«Il me plaît de penser que l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu», Milan Kundera, L’Art du roman.
«Le comique est un des plus clairs signes sataniques de l’homme et un des nombreux pépins contenus dans la pomme symbolique», Charles Baudelaire, De l’Essence du rire.
A quel point le rire est libérateur nous le savons depuis longtemps. Face aux fonctionnements et dysfonctionnements implacables des grosses machines à bonheur que l’humanité a façonnées, contre la satisfaction de soi habitant le notable qui se croit arrivé, le rire exerce sa puissance corrosive. Il nous libère un temps du poids des choses et des mots tels qu’ils sont. En introduisant une distance là où il n’y avait qu’adhérence, il relativise et fragilise l’inéluctabilité des institutions humaines. Parce qu’il lézarde les édifices symboliques que construisent les puissants pour préserver leur dignité, parce qu’il offre une compensation inestimable à l’humilié, le rire est fils de l’esprit démocratique qui n’admet rien au-dessus de lui. Tel un improbable rejeton sublunaire du Dieu de la Bible, le rire, pour un instant, « comble de biens les affamés et renvoie les riches sans rien ». C’est ainsi que, selon Kundera, le rire divin trouve aux commencements de la modernité, grâce au roman, un vecteur inédit pour faire retentir son écho dans un monde d’où Dieu lui-même s’est retiré.
La trace de Dieu dans un monde qui n’est plus qu’humain. C’est dire combien le rire est une chose sérieuse. Certains vont jusqu’à prétendre que sans le rire la vie ne mérite pas d’être vécue. Car en plus d’être une arme entre les mains de l’homme démocratique, le rire est bon pour la santé. Il favorise la digestion, le sommeil et le commerce avec autrui. Savoir rire de tout est le signe d’une bonne complexion et d’une légèreté de bon aloi dans l’approche des problèmes. L’homme qui rit est un homme sain dans un corps sain. A contrario, rien de pire, de plus condamnable, de plus ridicule que l’esprit de sérieux, celui qui anime le bigot de toutes les religions dans leur obsolescence et le militant de tous les partis politiques dans leur ringardise, tout ce que déteste Homo decomplexus, ce nouvel avatar de l’humanité occidentale d’après l’Histoire, celle qui ne s’en laisse pas compter, qui juge toujours de tout par elle-même et d’après elle-même, et qui est toujours prête à s’offrir une bonne tranche de rigolade sur le dos de son prochain dès lors que celui-ci paraît naïvement adhérer au monde.
La cause est donc entendue, les rôles ont donc depuis longtemps été distribués, avec d’un côté l’impayable représentant des institutions, qui croit en ce qu’il professe, confesse, démontre et défend, et de l’autre l’esprit libre, fièrement dressé face au pouvoir, avec pour seule arme son sens de la dérision, ennemi de toutes les certitudes qu’il n’a pas, l’esprit libre pour lequel les formes chatoyantes du monde humain sont toutes sans exception privées de solennité et de grandeur, et pour lequel toute manifestation de révérence à l’égard de ces formes ne sera qu’une occasion supplémentaire de rires aux dépens des tristes sires qui s’y livreront. Le monde selon l’esprit libre est toujours un monde en miettes, ou plutôt un monde qu’il est sur le point de mettre en miettes grâce à la puissance corrosive de son rire en liberté.
Cette belle histoire que nous nous sommes longtemps racontée, celle qui met aux prises le rieur solitaire d’une part et la foule des croyants de l’autre, nous avons aujourd’hui du mal à y croire tout à fait. C’est que ce rire était intimement lié à la mise à distance du social ou, ce qui est une autre façon de dire la même chose, à la pratique solitaire et asociale de la lecture. Aujourd’hui la figure aimable de l’héroïque rieur solitaire a vécu et cédé sa place au social justement, à la foule hilare des résistants coalisés sur internet et ailleurs. Cette foule dont le rire, sous l’effet catastrophique du nombre, s’abîme en ricanement. Nous n’entendons plus rien, je n’entends plus rien, dans cette « obscénité fusionnelle du rire barbare » (Alain Finkielkraut), de l’écho du rire de Dieu. Le rire vient ici, non pas du sentiment d’un ébranlement dans l’ordonnancement d’un monde dont nous nous sentirions solidaires, mais au contraire de l’idée de sa propre supériorité (« idée satanique s’il en fut jamais », disait Baudelaire), d’une adhésion de soi à soi et donc d’une mise à distance d’autrui. Le rire libérateur et niveleur de l’opprimé, le rire qui abaisse les puissants et les rappellent à leur finitude devient le rire cruel de ceux qui ne risquent et ne respectent rien dans un monde déserté par toute verticalité. C’est ainsi que Michel Houellebecq qui est aussi, comme tous les grands romanciers, un grand moraliste, manifeste par le truchement de son narrateur, au début de son dernier roman, La Possibilité d’une île, un profond dégoût à l’encontre du rire. L’écrivain y expose dans une veine baudelairienne la crise existentielle d’un humoriste qui a porté à son paroxysme l’art de rire de tout. « Ce que je ne parvenais plus à supporter c’était le rire, le rire en lui-même, cette subite et violente distorsion des traits qui déforme la face humaine, qui la dépouille en un instant de toute dignité. Si l’homme rit, s’il est le seul, parmi le règne animal, à exhiber cette atroce déformation faciale, c’est également qu’il est le seul, dépassant l’égoïsme de la nature animale, à avoir atteint le stade infernal et suprême de la cruauté. » Le rire devient cruauté car il est coupé de sa racine éthique, c’est-à-dire divine, et devient purement mécanique. Il est réduit à une simple et « atroce » manifestation physiologique de cruauté.
Contre qui s’exerce aujourd’hui cette cruauté du comique, lorsqu’elle ne heurte pas la morale commune ? Principalement contre ce à quoi plus personne ou presque ne croit, les institutions d’antan, la nation et ses représentants, l’église et ses fidèles. Il y a une sorte de joie mauvaise qui retentit dans le rire démocratique lorsqu’il s’en prend à ses anciens maîtres. Notre rire, aussi vertueusement démocratique soit-il, gagnerait en dignité à se chercher d’autres victimes. Car ce qui est fragile aujourd’hui ce sont bien ces institutions discréditées, ces vecteurs du vivre-ensemble que nous méprisons et vilipendons parce que, nous autres à qui on ne la fait pas, affranchis que nous sommes par nos propres éclats de rire, ne voulons plus croire que ces institutions sont mues par le souci du Bien. C’est que nous savons que ce Bien n’est que le masque hypocrite de la vanité et l’intérêt. Cela c’est notre rire, notre rire affreusement collectif, notre rire barbare dont « l’obscénité fusionnelle » devrait pourtant nous crever les tympans, qui nous l’apprend et laisse ainsi la place libre à la cynique et ricaneuse neutralité du marché.
Et ce rire là, le rire du marché, le rire du seul Dieu qui nous restera, n’a pas fini de retentir.