"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

14/03/2008

Compter jusqu’à trois ou la grâce de la littérature



A mon fils, qui à deux ans et quelques, compte parfaitement jusqu'à deux.





Boycotter le salon du livre au nom de la morale, c’est boycotter la littérature elle-même





Le chiffre deux a un charme fou. C’est grâce à lui que nous savons qu’il y a nous et les autres. Nous qui sommes si gentils, si purs, si vertueux quand eux sont si perfides si corrompus, si fourbes. Nous qui souffrons sous le joug de l’oppression quand eux ricanent derrière leur ignoble mur tout en comptant leurs richesses et nos morts. Nos maîtres se cachent à l’abri de leurs forteresses pour nous exploiter et nous faire souffrir. Ce que nous sommes nous n’en sommes pas responsables car depuis trop longtemps nos maîtres jouissent de notre martyr. Derrière leurs murs ils boivent leur sale alcool en trinquant pour que nos souffrances perdurent. Leur jouissance serait sans saveur si nos cris de douleur ne l’agrémentaient. Ils prétendent s’occuper de leurs affaires et regarder ailleurs mais nous savons qu’ils ne pensent qu’à nous. Leurs balles trahissent leur obsession lorsqu’elles tracent sur nos corps les signes lumineux que grâce à Dieu nous savons décrypter. C’est notre destin, il nous faut périr car nous sommes leur raison de vivre, même si jamais ils ne l’avoueront, même s’ils prétendent vivre sans nous, même s’ils prétendent nous ignorer. Nos jeunes corps les fascinent, eux les représentants orientaux d’une civilisation occidentale destinée à périr. Dans le temps et dans l’espace, ils sont doublement malvenus. C’est pour cela qu’ils s’en prennent à nos enfants, leur impossible avenir, l’objet de leurs holocaustes démoniaques.
Vous qui m’écoutez, il vous faut maintenant choisir. Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. Soit vous vous asseyez avec eux et lisez leurs livres, soit vous êtes avec nous et résistez. La littérature, cette suspension du jugement de Dieu, doit s’effacer devant l’impératif de résistance. Le temps du Logos est révolu. Assez de mots, des actes.

Par quelle grâce me suis-je néanmoins assis et ai-je pris un livre (1)? Par quel miracle me suis-je penché sur ce long roman dans lequel Philip Roth lui-même se dédoublait pour prôner cette hérésie antisioniste, le diasporisme ? Par quel prodige ce texte m’a-t-il à la fois troublé, amusé, irrité? Comment ai-je pu ensuite dévorer ces Notes sur la terreur de Marc Weitzmann dans lesquelles l’auteur s’interroge courageusement sur sa judéité et trouve cette réponse fulgurante et temporaire que nous devrions tous méditer, « c’est le poison français en moi qui me fait juif ».
La distance de soi à soi que permet la littérature rompt radicalement l’envoûtement dualiste ; la littérature désenchante le monde et le débarrasse de ce charme entêtant qu’est la dualité. Grâce à cet art de sortir de soi nous devons renoncer au lyrisme puéril qui porte en lui la distinction absolue du gentil et du méchant, du maître et de l’esclave, du dominant et du dominé.
Le lecteur, l’auteur et son œuvre. Dans sa disposition même, la littérature est comme le christianisme, trinitaire.
Alors que je termine ce petit texte, un affreux doute m’étreint. Serais-je, en opérant cette distinction que je veux définitive entre le Deux et le Trois, en train de succomber au charme vénéneux du Deux ? Me serais-je laissé emporter à mille lieux de la littérature que je prétends défendre ? C’est bien possible.

(1) Au fond, cette grâce à un nom, celui d’Alain Finkielkraut qui fait preuve d’une clarté incomparable dans la transmission de ses enthousiasmes littéraires et de ses inquiétudes politiques.