"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

24/06/2009

Le roman ou les ruses de la raison tragique



A propos de l’ouvrage de Matthieu Jung, Principe de précaution.

Contrairement à ce qu’un culte encore vivace de la singularité en littérature pourrait peut-être laisser penser, il me semble que le conformiste est un personnage éminemment romanesque. Que l’on pense aux merveilleux libres penseurs de Flaubert, ou au fasciste de Moravia par exemple : celui qui se plie avec zèle aux mots d’ordre de son époque inspire les romanciers. Parce qu’il est plein du vide de son temps, Pascal Ebodoire, le personnage principal et narrateur du deuxième roman de Matthieu Jung, devient une formidable caisse de résonnance des slogans du jour en ce qu’ils veulent imposer le risque zéro dans tous les domaines de l’existence humaine. Pascal est un français moyen, d’un âge moyen, 39 ans, d’une taille légèrement inférieure à la moyenne, 1,73m, et d’un niveau de vie et d’intelligence sans doute un peu supérieurs à la moyenne. Il a une femme et deux enfants, est diplômé d’une grande école, mais stagne précocement à un niveau relativement subalterne de la hiérarchie de l’entreprise qui l’emploie. Rien ne le distingue de ses contemporains, sinon son application à être banal jusqu’au bout. Car voilà sans doute ce qui nous protège d’une parfaite perméabilité à l’air du temps : notre déplaisante et illusoire volonté (parfaitement dans le ton de l’époque) de nous distinguer des autres. Nous les pas-dupes aimons à ricaner d’un air supérieur devant la télé ou en feuilletant les quotidiens gratuits du métro, pendant que Pascal s’inquiète benoîtement de ce qu’on lui raconte. Son conformisme est donc sa façon à lui, sympathique parce qu’involontaire, de se distinguer de ses contemporains. C’est par la voie étrange d’un excès de conformisme que Pascal accède à la singularité littéraire. En n’opposant aucun quant-à-soi à la doxa contemporaine, le personnage du roman de Matthieu Jung parvient à une forme étrange de singularité qui en fait un bon candidat au statut d’archétype littéraire du XXIe siècle. C’est par sa banalité même que Pascal Ebodoire devient un « personnage », aux deux sens du terme, et c’est par cette même banalité qu’il facilite l’articulation de la petite histoire et de la grande (1). Du temps d’Hegel, l’âme du monde s’incarnait en Napoléon. Aujourd’hui, en Occident, si notre monde avait une âme, elle chercherait à cocooner modestement et bien au chaud, sous l’apparence anodine et inquiète d’un Ebodoire.

Il y a un autre avantage non négligeable à cette banalité assumée, qui réside dans le style sans affectation ni effets inutiles du narrateur. Pascal est d’une limpidité d’expression fort agréable pour le lecteur. Sans doute ne vise-t-il naïvement qu’à se faire comprendre. C’est une ambition très louable et pas si banale quand le souci de certains romanciers contemporains d’en mettre plein la vue au lecteur prend le pas sur celui de la clarté.

Malgré sa volonté de tout contrôler, Pascal ne prétend pas dominer la situation, ni ses semblables. Son sérieux, son caractère impliqué et inquiet, le rendent vaguement ridicule aux yeux de ceux qu’il côtoie dans le roman, auxquels il a en outre le mérite de donner, grâce à sa propre fadeur, du relief (voir le personnage aussi hilarant qu’improbable de Ruszczyk), mais aussi attachant pour le lecteur qui, lorsqu’il renonce à prendre la pose de l’affranchi, sait qu’au fond de lui-même il partage l’inquiétude de Pascal. Comment « gérer l’incertitude » dans un monde sur lequel nous semblons n’avoir aucune prise, mais où tout ce qui nous arrive paraît simultanément provenir de nous-mêmes? La bourse (Pascal est Asset Manager) va-t-elle monter ou s’effondrer? Une bombe a-t-elle été glissée sous un des sièges de la rame que j’emprunte ? Mon fils est-il un « élément incontrôlable » dont la violence doit être maitrisée avant même qu’elle n’éclate? Pascal Ebodoire vit dans un monde à son image, un monde qui a soif de certitudes. (Voici, au passage, avec ce roman enfin la « preuve » romanesque que ce n’est pas le monde des croyants qui a un besoin pathologique d’être rassuré mais celui qui vit sous l’emprise de la science et de ses « preuves ».) Cette soif inextinguible de sécurité lui pourrit la vie : l’esprit perpétuellement inquiet de Pascal finira par ne plus supporter l’angoisse qui l’étreint jusque dans la quiétude menacée de son foyer.

