"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

04/06/2009

Non, chère Martine, je ne veux pas que l’Europe me ressemble

Lettre ouverte à Martine Aubry, première secrétaire du Parti socialiste

Ma chère Martine,

J’espère que tu ne m’en voudras pas de t’interpeler ainsi sans manières, mais étant né vers la fin des années 1960 j’ai rarement l’occasion de tutoyer des Martine, alors j’en profite. Quoiqu’il en soit, ce n'est pas un grand risque, je pense, que de prendre cette liberté avec toi, car je suis sûr que pour ta part tu ne prendras pas la peine de me répondre, ni même de me lire, même si tu t’es donnée celle de venir me parler presque tous les soirs dans mon poste, pour m’inciter à voter pour ta liste. Celle qui me propose de voter pour une Europe qui me ressemble, tout simplement. Eh, bien il faut que je te l’avoue sans fard, ma chère Martine, au risque de te décevoir : je ne veux pas d’une Europe qui me ressemble, tout simplement. Car une Europe qui me ressemblerait, même « tout simplement» chère Martine, aurait une drôle d’allure. Elle serait née avec Mai 68, elle sentirait des pieds, surtout au sortir d’une journée de boulot, et aurait pris l’habitude de postillonner sur ses contradicteurs, le samedi soir, lorsqu’elle aurait trop bu. Ce serait une Europe cool, pas très distinguée donc, qui tutoie les vieilles dames qu’elle ne connaît pas. Une Europe blogueuse et blagueuse, en quête éternelle de reconnaissance et de misérables petits plaisirs. Elle ne serait pas jolie, jolie, cette Europe. Elle serait à moitié inculte, se réclamerait d’une tradition qui ne serait qu’à moitié la sienne, aurait rompu malgré elle avec ses racines. Cette Europe qui me ressemble, chère Martine, c’est justement celle dont je ne veux à aucun prix.

Martine, l’Europe dont je rêve (puisque le rêve devient général, même le mien devrait avoir droit de cité) lirait le grec ancien et le latin. Elle serait lointaine et intimidante. Elle confinerait les Européens dans le sentiment de leur barbarité, si un tel barbarisme existe. L’Europe qui me sied, chère Martine, c’est celle de l’autorité et de la distance, celle qui cherche en dehors d’elle-même les sources de sa légitimité. Pas plus que je ne veux d’une France présidente, je ne veux d’une Europe ressemblante. La tautologie ontologique n’a jamais fait, je pense, un programme politique convaincant. Je ne voterai donc pas dimanche pour ton Europe qui me ressemblera lorsqu’on l’aura changée. D’ailleurs cette pauvre vieille Europe, il n’y a pas que toi qui veux la changer ou en changer. C’est le cas d’à peu près tout le monde, des plus cocos aux plus lilis. Et pourquoi pas un peu de conservation dans ce monde de changeurs hystériques ? Je te dis ça à toi en pensant à ton papa fondateur, mais je sais que ma cause est vaine. Chère Martine, je te sens transie d’inquiétude à l’idée que le vote d’un bon citoyen de plus ne t’échappe et rejoigne le camp du futur vainqueur. Je veux te rassurer : je ne veux pas non plus de cette autre Europe de ventriloques que nous propose l’autoproclamée Majorité Présidentielle. Je ne me vois guère en clone de Michel Barnier. C’est drôle non, ces gens qui veulent comme tout le monde une « autre Europe » en même temps que tout le monde. Je ne me vois pas plus voter pour l’hilarante droiterebelle.fr du CNI, ni pour personne d’autre d’ailleurs.

Mon Europe à moi, celle que je choisis dans mon catalogue intime, car c’est mon choix à moi, me parle dans une autre langue que la mienne, celle de la clarté française que je rêve de posséder un jour enfin.

Chère Martine, moi qui ne ressemble à rien, moi qui ne suis rien, comment pourrais-je vouloir d’une Europe à mon image ?

Bien à toi quand même,

Florentin Piffard