"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

31/03/2008

L’heure d’été



Nous qui pensions vivre enfin dans la clarté du présent sommes soudainement passés à l’heure d’été. A l’heure de ce qui a été. Nous qui pensions encore hier en avoir fini avec l’enchantement du même, avec la malédiction de la transmission…

Que reste-t-il après la destruction, après la liquidation, après la muséification enfin, des objets chargés d’art et d’histoire que nos fausses promesses destinaient à nos enfants ? Pour exister pour et par nous-mêmes peut-être, pour échapper au regard humiliant du passé sans doute, nous installions entre nous et les résidus de notre enfance un gouffre spatio-temporel qui nous permettait de vivre à la fois avec et à côté de notre héritage, furieusement décalés. Un bienfaisant décalage horaire qui permettait d’actualiser et de liquider le passé dans un même mouvement. Le passé n’existait qu’à condition de s’abîmer dans le contemporain.
Avions-nous trahi? Non, sans doute, car c’est un étrange testament qui exigeait de nous que nous nous défassions de ce qui avait envoûté nos parents. Oui, peut-être, si l’on veut bien admettre que cette trahison nous avait été commandée d’en haut. C’était cela grandir, c’était cela survivre. Rester fidèle à l’antique modernité maternelle qui nous intimait d’avancer, de jeter par dessus bord « ce bric-à-brac d’un autre âge ». Que ces objets enchantés soient mis à distance, expulsés de la maison familiale. Qu’ils soient caricaturés puis dupliqués à l’infini par des machines en Asie, qu’ils soient moqués et parodiés sous une forme contemporaine dans nos écoles d’art. Que la maison familiale elle-même soit profanée par nos pacifiques hordes adolescentes, avant d’être vendue, liquidée elle aussi. Qu’aucune trace ne subsiste de la douce tyrannie maternelle. De son culte intangible du mouvement. Qu’un grand éclat de rire balaye toutes ces vieilleries, qu’on les confine dans des musées afin de les rendre inoffensives, comme on tenait autrefois à distance les esprits avec des gri-gri, comme on enferme aujourd’hui les fauves, lorsqu’ils sont en voie d’extinction, dans des réserves ou dans des zoos où nous pouvons les admirer et simuler nos terreurs anciennes.

En dociles petits soldats nous avions répondu présents aux injonctions inédites de l’époque. Nous nous sommes rebellés bien comme il le faut contre le passé de nos aïeux.

Plus rien ne se transmettait, mais tout circulait. Les parents remplissaient d’alcool les verres des enfants qui finissaient comme leurs ainés par faire tourner les joints. L’argent et les narcotiques se substituaient avantageusement aux objets d’art. Comment partager en trois deux tableaux de Corot quand il est si facile de remplir un verre, de couper une barrette, de se partager du liquide? Comment se shooter à l’art quand celui-ci ne nous parle plus ? Inversement, quel musée aurait exposé nos barrettes de shit, nos bouteilles de champagne ? Il fallait tout liquider afin de partager équitablement, afin de conjurer l’envie et la jalousie qui elles aussi circulaient entre nous. Nous libérer de la malédiction caïnique de la fraternité. Mais que savons nous de la fraternité, nous qui vivons dispersés ? Peut-être, afin qu’Abel pût présenter agréablement les produits du sol à Yahvé, Caïn fabriqua-t-il le premier vase ? Sans lui, l’offrande d’Abel aurait-elle été agréée?

Maintenant que nous avons rendu ce vase inaccessible, que ferons nous des produits du sol ? Les vases, derrière les vitrines des musées, à la place de Yahvé ? Et lors de quel rituel les fils d’Abel et de Caïn recueilleront-ils ensemble les prémices de la saison? Car c’est le lieu et le temps même du rituel qui ont disparu.

Les produits du sol, les fruits du temps vont-ils pourrir sur pieds maintenant qu’aucun dieu n’en est plus le destinataire, qu’aucun objet n’en est plus le récipiendaire?

C’est cette question mélancolique, accusatrice peut-être, que semblent poser les objets eux-mêmes dans le chef d’œuvre poignant que vient de signer Olivier Assayas. On se souvient de L’Eau Froide et de son message final énigmatique en forme de page blanche, signé par le même Oliver Assayas en 1994. C’est sur une page tout aussi blanche que paraît s’ouvrir le nouveau film de l’auteur. Mais il apparait que cette page n’était pas blanche après tout, qu'elle recelait un secret qui traversera tout le film pour venir l’ouvrir en sa conclusion sur une note d’espérance inattendue.

A l’heure d’été, la tension qui imprègne discrètement les relations entre la mère et ses enfants contraste avec la douceur du regard que porte la petite-fille (Sylvie) sur sa grand-mère et la maison de famille de son enfance. Cette jeune fille est un écho évident de la jeune fille qui disparaissait à la fin de L’Eau froide. Comme elle, elle traverse fébrilement une fête adolescente suivie par une caméra tout aussi fébrile. Mais quand la jeune fille suicidaire de L’Eau froide paraissait tourner en rond sans rien avoir d’autre à offrir en holocauste qu’elle-même (avant d’entrer dans l’eau froide, ne coupe-t-elle pas ses cheveux pour simuler un dérisoire rituel sacrificiel ?) la jeune fille de L’Heure d’été est à la recherche de son amoureux secret pour aller picorer en sa compagnie, dans l’épaisseur de la végétation, les fruits du jardin. La bonne nouvelle de L’Heure d’été c’est donc qu’au-delà de la poignante mélancolie du film, il semble exister une extériorité bienfaisante. Cette extériorité c’est celle de la nature et des objets, de ce qui constitue la pérennité du monde lui-même au-delà de la violence iconoclaste et feutrée de la néo-humanité délocalisée, détemporalisée, déritualisée. Cette extériorité se matérialise dans le film par le point de vue adopté par le metteur en scène, qui est souvent celui des objets eux-mêmes, la maison familiale, les arbres qui l’entourent, un vase vide. Les personnages de L’Heure d’été ont été suivis pendant leur longue liquidation du passé par le regard douloureux des objets et des arbres qui paraissaient réclamer en vain des hommes la même attention qu’autrefois. En témoigne les scènes où les personnages sont vus à travers une vitre, celle d’une voiture par exemple, où se reflète de grands arbres penchés avec commisération sur la triste humanité qui se débat pour se défaire d’un héritage trop lourd à porter mais dont elle ne peut pourtant se passer.

La nature, les objets offrent au metteur en scène un point de vue privilégié pour observer l’humanité faire face à ses contradictions. Si l’on admet que le religieux n’est pas seulement extérieur à l’humanité mais qu’il en est aussi constitutif, et que c’est parce qu’il est extérieur qu’il en est constitutif, alors on admettra que ce regard est nécessaire. Ces arbres, ces objets, c’est ce qu’il y a au-delà du social étouffant, mais c’est aussi ce qui constitue le social, à travers les rituels au cœur desquels ils se trouvent. C’est en eux que le secret, le fondement de l’humanité de l’homme réside.

Ces rituels ont-ils disparus à jamais en même temps que le lieu qui en était le théâtre ? La conclusion du film semble suggérer que le monde trouvera peut-être des ressources inattendues dans le cœur même de l’homme. La petite-fille, la bien nommée Sylvie, regrette finalement, par-dessus la tête de son liquidateur de père, la disparition de la maison familiale et recueille presque sans y penser les prémices du temps, laissant espérer malgré tout qu’au-delà des vicissitudes du temps une transmission demeure possible.