"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

12/03/2008

La belle idée de Björkassine à Shanghai : nous sommes tous des Tibétains !


Björk a bien de la chance. L’égérie définitive et islandaise de l’ultrabranchitude façon Inrocks n’est pas seulement très belle, talentueuse et extrêmement populaire parmi les gens qui savent ce qu’il faut penser. Elle peut en outre, grâce à cette réputation haut de gamme, raconter n’importe quoi en toute impunité.

C’est un modèle de happening artistico-médiatique à proposer à l’imitation de tous nos amis artistes qui envisageraient de défendre quelques causes dans le vent afin de lancer ou relancer leur carrière.
D’abord subtilisez à votre gamin sa panoplie de d’Artagnan et revêtez-là, puis installez-vous sur une scène de 200 m2 au milieu d’une palanquée de choristes et danseurs ethnico-branchouilles disposée là pour vous mettre en valeur. Puis, après l’heure et quelques de concert réglementaire, finissez par un morceau qui vous permet de trépigner sur place comme un pantin désarticulé en hurlant declare independence pendant environ quatre minutes. A l’issue de cette apothéose, regardez longuement dans le vague, les yeux perdus très au-dessus de votre public en transe, puis susurrez à l’assemblée des Chinois réunis pour vous écouter et dont vous vous foutez comme de l’an 40 « Tibet, Tibet ». Après cela quittez rapidement la foule consternée par vos déclarations et dépêchez-vous de prendre l’avion en laissant les spectateurs et les Tibétains se débrouiller avec ce cadeau empoisonné face au régime chinois.
C’est ainsi que la phrase « Tibet, Tibet, raise your flag (hisse ton drapeau) » prononcée par la chanteuse islandaise Björk lors d’un concert à Shanghai le 2 mars dernier fut pour elle l’occasion de recevoir un brevet de courage octroyé de façon quasi unanime (Chinois exceptés) par ses innombrables fans. Un pur geste de rock’n’roll. Une grande victoire de la rebelle attitude. Peu importe qu’en agissant ainsi elle embarrasse et peut-être même mette en danger ceux qui ont eu la mauvaise idée de consacrer une bonne partie de leur salaire mensuel à un spectacle dont ils ne pouvaient soupçonner qu’il se transformerait à leur insu en meeting politique. Peu importe qu’elle rende moins probable la tenue de concerts dits « alternatifs » dans la cité chinoise qui devra sans doute se contenter de Céline Dion et autres mastodontes apolitiques de la variété internationale tels que les Rolling Stones dans les années à venir. Peu importe que l’indépendance du Tibet ne soit réclamée par à peu près personne aujourd’hui, si l’on excepte un petit milieu people quasi ignorant de la réalité tibétaine à Hollywood et ailleurs. Peu importe enfin et surtout, qu’en se livrant à cette déclaration irréfléchie Björk ait peut-être favorisé un durcissement futur de la répression au Tibet en réactivant la paranoïa chinoise sur le sujet. Non, ce qui compte quand on est une pop star concernée telle que Björk c’est de pouvoir défendre une cause, éveiller les consciences, résister à l’oppression sous toutes ses formes. Car c’est tellement beau de défendre une cause juste, c’est presque aussi beau que Björk elle-même, que ça n’est quand même pas le fait que vos propos sont susceptibles de provoquer des dégâts collatéraux dans des contrées arriérées incapables de comprendre leur dimension existentielle et métaphorique qui devra vous arrêtez. Car au fond, qu’a dit Björk lorsqu’elle a finalement consenti à s’expliquer ? Qu’elle a été mal comprise. Que fondamentalement, sa chanson en appelle à la libération personnelle des individus aux prises avec les institutions et que son propos n’est qu’incidemment politique. Puisqu’elle se trouvait à Shanghai, elle en a profité un peu par hasard pour donner une dimension plus directement politique à ses propos. C’est l’occasion géographique qui fait le larron éthique. Cette occasion était trop belle. Ce beau rôle ne pouvait lui échapper. Les conséquences de ces propos ? Quelle question triviale, mais bon, si vous insistez, sachez qu’elles ne peuvent qu’être bonnes, puisque la cause est juste.
Apprenez aussi que lorsque vous prendrez la pose, rien de ce qui se produira ensuite ne saura vous être opposé. Les belles âmes, c’est un avantage non négligeable, n’ont pas à répondre de leurs actes. Les belles âmes sont concernées par la cause des peuples qui souffrent à condition de pouvoir faire savoir sans complication inutile, et si possible en prenant des airs avantageux, qui sont les gentils et qui sont les méchants. Car la cause est entendue depuis longtemps, il y a d’un côté les méchantes institutions manipulatrices et de l’autre l’homme qui doit se libérer des influences néfastes. Que les autorités chinoises rigolent moins avec les « déclarations d’indépendance », quand bien même elles seraient métaphoriques, que nos régimes post-modernes (qui eux sont parfaitement conscients de l’innocuité politique des révoltes adolescentes et post-adolescentes) est un détail d’une vulgarité telle qu’elle ne saurait arrêter la délicate rebelle à succès lorsqu’elle daigne descendre de son volcan pour venir nous éclairer. Les victimes collatérales de ce happening ethico-artistique ne pourront in fine que se réjouir d’y avoir participé, serait-ce à leur corps défendant.
Par ailleurs, que Björk elle-même pourrait être considérée comme une institution et qu’en conséquence son injonction à se libérer et à « déclarer l’indépendance » à l’égard des influences aliénantes pourrait être considéré comme la mise en œuvre à l’égard de son public d’une double contrainte serait une sophistication du propos un poil cynique qui ne manquerait pas de sel et plairait certainement à la partie la plus sophistiquée du public de la chanteuse. De cela, il pourrait apparaître en regardant cette vidéo, qu’elle est parfaitement consciente. Mais cessons immédiatement de faire du mauvais esprit et constatons que c’est la grosse artillerie manichéiste qu’il convient de mettre en avant lorsque la belle âme souhaite prendre la pose. Car ce que nous dit l’icône islandaise, c’est que nous sommes tous, à Shanghai, Paris ou ailleurs des Tibétains aliénés, que nous devrions tous nous libérer de l’influence maléfique des autres, que nous devrions tous monter sur « la plus haute de nos montagnes » et crier à la face du monde que nous ne dépendons de personne.
Le plus tristement drôle au fond dans cette histoire, est que Björk, dans un contexte qui lui échappe complètement, emportée par sa propre métaphore prise au pied de la lettre, se soit laissée griser par la fausse rébellion qu’elle met habituellement soigneusement en scène. Telle une actrice qui joue son rôle à fond, elle a oublié dans le feu de l’action scénique (espérons qu’il s’agit d’inconscience et non de cynisme) que la virtualité de ses poses révolutionnaires peut avoir des conséquences concrètes pour un grand nombre de gens pour lesquels l’usage de leur courage exige plus de discernement et d’à-propos.

