"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

06/04/2008

Super Jaimie s/Seine



Quand Beethoven rappe pour le troisième âge

Allez, on va se faire plaisir, je vais vous parler d’un vrai scandale. Un de ceux qui font vraiment du bruit. Enfin presque. Le boîtier Beethoven, un système qui vient de débarquer d’outre-manche, émet des ultrasons uniquement perceptibles par les moins de 25 ans. C’est ainsi qu’il fait fuir toute la turbulente jeunesse, et laisse les vieux bien tranquilles entre eux. C’est la charmante et dynamique jeune maman Clémentine Autain qui me l’a appris sur France Culture. La spécialiste de la lutte contre le racisme anti-jeunes m’a dit aussi que ce Beethoven là ne sert à rien d’autre qu’à embêter les jeunes qui se réunissent dans les cages d’escalier, alors que eux, les pauvres, ils ne savent pas où aller pour faire du bruit comme ils l’entendent. Que s’ils cassent tout, à commencer par les oreilles des vieux, c’est parce qu’on ne les écoute pas comme il faut et que non, il ne faut pas leur en vouloir mais qu’il faut plutôt les aider. Enfin j’exagère un peu. Ce qu’elle dit plus exactement Clémentine, c’est que ce qu’ils disent les jeunes, quand ils "dégradent les espaces publics" c’est qu’il faut « reconsidérer la gestion des territoires ».
Si, si, « reconsidérer la gestion des territoires », vous avez bien lu, à défaut d’avoir entendu. Si vous faisiez un peu attention c’est pourtant ce que vous entendriez vous aussi, bandes d’incapables ! Clémentine Autain, elle, grâce à son éternelle jeunesse parvient à saisir le message subliminal qui nous dit que quand on casse un abribus c’est parce qu’on réclame la création d’une commission municipale en charge d’une réflexion sur la gestion des territoires. Prenons-en de la graine, nous autres les durs d’oreille ! C’est qu’elle a l’ouïe fine, Clémentine, surtout quand c’est les jeunes qui s’expriment à leur façon bien à eux. Elle entend des trucs que le commun des mortels n’entend pas. Des ultrasons sans doute. Au-delà des bris de glace, elle distingue un « reconsidérons la gestion du territoire ! », ou encore quand un jeune fracasse une boite aux lettres dans un hall d’immeuble, elle entend clairement « promouvons le dialogue ! », et aussi, quand il saccage une cabine téléphonique elle perçoit distinctement un « recrutez des intervenants pour prévenir et gérer les conflits ! ». Elle est trop forte, Clémentine. C’est Super Jaimie sur seine. Elle sait qu’il faut savoir tendre l’oreille bionique pour entendre les cris de souffrance de notre jeunesse désemparée, et que ça n’est pas avec la répression ou avec un truc qui s’appelle Beethoven qu’on va y arriver. Et que le pauvre Beethoven, le vrai, s’il entendait ça (y’a pas de risque vous me direz), sûrement qu’il se retournerait dans sa tombe. Le pauvre lui aussi, même s’il n’est pas jeune. Moi je lui donne bien raison à Clémentine, quand elle dit que c’est un scandale ! Au fait, puisqu’elle m’entend sûrement, j’espère que ça la dérange pas si je l’appelle Clémentine, mais elle ressemble tellement à ma délégué de classe de terminale qui organisait les virées à Paris pour lutter contre Devaquet entre le Mc Do et le ciné que j’ai l’impression que c’est une vieille copine. Enfin vieille, je déconne, Clémentine n’est pas vieille, elle est éternellement jeune et fraîche, c’est un axiome de base de la vie politique parisienne.
Mais moi qui suis bientôt vieux et qui ne peux donc plus rien entendre à ce que nous font savoir pourtant très distinctement les jeunes, je me suis dis après avoir entendu ça que j’allais quand même participer et essayer d’entendre ce que nous disent les vieux avec leur Beethoven. Comme si j’avais été élu délégué de classe en même temps que Clémentine, elle en charge des jeunes, et moi en charge des vieux. Une super équipe qu’on aurait fait ! J’étais tellement fier de mon idée, que j’ai pris mon rôle rudement au sérieux. D’abord, j’ai lu tout Bourdieu en abrégé, et même Laurent Mucchielli, et ensuite je me suis concentré, j’ai tendu l’oreille, et j’ai entendu. Attention, c’est pas du Tokio Hotel !

