle, avaient des visées plus modestes. Se remplir la panse leurs suffisait, ils ne nous infligeaient pas un laïus pour justifier leur appétit insatiable. Ils se foutaient comme de leur première paire de bottes de nous plaire. A mille lieux de l’hideux ogre d’antan qui effrayait les enfants, l’ogre nouveau s’émeut de leur indéniable martyr, et prétend les défendre. Nul ogre des contes de fées de nos grand-mères ne pensait accomplir une bonne action en dépeçant ses proies. Nul ogre de nos légendes ne se réclamait de la paix pour prêcher la haine des ennemis de l’humanité. C’est que contrairement à son ancêtre, l’ogre moderne est un humaniste. D’une implacable douceur, l’ogre nouveau pleure la mort atroce des tout-petits pour mieux jouir du festin à venir. La douleur inconsolable d’une mère est son viatique, et son ticket restaurant.

Débarrasser l’humanité de ses ennemis définitifs, voilà l’ambition, et même le devoir qui s’impose à l’ogre philanthropique. Sa faim le travaille comme une bonne action à accomplir.

La main sur le cœur et la bave aux lèvres, dégoulinant d’une atroce bonté, l’ogre philanthropique affute son couteau. L’ennemi du genre humain ne perd rien pour attendre.


(1) Cf. Philosophie et Modernité, Alain Finkielkraut, 2009, p.92.