"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

11/09/2007

Il ne s’est rien passé le 11 septembre 2001



Ou comment rester aveugle, grâce aux lumières des théories du complot, à la radicale nouveauté de la violence de notre époque.


Il y a six ans, le 11 septembre 2001 à New York, les deux tours jumelles du Word Trade Center s’effondraient à la suite d’une double percussion par deux avions de ligne. Presque simultanément, deux autres avions détournés peu auparavant dans le ciel américain s’écrasaient sur le sol des Etats-Unis, l’un sur le Pentagone, l’autre en pleine campagne, grâce à l’héroïsme de certains passagers qui ont évité que l’appareil ne percute une zone habitée. Il apparut rapidement et clairement que ces actes criminels avaient été organisés et réalisés par des islamistes radicaux se réclamant d’Al-Qaida, nébuleuse terroriste internationale dirigée par Oussama Ben Laden. Le bilan total de ces attentats, établi longtemps après les faits en raison des conditions abominables dans lesquelles ont été effectuées les recherches, avoisine les 3000 morts Ces actes terroristes, par leur ampleur, par leur modus operandi, ont, pendant un temps très court, frappé d’horreur l’opinion internationale.

Puis la bêtise rationalisante s’est mise en marche.

C’est ainsi qu’à l’approche du sixième « anniversaire » de ces attentats nous avons vu ces dernières semaines une nouvelle fois fleurir nombre d’articles remettant en cause qui la « vérité officielle », qui l’excessive importance accordée à ces 3000 morts au détriment des dizaines de milliers de personnes mortes ce jour-là. D’innombrables bonnes âmes plus ou moins « informées », plus au moins « scientifiques », nous décrivent les « trous noirs » de l’enquête, démontent ses conclusions hâtives, réclament de nouveaux éclaircissements, comme si la terrible clarté qui émane de ces actes atroces n’était pas en elle-même assez aveuglante.

Elle est suffisamment aveuglante en tous cas pour qu’il paraisse impossible à beaucoup d’entre nous de regarder cet évènement en face. Car, dans ces discours, il s’agit toujours de découvrir, au-delà des apparences, ce qui reste caché. Comme si ce qui se manifestait là, immédiatement, ne méritait pas d’être considéré en soi mais devait absolument être interprété, commenté, passé à l’indispensable crible d’un omnipotent esprit critique. Comme si ça n’était pas avant tout à l’émotion elle-même que nous devrions laisser libre cours devant le spectacle d’une ville dévastée, d’une civilisation meurtrie. Comme s’il n’était pas suffisamment troublant, suffisamment perturbant pour nos certitudes modernes, de constater que 19 personnes ont simultanément décidé de sacrifier leur vie pour tuer le plus grand nombre possible d’inconnus, et ont pu organiser pendant des années leur vie en fonction de ce sacrifice. Comme si, enfin, l’effondrement des tours n’était qu’un leurre, une mise en scène sur un écran au-delà duquel rien de « réel » ne saurait advenir.

Le monde occidental ne parait supporter l’évènement qu’à condition de pouvoir se bercer de l’illusion de l’avoir organisé lui-même. C’est ainsi que se multiplient les sociétés « organisatrices d’évènements » et autres consultants spécialisés dans l’évènementiel. Et c’est ainsi que se rejoignent, d’une certaine façon, les capitalistes dans ce qu’ils ont de plus débridés et leurs pires critiques. Car les uns comme les autres refusent que quoique ce soit n’échappe à l’hyperpuissance de l’économie « libérale » et des intérêts politiques qu’elle manipule. Nous vivons dans un monde qui nie l’extériorité que manifeste pourtant de façon évidente ces attentats. L’histoire de l’Occident n’est pas avare de violence politique. Pourtant, force est de le constater, la méthode de l’attentat suicide n’y est guère prisée. Mais cette vérité, notre orgueil occidental refuse au fond de l’admettre. « Puisque ces évènements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ». Le 11 septembre ne serait donc que le produit pervers d’une société anonyme (appelons-là gouvernement américain, Mossad, ou même d’une certaine façon Al-Qaida) satanique certes, mais guère différente dans son principe même d’une S.A quelconque spécialisée dans la « conduite de projets ».

La radicale nouveauté de cet acte n’est bien sûr pas là. Les bons vieux films de James Bond mettaient déjà en scène d’occultes organisations visant à détruire la planète. La radicale, l’inquiétante nouveauté réside dans la psychologie souterraine de ces terroristes qui, on le constate amplement chaque jour, n’ont pas manqué de faire des émules contribuant eux-mêmes à déchaîner une violence apocalyptique. Face à cette horreur, nous nous interrogeons gravement sur le temps de chute des tours et sur la stratégie de l’administration Bush pour accaparer le pétrole du Moyen-Orient. Dans notre fureur à découvrir des motifs cachés, nous ne voulons rien comprendre.

