"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

02/08/2007

Disgracieux état de grâce à l’Elysée

D’où vient la grâce ? Par qui ou par quoi nous est-elle accordée ? Celui qui tente d’être un bon chrétien ne peut que répondre : de Dieu. C’est à Dieu seul que nous devons la grâce, et grâce à lui seul que nous pouvons espérer la conserver. La grâce nous est accordée par Notre Seigneur non parce que nous la mériterions mais parce que nous en avons besoin. La loi seule, serait-elle divine, serait-elle comprise comme parfaitement « juste », ne suffit pas.
Mais la grâce, comme tous les concepts théologiques, s’est progressivement sécularisée au cours de l’histoire de notre pays. Désormais elle est accordée non seulement en vertu d’une action divine, mais aussi en vertu d’un pouvoir politique reconnu comme légitime. C’est ainsi que le droit de grâce est devenu l’apanage des rois durant l’Ancien Régime. En outre, ce processus n’a pas laissé intact le concept qui en fut l’objet. Confirmant le dicton moderne selon lequel le média est le message –dicton que nous devons d’ailleurs, chacun le sait, au très catholique Mac Luhan- la grâce s’est transformée en même temps que ses conditions de transmission ont été altérées. Elle n’est plus octroyée en vertu d’un seul mouvement descendant, mais elle s’accorde selon un mouvement à double sens. Désormais l’état de grâce qui caractérisait un être sans péché, caractérise non seulement tel ou tel sportif à qui tout parait réussir, mais aussi l’homme politique qui vient d’être élu démocratiquement. Ainsi l’élection -qui est tout au tant que la grâce un concept théologico-politique- a-t-elle pour conséquence presque mécanique l’accession à un « état de grâce » plus ou moins temporaire de l’heureux élu. Cet « état de grâce » permet de suspendre (idéalement d’effacer) les querelles qui ont marqué la période de la campagne électorale. L’état de grâce que connaît un nouvel élu à la présidence de la république déborde largement la partie de l’opinion qui le soutenait avant l’élection pour toucher presque tout le corps électoral. Il est d’ailleurs étrange de constater que cet état de grâce est d’autant plus fort que les débats qui ont précédé l’élection ont été vifs. C’est en 1981 et en 2007 que les débats ont été les plus intenses et que l’état de grâce fut le plus marqué, comme si toutes les passions politiques qui se sont investies dans la campagne, en se focalisant sur un seul individu (sur « le corps du roi » dirait Kantorowicz) au moment de l’élection se retournaient ensuite en une ferveur de nature religieuse. Sarkozy bénéficie donc d’un « état de grâce » d’une intensité sans précédent depuis 1981.
Le droit de grâce tel qu’il existe depuis des siècles permet à la fois de relativiser la justice humaine et de faire preuve d’humanité, car l’humanité de l’homme, n’en déplaise à Pic de la Mirandole, est plus dans son humilité que dans sa grandeur. Bien souvent, la justice humaine, serait-elle aussi impartiale et froide que possible, n’est pas exempte des imperfections liées aux passions humaines. « La colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu », est-il écrit dans l’épître de Jacques. A ce titre, les grâces collectives accordées depuis 1980 par l’Elysée, outre leur utilité immédiate pour alléger des prisons surchargées, ont-elles plus profondément pour vertu de marquer la fragilité de la justice humaine à travers l’institutionnalisation d’une forme d’arbitraire. Il y a une sorte de folie des grandeurs chez Sarkozy qui consiste notamment à « justifier » le droit de grâce. Seuls ceux qui le méritent, au cas par cas, se verront accorder le droit de grâce. On assiste ici à une façon de dévoyer celui-ci puisque justement il s’agissait de l’exercice d’un droit dans une certaine mesure arbitraire, qui entendait marquer les limites de la justice humaine. Transparaît donc chez notre nouveau président une foi indestructible dans la justesse de la justice humaine. Mais cette foi est la manifestation d’une confiance en soi qui met notre nouveau président au diapason de notre époque. Au fond, ne pensons-nous pas que toutes les situations humaines, même les plus tragiques, peuvent être traduites en problèmes susceptibles d’être résolus, et qu’à ce titre la justice est belle et bien de ce monde ? Dans une telle perspective, alors effectivement le droit de grâce n’a pas sa place.
Il n’est pourtant pas certain que notre nouveau président ait plus à gagner qu’à perdre dans la disparition de l’exercice du droit de grâce au sens plein du terme. En effet, accorder une grâce était également une façon de reconnaître que la grâce que le peuple nous accorde est, pour une part au moins, arbitraire et imméritée, et qu’à ce titre elle doit être rendue. Non, Sarkozy ne doit pas à son seul « mérite » le fait d’être devenu président de la République. Non les prévenus ne doivent pas à leurs seuls démérites le sort qui est le leur. Une forme de prudence et d’humilité imposerait de rendre un peu de cette grâce qui fut accordée. Car en démocratie aussi, où la voix du peuple est la voix de Dieu, Dieu reprend après avoir donné, ou -s’il faut s’exprimer en termes strictement païens (et donc plus laïco-compatibles)- la roche Tarpéienne est proche du Capitole.