« Nous les vieux on réclame le droit de faire joujou avec notre petit boîtier. C’est vrai ça, écoutez-nous un peu, nous aussi ! Pourquoi toujours et d’abord les interdits, toujours et d’abord la répression ? Si au moins c’était pour tout le monde la répression ! Mais non, pas du tout ! Y’a du favoritisme dans la république ! Le rap, il est interdit, lui ? Les jeunes est-ce qu’ils ne nous assourdissent pas avec leur rap poussé à fond ? Soi-disant qu’on les écoute jamais assez et qu’il faut qu’ils s’expriment pour nous jeter à notre face toute ridée tous les trucs qu’ils ont sur le cœur ! Vous croyez que c’est supportable pour nous toute cette expression de jeunes ? Que ça nous fait pas fuir dans les dix minutes ? Détaler aussi vite que nos vieilles guiboles nous le permettent. Eux les jeunes ils peuvent se tirer vite fait dés qu’ils entendent notre Beethoven. Ils devraient s’estimer heureux de s’en tirer à si bon compte ! Bon d’accord, il faut qu’ils s’expriment, admettons ! Et pourquoi pas nous, alors ? On dirait que mai 1968 n’est même pas passé par là ! Que l’égalité républicaine c’est pour les chiens. On n’a pas fait la révolution pour rien quand même ! Pourquoi nous les vieux nous n’aurions pas le droit de gueuler à la face de la société, à notre façon authentique à nous, toute la rage qui nous habite ? A coup d’ultrasons ? C’est pas de la musique, les ultrasons ? Qui c’est qu’a dit ça que je saisisse la HALDE ? Et en plus pourquoi nous on aurait pas le droit de se réunir entre vieux, loin des jeunes, pour préserver notre pudeur et nous dire des trucs de vieux qui ne regardent personne, et surtout pas les grandes oreilles indiscrètes des jeunes ? C’est quoi nos endroits pour nous réunir ? L’hospice, c’est ça ? Avec plein d’aides-soignantes de moins de quarante ans qui nous tourne autour et qu’on même pas entendu parler de 1968 ? Et pourquoi pas la MJC ? »

Terrible, non ?

J’en suis arrivé à la conclusion mûrement réfléchie que la volonté des vieux de casser les oreilles des jeunes avec leur Beethoven n’était au fond qu’un cri de détresse. Le signe d’un profond désarroi sociétal qu’il s’agit d’abord d’ENTENDRE. Etant donné la nature de l’objet du délit, ça ne devrait pas être trop difficile. Les vieux vivent comme une discrimination insupportable cette ouïe ultrafine des jeunes. Pour eux c’est un scandale qui est trop longtemps resté caché. Une omerta assourdissante. Un tabou. Une conjuration du silence. A briser d’urgence. Au fond, la prétendue violence de Beethoven n’est que la réponse à une violence première qu’on leur a faite. Et l’on sait qu’il n’est de meilleur allié à la violence que le silence. Pour mieux comprendre, écoutons encore la voix de la vieillesse.
Je vous livre ce seond jet tel quel, sans aucune censure, et tant pis pour les délicates oreilles citoyennes qui ne supportent pas l’écho de la violence sociale, elles ont été ménagées trop longtemps.

« On va faire un bruit de tous les diables moi j’vous le dis, nous les vieux. Soit vieux et tais-toi, c’est terminé cette histoire ! On va chevroter à fond les caissons ! Cours camarade, le vieux monde gueule derrière toi ! Y’a pas de raison que ce soit que les autres qu’aient le droit de se plaindre et de faire des teufs jusqu’à des 5 heures du mat’ pour nous empêcher de dormir. Nous aussi on a des droits ! Nous aussi on a le droit, le droit de s’éclater en pourrissant les générations qui nous succèdent ! Pourquoi qu’on devrait crever bien en silence sans faire chier personne, pendant que les autres y s’éclatent dans des concerts de NTM en nous empêchant de dormir les trois petites heures qu’on arrive encore à dormir grâce au Temesta ? A nos âges insomniaques ? Pas question ! Si on doit crever autant que ce soit en faisant chier le maximum de monde ! On a bien le droit de se venger avec nos moyens de vieux ! C’est un droit de l’homme cacochyme et du citoyen plus très frais ! Qu’on se le tienne pour dit ! »
Que conclure ? L’authenticité indiscutable de cette parole citoyenne parle pour elle-même, il me semble. Ainsi à la réflexion, et à l’issue de ce petit exercice d’écoute sociologique et citoyenne, il me semble qu’il est préférable d’attendre avant d’interdire Beethoven. Car l’utilisation de cet outil constitue pour les vieux un mode citoyen d’expression visant à donner un écho maximum à une souffrance d’ordre sociale. A ce titre cette expression se doit d’être encouragée. Et même, pourquoi pas, subventionnée, comme le rap ici ou là. Il me semble qu’il y a quelque chose de néoréactionnaire dans cette façon de réagir par la répression dés qu’un nouveau moyen d’expression citoyen est mis à la disposition de la population par le marché. Les vieux eux aussi ont le droit d’assourdir leurs voisins, comme tout le monde. L’expression citoyenne n’a pas d’âge. Ni même de vecteur privilégié. Beethoven rappe pour le troisième âge. Et c’est très bien comme ça.