Post Scriptum. Les commentaires de cet article paru chez Agoravox démontrent que je me suis très mal fait comprendre. Il ne s'agissait pas pour moi de soutenir en quelque façon la repression chinoise au Tibet. Si l 'on admet qu'il est possible même dans la sphère politique de compter jusqu'à trois on acceptera peut-être l'idée selon laquelle il n’y a pas seulement d’un côté les gentils indépendantistes tibétains innocents et ceux qui les défendent et de l’autre les pro-Chinois. Mon propos était tout autre. J’ai l’impression que Björk se sert de la cause tibétaine presque sans y penser, parce que ça fait classe, mais au fond elle parle d’autre chose, de la libération des esprits qu’ils soient aliénés par les Chinois ou par la société de consommation, pour elle c’est semble-t-il du pareil au même. Est-ce que ces amalgames rendent vraiment service à la cause tibetaine ? Telle est la question. Nous ne sommes pas ici dans la révolte post-adolescente mais dans autre chose et le Dalaï Lama lui-même a compris depuis longtemps que réclamer romantiquement et frontalement l’indépendance ne menait nulle part. Les négociations qu’il tente de nouer en profitant de la "fenêtre d’opportunité" que représentent peut-être les jeux olympiques ne sont vraisemblablement pas facilitées par les caprices d’une pop star en tournée. Sans imputer la repression qui s’est abattue ces jours derniers sur le Tibet à l’inititative de Björk, ce serait ridicule, il est cependant certain qu’elle n’est en rien utile à la cause tibetaine.