"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

07/03/2008

Pourquoi y a-t-il Agoravox plutôt que rien ?



Puisque nous voilà contraints de faire la vaisselle, profitons-en pour réfléchir.

Hier soir, alors que ma moitié forçait son caractère en haranguant les foules, non pas place Saint-Pierre, mais place de la Mairie, afin de convaincre la population de voter dimanche pour la bonne liste de gauche, c’est-à-dire celle à laquelle elle appartient, je me trouvais pour ma part dans l’heureux état d’esprit du père de famille qui après avoir couché les enfants peut laisser vagabonder son esprit où bon lui semble tout en effectuant vaguement la pré-vaisselle qui s’avère nécessaire depuis la généralisation de l’utilisation des pastilles trois-en-un (lavage-sel-rinçage) dans les lave-vaisselle des ménages français.
Cette douce léthargie qui accompagne chez moi le sentiment du devoir quasi accompli me permit donc de me consacrer à une de mes activités favorites : faire le bilan de mes interventions du jour sur Agoravox. La discussion amorcée sous l’article intitulé Mahomet est une caricature ! m’avait donné comme à l’accoutumée l’occasion de camper le personnage du catholique bien-pensant, « intégriste » disent les ignares, celui qui défend mordicus et quelles que soient les circonstances l’orthodoxie pontificale. Je pensais alors à la surprise qui serait celle de certaines de mes connaissances si elles venaient à apprendre la teneur de mes commentaires et même de certains de mes articles ici. Nul doute qu’elles ne reconnaîtraient guère dans l’éternel catholique d’Agoravox le banlieusard un peu quelconque et passe-partout qu’elles côtoient depuis toujours, un cadre plus ou moins moyen et sans grande originalité, qui ne cherche pas outre mesure à sortir du lot et paraît se contenter de l’ordinaire que la vie lui offre, bien loin de la figure flamboyante qui joue les bigots de service sur Agoravox. Un Français moyen qui, s’il ne nie pas son attachement au Dieu de nos pères n’est pas sans cesse en train de tenter de sauver les âmes. D’où vient ce hiatus ? Comment le comprendre ? Qu’est-ce qui m’amène, comme beaucoup d’autres sans doute, ici et ailleurs, à amender ma personnalité à travers l’utilisation d’avatars extravagants et d’un pseudonyme tonitruant ? Qu’est-ce qui me pousse ainsi à surjouer ce que je suis ou ce que je prétends être ?
Je n’ai pas de réponses à ces questions, seulement des hypothèses à soumettre au débat. L’uniformisation des modes de vie, la disparition des différences substantielles entre les individus sont sans doute vécues plus ou moins consciemment de façon douloureuse par beaucoup d’entre nous, ceux en tout cas qui sont suffisamment lucides pour ne pas prendre au sérieux leur propre originalité à laquelle ils aimeraient tant pourtant croire comme tout le monde. Ce que nous redoutons peut-être confusément c’est une forme d’abolition du moi (en ce que celui-ci nous distingue de ce qui nous entoure) et donc de notre personne. La perspective d’une disparition d’une distinction claire entre moi et le monde (si elle peut nourrir simultanément le fantasme d’un retour dans l’espace fusionnel de la matrice) est, pour le moi au moins, infiniment anxiogène. Internet est sans doute à la fois un symptôme, un amplificateur et un remède à ces inquiétudes diffuses. Un symptôme car on y trouve l’expression débridée de toutes les crispations identitaires qui accompagnent l’abolition des différences substantielles. Un amplificateur car sur internet le corps, c’est-à-dire le lieu même où se manifeste aux yeux du monde notre singularité, disparaît au profit d’un ensemble de signes qui jamais ne pourront se substituer à lui de façon crédible. Un remède parce qu’internet nous permet comme je l’ai noté de surjouer nos particularités grâce à des systèmes d’opposition ritualisés. Au cours de ces joutes scripturales, chacun se retrouve rapidement dans un camp dans lequel des solidarités se manifestent et des anathèmes sont lancés.
Plus généralement, le journalisme-citoyen dans son essence même, c’est-à-dire le fait, pour un inconnu à qui personne n’a rien demandé de se mettre à écrire sur un ton pontifiant (c’est-à-dire sérieusement, à la manière d’un vrai journaliste rémunéré pour cela) à propos d’un sujet qu’il connaît parfois imparfaitement des choses souvent fort peu intéressantes, en paraissant mettre le monde à distance, ressortit sans doute du même phénomène. Il s’agit peut-être dans l’établissement d’un discours non pas objectif mais objectivisant, de rétablir une distance entre soi et le monde et éviter ainsi au moi moderne, fragilisé par la destruction des différences symboliques, de s’y perdre. C’est de cette manière aussi peut-être que l’on peut expliquer la floraison des théories du complot sur les médias-citoyen, car la paranoïa est bien naturelle pour un sujet qui est pris dans la trame du monde et ne paraît jamais être en mesure de la tisser. Cette trame "immaîtrisable" il faut bien que quelqu’un l’ait voulue et la maîtrise ainsi à ma place. La soif de sens de l’humanité est inextinguible. En paraissant comprendre, je restaure soudainement l’autonomie de ma personne. Je m’extrais de la masse des esclaves manipulés pour me situer du côté des maîtres qui tirent les ficelles, tout en paraissant dénoncer les maîtres et défendre les esclaves. Si comme le dit justement la gracieuse Marion Cotillard, « je ne crois pas tout ce qu’on me dit » et que je « pense par moi-même », je m’extrais du monde en ce qu’il est agi par des forces occultes et je parais simultanément recouvrer l’intégrité de mon moi jusque-là menacé par l’indifférenciation moderne.
Voilà qui explique peut-être qu’après des dizaines de milliers d’années pendant lesquelles l’existence d’Agoravox n’est pas apparue nécessaire à quiconque, le journalisme-citoyen et tout ce qui lui ressemble aujourd’hui sur internet sont aujourd’hui tellement indispensables à un nombre grandissant de personnes.
Bon, c’est pas tout, mais je m’égare et en oublie l’essentiel. Retour à la vaisselle.