Mais ce n’est pas tant l’intensité de la peur qui caractérise notre monde que son illégitimité, subjective et objective. La peur est considérée comme une pathologie lorsqu’elle s’exprime chez les uns à l’encontre des autres (du péril jeune ou du péril jaune on ne parle que pour se moquer ou s’inquiéter de ceux qui l’éprouvent). La peur socialement admise, « objective », celle liée à l’économie ou à la science par exemple, doit être éradiquée par cela même qui la suscite, l’organisation économico-scientifique du monde. Peut-on combattre le mal par le mal, ou pour parler en termes évangéliques, Satan peut-il expulser Satan ? Voici une des excellentes questions que ce roman nous amène à poser. Ce n’est pas parce que Pascal Ebodoire ne fait pas le malin que le diable est loin. En littérature, le diable n’est jamais loin.

Ceux qui aujourd’hui dénoncent la peur irraisonnée d’autrui sont souvent ceux qui, parce qu’ils font comme tout le monde de la sécurité un absolu, veulent faire jouer par ailleurs, dans le domaine de l’environnement par exemple, le principe de précaution. Serait-il trop bridé sur notre droite que le sentiment de peur se manifesterait à gauche, et inversement. L’ennemi du nouveau prince de ce monde qu’est le principe de précaution, ce serait le courage (la virtù chère à Machiavel). Mais le courage, qui implique non pas l’absence ou la négation de la peur, mais sa domination, est une vertu obsolète. Il ne s’agit plus de faire face au danger mais de le faire disparaître, soit en le niant, soit en prenant toutes les mesures prophylactiques qui permettront à chacun de retrouver le bien-être et la sécurité auxquels il a droit. Pascal Ebodoire prendra ces exigences (écologiques ou simplement « sécuritaires » au sens étroit du terme) au pied de la lettre. Il ira jusqu’au bout de son besoin de certitude et de sécurité, et l’on redécouvrira in fine, pour rester encore un peu avec Hegel, malgré notre volonté forcenée d’éradiquer le mal du cœur et de la société des hommes, « le pouvoir monstrueux du négatif ».

Lorsqu’un oracle prédit qu’Œdipe tuera son père et épousera sa mère, Laïos, son père, déroge lamentablement au principe de précaution moderne en ne s’assurant pas de la mort de son fils. Le sort d’Œdipe sera confié à l’arbitraire de la volonté des dieux. Voilà une attitude bien inconséquente de la part de Laïos, qui prend ainsi le risque de voir s’accomplir la terrible prédiction qu’une attitude plus prudente (et plus radicale) de sa part aurait suffit à démentir. La tragédie nous fait éprouver une terreur sacrée devant l’inévitable accomplissement du destin, conçu comme une puissance incontrôlable qui domine le cours des choses humaines. Cette terreur sacrée, le monde moderne en a soupé. Il veut s’assurer que la tragédie ne se produira plus ici-bas. La peur tragique est traumatisante. Il faudra bientôt dresser les tentes des unités d’accompagnement psychologique à la sortie des théâtres avant même qu’ils ne ferment définitivement, ce qui ne saurait pourtant tarder. Face à la tragédie qui semble déchaîner arbitrairement les puissances surnaturelles sur la pauvre humanité désarmée, la raison moderne oppose une prophylaxie vétilleuse et implacable. Mais c’est cette prophylaxie même qui réintroduit dans la grande histoire (invasion « préventive » de l’Irak par exemple) ou dans la petite histoire du roman, le tragique qu’elle avait cherché à expulser de la vie des hommes.

Le roman nous l’apprend, le tragique a plus d’une ruse dans son sac, au point sans doute de nous faire rire tout autant que pleurer.




(1) Il n’est qu’a confronter par exemple ces deux expressions du soulagement que procure une certaine forme de violence destinée à faire disparaître la peur du champs des relations entre les hommes.

D’abord pour la petite histoire, le romancier.

« J’ai posé le Beretta sur la table basse. Je me sentais apaisé maintenant, enfin soulagé de cette angoisse diffuse qui m’habitait depuis des mois (…) Un immense relâchement se manifestait au niveau de ma nuque, au point que je conservais difficilement la tête droite. Le long de la colonne vertébrale également, les muscles se détendaient, me procurant une extraordinaire sensation de bien-être (Matthieu Jung, Le Principe de précaution). »

Puis, pour la grande, le philosophe.

« Après tout, un visage n’est qu’ombres, lumières et couleurs, et voilà que parce que un visage a grimacé d’une certaine façon, le bourreau éprouve mystérieusement une détente, une autre angoisse a relayé la sienne (Merleau-Ponty, Signes). »