"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

22/06/2007

Gauche/Droite, mon amour

Eric Besson, Bernard Kouchner, Fadela Amara, Jean-Marie Bockel : Nicolas Sarkozy est un vrai tombeur. Pourtant a priori on ne le donnait pas gagnant. Certains se souviennent peut-être d'un fameux mot d'ordre qui s'imposait à la gauche il y a quelques semaines : « tout sauf Sarkozy ». Même si, notre époque nous le prouve tous les jours, non seulement tout passe mais encore rien ne reste, il est remarquable qu'à quelques semaines de distance, le grand méchant loup se soit transformé en bourreau des cœurs. Et inversement, comment comprendre que le tenant d'une droite décomplexée, qui sait dire ses quatre vérités à la gauche, éprouve le besoin d'aller chercher des preuves d'amour chez ses adversaires, au point de délaisser ses premières conquêtes ? On aurait tort de ne voir là que de la tactique politicienne. Il s'agit de la manifestation d'un phénomène beaucoup plus fondamental qui reste à expliciter.
Le prix Nobel de littérature J.M Coetzee fait remarquer dans un de ses ouvrages la particularité en anglais (mais par chance pour mon propos, ça marche aussi en Français) du mot indésirable (undesirable). Contrairement à la plupart des autres mots comportant le préfixe in et le suffixe able, tel que par exemple et (presque) au hasard le mot « imbattable », le mot « indésirable » indique moins une impossibilité (qui ne peut pas être désiré) qu'une interdiction (qui ne doit pas être désiré). En se sens, Sarkozy était pour la gauche un « indésirable ». Mais depuis Freud au moins on sait que l'objet de l'interdit est souvent, toujours peut-être, le véritable objet du désir. Ainsi pour la gauche le véritable objet du désir ce serait Sarkozy, tandis que Sarkozy éprouverait un désir inextinguible pour les figures de gauche qui apparemment le repoussent. La droite s'est donnée toute entière et sans combattre à son chef, on comprend donc qu'un Don Juan politique tel que lui, une fois élu, se mette en quête de proies en principe plus difficile à conquérir. Le désir se nourrit de ce qui lui résiste. C'est donc en toute logique que Sarkozy, après avoir mis le grand capital à sa botte, court aujourd'hui après la banlieue qui ne cesse de l'insulter depuis au moins deux ans. Inversement, la fascination des personnalités de gauche et de banlieue pour la figure honnie se révèle dans les « trahisons » multiples auxquelles nous avons assisté ces dernières semaines. Bien sûr, il existe une certaine stabilité dans le conflit. Lorsque deux amoureux qui ne se sont pas avoués leur flamme réciproque sont en conflit, ils le restent jusqu'à ce qu'un des deux accepte de faire le premier pas. On trouve une mise en scène brillante de ce phénomène dans la pièce de Shakespeare Much ado about nothing. Il suffit donc à Sarkozy de déclarer sa flamme pour que ses victimes, tout en faisant au mieux leur coquette (« je resterai une femme de gauche») succombent sans coup férir.
Si l'on veut un autre signe de cette fascination réciproque, il n'est qu'à regarder comment se comporte la gauche et la droite lorsqu'elles sont au pouvoir : la gauche n'a de cesse de prouver qu'elle est une bonne gestionnaire, prouvant ainsi qu'elle souhaite se conformer, voire dépasser, son modèle caché qu'est la droite de gouvernement, pendant que la droite ne trouve rien de mieux à faire que de surenchérir sur les exigences de la morale hyperdémocratique de la gauche : jeunisme, diversité culturelle et parité.
Tel Erasme mis à l'index par les catholiques après avoir été honnis par les protestants pour avoir assumé la folie de ne pas prendre parti dans la querelle théologique fondatrice de la modernité politique, Bayrou, en vendant la mèche de la fascination de la gauche pour la droite et de la droite pour la gauche, est aujourd'hui ostracisé à la fois par les uns et par les autres. Celui qui dit la vérité du désir de notre monde en paie souvent le prix. En disant la vérité du désir politique, il est expulsé de la scène du pouvoir et doit renoncer au conflit rivalitaire qui criminalise et érotise l'ennemi dans un même mouvement.