"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

18/06/2007

L’archéo-conservatisme est un humanisme

Présidentielle 2007 : la gauche contre la droite ou le changement contre le changement. La victoire de Sarkozy fut celle de l’agitation compulsive sur le bougisme incontrôlé. Ou inversement. Chacun le constate aisément : pendant cette campagne, Ségolène Royal incarnait le changement pendant que Nicolas Sarkozy le promouvait. Le PS menaçait de tout remettre à plat quand l’UMP promettait qu’avec Sarkozy tout deviendrait possible. Le lyrisme du changement qui s’est manifesté sans frein au cours de la campagne a balayé les restes de conservatisme qui jonchaient encore ici et là le sol des permanences électorales. Les jeux sont faits : dorénavant nous le savons, le changement a carte blanche.
Car au jeu du changement à tout prix c’est le plus enthousiaste qui l’a emporté. Ségolène Royal et surtout le PS restaient encore trop « franchouillards », arc-boutés sur les « acquis sociaux » et compromis par leurs liens avec les écologistes dont les réticences à livrer un culte à la croissance étaient jugées à la fois archaïques et irréalistes.
Contre la réalité de la France telle qu’elle est (avec ses imperfections mais aussi sa densité historique, ses acquis institutionnels et ses paysages travaillés par l’homme durant des siècles), Nicolas Sarkozy, au soir du premier tour, s’est réclamé emphatiquement d’un « nouveau rêve français ». Puisqu’il s’est bien gardé de le faire, je préciserai moi-même ce qu’il faut entendre par cette expression (et que d’ailleurs tout le monde entend) : il s’agit d’une translation fidèle du concept d’American Dream. Peut-être certains trouveront qu’il y a quelque paradoxe à invoquer un « rêve français », fût-il nouveau, qui renvoie immédiatement au projet fondateur des Etats-Unis. Mais plus profondément, par cette expression, Sarkozy a vendu la mèche : le rêve français le mieux partagé aujourd’hui c’est peut-être celui de la disparition de la France.
Constatons-le en effet, notre nouveau président, élu triomphalement avec 53,06% des voix, le chantre d’une vague « identité française », se fait simultanément l’apôtre et l’agent de « l’alignement des provinces (Kojève) » : la France n’est qu’un Etat comme les autres, Etat à unir d’urgence au processus de mondialisation accéléré actuellement en cours, mais auquel nulle autre possibilité n’existe que de se conformer. Au-delà du discours volontaire, pointe un renoncement à ce qui peut-être pourrait constituer une identité française, identité mouvante et ouverte certes, mais identité tout de même...
Il existe une façon de faire de la surenchère sur le processus de la mondialisation qui est typique des apologistes du monde tel qu’il va. Cette apologie pourrait paraître superflue, voire redondante. Car si ce qui se produit est la mondialisation, pourquoi faudrait-il encore en rajouter et « s’y adapter », alors que justement la mondialisation est un processus d’ajustement ?
Les hommes aiment à s’observer les uns les autres, et la modernité a élargi l’horizon du regard. La force du mimétisme humain produit la mondialisation, synonyme de déflagration pour les formes politiques anciennes (les nations par exemple) qui ont organisé les communautés humaines depuis des siècles, sinon des millénaires. Cette déflagration est d’autant plus puissante que les nations avaient été préalablement minées par le discrédit qui les a frappées après les deux grandes guerres du XXe siècle. Les maux que l’on impute à la nation, nous les connaissons par cœur. Ce que nous avons oublié, ce sont ses vertus. En voici une et pas des moindres : il est heureux que la nation nous permette encore, serait-ce seulement par intermittence, de transcender notre désir dans la politique, et de le cristalliser loin de la scène économique globale.
A travers le bougisme contemporain, c’est la haine de ces formes anciennes - considérées comme des obstacles à l’insertion harmonieuse de « l’Hexagone » dans la mondialisation - qui se manifeste. Il suffit, pour s’en convaincre, d'écouter les diatribes incessantes du mondialo-mondial Ernest-Antoine Sellière qui veut « arrêter d’être franco-français », et donc sans doute aussi d’être français tout court. Les ennemis les plus féroces de la forme nationale ne se trouvent pas forcément où l’on croit.
En claironnant son attachement à la France, mais une France rêvée, fantasmée même à l’image de la puissance dominante qui se trouve être les Etats-Unis (mais le Bangladesh serait-il dominant qu’il s’agirait du Bangladesh, les Etats-Unis ne sont pas en cause), Sarkozy offre aux Français une compensation symbolique. Au fond, s’agit-il d’autre chose que de liquider substantiellement une bonne fois pour toutes ce qu’il restaure symboliquement ? Dans sa haine du provincialisme français, dans son goût pour les élites internationales, Sarkozy ressemble fort aux révolutionnaires de pacotille qui prétendirent il y a deux générations faire la révolution à l’unisson du tiers-monde pour liquider au passage l’héritage de la petite bourgeoise française qui se trouvait être celui de leurs pères. L’amour du lointain a souvent pour corollaire la haine du proche. Dans le snobisme antifrançais qu’il manifeste presque malgré lui, le véritable héritier de Mai 1968 c’est peut-être Sarkozy.
Cet abandon aux forces déchaînées de l’argent roi, à la vulgarité de la simple distinction par la richesse, à l’apologie de la réussite pour la réussite qui se manifeste en France par l’élection de Nicolas Sarkozy, ne mérite pas d’être baptisé du beau nom de « libéralisme » dont tant de grands auteurs se sont réclamés. Il s’agit d’autre chose. Il s’agit de la victoire de la conception d’un monde unifié sous la bannière de l’économisme et de la croissance effrénée, monde dans lequel tout, sans tabou, peut s’approprier mais où simultanément le nom propre dans ce qu’il a d’inaliénable et de singulier (la France) disparaît ou se dégrade en titre de propriété échangeable et monnayable, monde dans lequel la simple beauté de ce qui est, de ce qui n’est pas mesurable et quantifiable, n’a pas sa place.
Alors que partout dans le monde le processus incontrôlé de la mondialisation provoque un bouleversement des modes de vie traditionnels, qu’il ruine les paysages, que la hideur d’une modernité triomphante se déchaîne (à ceux qui en doutent, je conseille une visite même rapide des grandes villes chinoises, monstres de verre, d’acier et de béton qui se substituent rageusement à la vieille Chine dont plus aucun Chinois ne semble vouloir ; le miracle chinois sera un cauchemar, et d’abord pour les Chinois), avons-nous vraiment besoin d’une politique dont l’ambition principale paraît être l’accélération d’un processus de toute façon en cours ?
La France telle qu’elle est ne mérite donc pas que l’on se soucie d’elle ? La souffrance en France est-elle si grande que tout doit être changé pour que tout devienne possible ? Du passé faisons table rase, claironne le capitalisme triomphant, et j’ai beau tendre l’oreille, je n’entends rien d’autre.
Au nom de la beauté de ce qui existe, une « résistance » au bougisme contemporain est-elle possible ? Le culte du changement, notre nouveau veau d’or, fait rage. Qui aura la force, la lucidité morale d’incarner le souci du monde tel qu’il est, et non la promesse du monde tel qu’il devrait être pour complaire aux caprices les plus futiles d’une humanité qui semble avoir oublié toute mesure ? La mondialisation est un cheval emballé et la dernière chose que nous devrions faire est de l’éperonner.
Face aux forces (apparemment opposées mais de fait conjuguées) du progressisme et du néoconservatisme, seul l’archéo-conservatisme est un humanisme.