La vie moderne ou la destruction du monde
Pourquoi La Vie moderne ? Pourquoi intituler La Vie moderne ces entretiens austères avec de vieux paysans dont le mode de vie et la façon de travailler sont en train de disparaître en même temps qu’eux-mêmes ? Comment ces hommes perdus au fin fond d’une campagne désertée et bouffée par la mauvaise herbe pourraient-ils vivre « une vie moderne » ? Comment serait-elle moderne cette vie rythmée par les saisons, les caprices de la nature, les contraintes de la vie animale ? La modernité, c’est nous et notre vacuité affairée, ce sont les machines et les médias, les symboles et les écrans. C’est cette humanité abstraite, tout entière tournée vers elle-même, à la fois terrorisée et saoulée par sa propre puissance, obsédée par son « actualité » aussi vaine que bruyante, par la politique et la cité, à mille lieux de ces clôtures et de ces chemins enneigés, de ces animaux malades qu’il faut soigner, de cette terre aride qu’il faut cultiver, de ce vent mauvais qui décoiffe les paysans. Modernes, ces vieillards solitaires ? Moderne cette vieille qui trait les vaches au lieu de s’abrutir comme tout le monde dans le métro au son de son iPod ?
Ce titre, comment le comprendre ? S’agit-il d’ironie ou peut-être d’une provocation de l’auteur, comme on peut le lire ici ou là ? Quel sens cela aurait-il ? De ringardiser plus encore ces paysans tellement oubliés qu’on oublie même de les ridiculiser à la télé depuis la retraite des Deschiens, sans doute parce que, pour qu’une caricature ait un sens, il faut encore que son modèle nous soit familier ? Non, bien sûr. Il faut prendre ce titre au sérieux. Ce dont nous parle Depardon dans ce documentaire, c’est avant tout de la vie moderne, et donc, en creux, de nous-mêmes. Je ne prétends pas qu’eux et nous c’est exactement la même chose. Pas encore. Ce serait céder hâtivement à ce cliché moderne selon lequel l’étranger c’est toujours un peu nous. Qu’il y a un peu de nous chez l’autre. Comment confondre en effet l’humanité citadine d’après la catastrophe, celle dont l’activité favorite semble être de scruter solitairement le web pour y découvrir une occasion de faire le malin, sans rien devoir à personne, et l’humanité paysanne qui travaille en commun depuis des millénaires pour se nourrir et nourrir le reste de l’humanité ?
Comment confondre leur humanité et la nôtre ? Mais pourtant, cette confusion, n’est-ce pas justement ce que produit la modernité débridée de notre époque lorsqu’elle vise à aligner les provinces les plus lointaines, les plus spirituellement éloignées d’elle, grâce aux mots d’ordre qu’elle diffuse d’autant plus impérieusement qu’ils s’imposent avec notre consentement le plus total ? Comment ne céderions nous pas aux sirènes du nomadisme et de la liberté ? Qu’elle était belle cette ville rêvée, celle de l’arrachement aux traditions millénaires et à l’impitoyable loi de la communauté, celle de l’anonymat libérateur ? Et n’est-elle pas valorisante pour notre ego, la sacro-sainte loi de l’autonomie moderne ? Je fais ce que je veux avec mes vieux. Surtout rien d’ailleurs.
Ce titre, comment le comprendre ? S’agit-il d’ironie ou peut-être d’une provocation de l’auteur, comme on peut le lire ici ou là ? Quel sens cela aurait-il ? De ringardiser plus encore ces paysans tellement oubliés qu’on oublie même de les ridiculiser à la télé depuis la retraite des Deschiens, sans doute parce que, pour qu’une caricature ait un sens, il faut encore que son modèle nous soit familier ? Non, bien sûr. Il faut prendre ce titre au sérieux. Ce dont nous parle Depardon dans ce documentaire, c’est avant tout de la vie moderne, et donc, en creux, de nous-mêmes. Je ne prétends pas qu’eux et nous c’est exactement la même chose. Pas encore. Ce serait céder hâtivement à ce cliché moderne selon lequel l’étranger c’est toujours un peu nous. Qu’il y a un peu de nous chez l’autre. Comment confondre en effet l’humanité citadine d’après la catastrophe, celle dont l’activité favorite semble être de scruter solitairement le web pour y découvrir une occasion de faire le malin, sans rien devoir à personne, et l’humanité paysanne qui travaille en commun depuis des millénaires pour se nourrir et nourrir le reste de l’humanité ?
Comment confondre leur humanité et la nôtre ? Mais pourtant, cette confusion, n’est-ce pas justement ce que produit la modernité débridée de notre époque lorsqu’elle vise à aligner les provinces les plus lointaines, les plus spirituellement éloignées d’elle, grâce aux mots d’ordre qu’elle diffuse d’autant plus impérieusement qu’ils s’imposent avec notre consentement le plus total ? Comment ne céderions nous pas aux sirènes du nomadisme et de la liberté ? Qu’elle était belle cette ville rêvée, celle de l’arrachement aux traditions millénaires et à l’impitoyable loi de la communauté, celle de l’anonymat libérateur ? Et n’est-elle pas valorisante pour notre ego, la sacro-sainte loi de l’autonomie moderne ? Je fais ce que je veux avec mes vieux. Surtout rien d’ailleurs.