Pourtant, ceux qui n’ont pas oublié ce qu’ils ont vu et revu il y a six ans, lorsque le cœur de la civilisation mondiale fut défiguré par un acte barbare dont aucune « rationalité » ne parait pouvoir rendre compte, ne peuvent qu’être stupéfiés par cette volonté d’occulter l’évènement au profit d’une rationalité cachée que l’on voudrait comprendre dans les termes rassurants de l’intérêt. Pour certains, il s’agirait d’un coup du Mossad, pour d’autres d’une faction démoniaque qui, cachée au cœur du pouvoir américain, souhaiterait faire la guerre pour le plus grand profit d’intérêts économiques ultra puissants et ultra organisés. D’autres, plus prudents, se contentent hypocritement de souligner les faiblesses de l’enquête. Tous sont d’accord sur un point : l’évènement ne réside pas dans l’effondrement des tours elles-mêmes, ni a fortiori dans le fait, je le répète, que 19 jeunes hommes décidés ont pu sacrifier leur vie simultanément pour tuer le plus de monde possible.

Ce que nous disent en substance les théoriciens du complot c’est qu’à travers les auteurs du 11 septembre -réduits au rang de purs instruments et jamais considérés comme les véritables sujets de leurs actes- ce sont des intérêts puissants et occultes qui auraient agi à distance, ou par procuration, ou encore qui auraient cyniquement laissé faire pour tirer profit du crime. Par ce tour de passe-passe rhétorique se manifeste le déni d’un acte qui nous effraie et nous dépasse. Il s’agit d’une certaine façon de mettre à distance la violence qui s’est déchaînée le 11 septembre 2001, d’en rendre responsable une institution qui serait justiciable d’une certaine rationalité, dont on pourrait déchiffrer le comportement pour in fine l’abolir dans sa radicale nouveauté.
Si seulement ces apprentis Bernstein et Woodward pouvaient avoir raison ! Mais s’il m’est permis ici d’esquisser une phénoménologie de l’attentat suicide, ce qui « frappe » au contraire dans cet acte barbare est la volonté démoniaque de ses auteurs de frapper non seulement de façon indiscriminée mais aussi d’abolir toute forme de distance, réelle ou symbolique (distance que les théoriciens du complot cherche à rétablir à défaut de pouvoir penser son abolition).
Quel intérêt ces jeunes gens pouvaient-ils avoir à mourir en tuant le plus grand nombre possible d’innocents ? En venant percuter les tours, les terroristes ont peut-être manifesté leur volonté de se confondre radicalement avec leurs victimes, à jamais unis à elles dans une indistinction apocalyptique. Quel romancier dostoïevskien parviendra à rendre compte de cette nouvelle psychologie du souterrain qui fait de la vengeance suicidaire un but explicite et ultime de l’action humaine ? Même les fameuses soixante-dix vierges du paradis sont encore une rationalisation lénifiante. Par définition, il n’y a rien au-delà d’un tel acte, sinon la mort peut-être envisagée comme le terme d’un ressentiment insupportable. S’agirait-il d’égaliser enfin la condition de tous, pieux musulmans humiliés et mécréants judéo-chrétiens arrogants ? Plus encore, cet égalitarisme mortifère et radical serait-il la fin, et, peut-être, le devenir de notre civilisation ?

C’est cette noire psychologie qui transparaît encore dans le dernier discours de Ben Laden lorsqu’il y réclame le droit, presque au nom des droits de l’homme, de faire couler le sang de tous les Américains en réponse aux crimes déjà commis par ces mêmes Américains. Il s’agit seulement de renvoyer une violence apocalyptique à une violence première. La fameuse loi du talion interprétée suivant un terrible et criminel contresens comme le droit à la surenchère guerrière.

En conclusion de son ouvrage à paraître intitulé Achever Clausewitz l’anthropologue René Girard insiste sur l’impuissance de la pensée occidentale à comprendre cette nouvelle psychologie des profondeurs.

Mais comment pourrions nous longtemps lui survivre si nous refusons de lui faire face?
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Il me faut ajouter un mot à ce texte qui a reçu une avalanche de commentaires sur le site d'Agoravox où il a été publié. Parmi ceux-ci, la plupart se contentaient de confirmer involontairement ma thèse selon laquelle il est plus facile de commenter un évènement tel que le 11 septembre que de chercher à le comprendre. Certains commentaires pourtant, tranchaient dans la médiocrité ambiante. L'un d'entre eux en particulier attirait l'attention sur un article de son auteur, Juan Asensio, qui évoque le 11 septembre d'un point de vue très proche du mien. A lecture de ce texte magnifique, chacun comprendra sans doute que je souhaite ici y renvoyer.
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