Mais avec le triomphe idéologique de l’autonomie, n’est-ce pas la possibilité même d’un lien intergénérationnel qui disparaît ? Seul face aux écrans nous affirmons notre toute-puissance à la face d’un monde toujours trop vieux pour nous, et sans cesse soupçonné, parfois à juste titre, de vouloir nous asservir. A l’ère de l’autonomie tyrannique de l’individu et des droits sacralisés, il devient impossible à quiconque de se soumettre à la loi de la tradition sans protester.
La question qui obsède Depardon dans ce documentaire est celle de la transmission et de la vie commune. Du conflit de générations, comme il dit. Pourquoi des groupes humains qui transmettent la loi d’un vivre-ensemble depuis la plus haute antiquité se défont aujourd’hui ? Nous accusons souvent les écrans d’anéantir la vie familiale. Mais c’est prendre la conséquence pour la cause et faire naïvement de la technique un bouc émissaire. C’est au contraire, je crois, pour anéantir une vie familiale devenue insupportable que les écrans triomphent aujourd’hui. Seul face à l’écran, je ne crains personne et je triomphe d’une obsolète réalité à l’agonie. La table familiale chère à Hanna Arendt et Günther Anders est vide, voilà ce que montre le film. Les enfants l’ont désertée pour se précipiter derrières leurs écrans, ceux qui restent face aux vieux, tel Daniel, jeune homme d’une cinquantaine d’années, ne cessent de répéter qu’il préfèreraient être ailleurs. Daniel aime à travailler n’importe où plutôt que de rester à la ferme familiale, avec ses père et mère. Avec ses traits burinés et sa prose balbutiante Daniel est une figure tragique, la figure de celui qui n’a pu échapper à son destin. Et quoi de plus étranger au destin que la modernité qui permet à chacun d’être le créateur de sa propre existence ?
La question qui obsède Depardon dans ce documentaire est celle de la transmission et de la vie commune. Du conflit de générations, comme il dit. Pourquoi des groupes humains qui transmettent la loi d’un vivre-ensemble depuis la plus haute antiquité se défont aujourd’hui ? Nous accusons souvent les écrans d’anéantir la vie familiale. Mais c’est prendre la conséquence pour la cause et faire naïvement de la technique un bouc émissaire. C’est au contraire, je crois, pour anéantir une vie familiale devenue insupportable que les écrans triomphent aujourd’hui. Seul face à l’écran, je ne crains personne et je triomphe d’une obsolète réalité à l’agonie. La table familiale chère à Hanna Arendt et Günther Anders est vide, voilà ce que montre le film. Les enfants l’ont désertée pour se précipiter derrières leurs écrans, ceux qui restent face aux vieux, tel Daniel, jeune homme d’une cinquantaine d’années, ne cessent de répéter qu’il préfèreraient être ailleurs. Daniel aime à travailler n’importe où plutôt que de rester à la ferme familiale, avec ses père et mère. Avec ses traits burinés et sa prose balbutiante Daniel est une figure tragique, la figure de celui qui n’a pu échapper à son destin. Et quoi de plus étranger au destin que la modernité qui permet à chacun d’être le créateur de sa propre existence ?
Le conflit des générations, il n’y a « que ça » qui empêche que cela marche comme le dit une jeune femme citée dans la bande-annonce du film. Mais ce « que ça », c’est tout. Tout ce qui nous empêche de faire un monde. Ce qui empêche la transmission et l’héritage. Comment ne pas penser à propos de ce film à un film pourtant bien différent, L’Heure d’été d’Olivier Assayas. L’Heure d’été met en scène une famille sur le point de se défaire au moment où la gardienne de l’héritage meurt. Plus rien ne se transmet, tout disparaît ou se conserve au musée, ce qui n’est guère différent. Dans L’Heure d’été le patrimoine est parvenu in extremis jusqu’à aujourd’hui grâce à l’attrait sensuel d’une jeune fille pour son oncle, cet attrait sensuel figurant déjà le confusionnisme contemporain par lequel se dissolvent les relations ritualisées d’antan.
Raymond Depardon a quitté la ferme parentale à seize ans, parce qu’il avait soif d’ailleurs, peut-être parce qu’il avait honte d’être le fils de son père, un pauvre paysan inculte. La honte de sa propre honte, voilà peut-être le sentiment étrange et ô combien nécessaire auquel nous devons cette œuvre magnifique. Ce film, dont le dernier mot est « apaisé », marque les retrouvailles symboliques de son auteur avec ses propres racines et sa propre tradition. Car ces retrouvailles ne peuvent se faire, modernité oblige, que sous la forme contemporaine d’un objet technique. C’est cela la vie moderne, et c’est cela aussi La Vie moderne. Depardon, ce drôle de fils prodigue, ne revient chez lui qu’en position de spectateur -un spectateur attentif et bienveillant certes, mais spectateur tout de même- d’un monde qui lui est devenu étranger. Le fils de paysan est devenu lui-même, pour notre plus grand bonheur, un manipulateur de symbole, un artisan presque solitaire, à mille lieux d’une vie collective ritualisée dont il ne transmet plus que des traces en même temps que la lente agonie.