"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

03/06/2009

Ce vieux raciste, mon héros !



De Los Angeles à Clermont Ferrand, combien s’est-on délecté dans notre néo-Occident post-raciste de ce Clint Eastwood en vieil atrabilaire, au langage assez parfaitement incorrect, qui découvre peu à peu les vertus de la fréquentation de ses voisins étrangers pour finalement devenir leur ange gardien, jusqu’à ce que mort s’ensuive! (Un ange peut-il mourir ? Voilà un point de théologie qui m’échappe.)

Quelle jubilation citoyenne que de voir ce vieil ouvrier xénophobe se convertir aux exigences de la tolérance et de l’ouverture sur l’autre ! Grâce à Gran Torino on a l’impression d’assister en personne et in extremis à un évènement historique : la conversion du dernier des machistes, de l’ultime xénophobe, à la religion tolérantiste du Nouveau Monde. Comme si, au cours du règne de Théodose 1er, un ultime païen nous avait relaté en guise de témoignage funèbre sa propre conversion au christianisme d’Etat qui triomphait alors.

Cette conversion paraît d’autant plus sincère et émouvante qu’elle se conclut par la mort du converti. L’ultime sacrifice de Walt Kowalski, un ouvrier depuis longtemps « inactif » qui vient de perdre son épouse, un ancien de la guerre de Corée dont on apprend que ses crimes le hantent et que la confession catholique ne peut l’aider en rien, a des échos de martyr chrétien dans un monde qui ne veut plus rien savoir de ce qu’est vraiment le christianisme. C’est ainsi que les religions nouvelles paraissent prendre la forme des religions anciennes pour mieux les subvertir. Pentiti, hurlait la statue du commandeur à Don Juan qui ne voulait rien entendre, alors même qu’il vivait ses derniers instants. Le personnage que joue Eastwood se révèle d’un bois plus tendre que le séducteur aux mille et trois conquêtes et se soumet finalement à la religion du jour. Pour le plus grand plaisir du spectateur qui peut jouir à la fois (subrepticement) des diatribes xénophobes de Walt et (ouvertement) de son retour dans le giron de Sainte Eglise tolérantiste (ou l’inverse pour les affreux réacs qui fréquentent ce site). D’une pierre deux coups, ou le plaisir sans la faute…

Interrogeons nous un instant sur ce goût étrange de la modernité la plus impeccable pour les personnages racistes et xénophobes. Est-ce vraiment un hasard que Walt Kowalski ce vieux polak raciste, ait un tel succès dans l’Amérique post-raciale d’Obama et plus encore peut-être dans notre Europe post-nationale (1)? De Walt Kowalski en passant par Hubert Bonisseur de La Bath jusqu’à David Brent, le désopilant manager de The Office, les racistes, sexistes et autres antisémites possèdent en ce moment une capacité étonnante à propulser tout en haut du Box-office les films ou les séries dont ils sont les personnages principaux. Persona non grata dans la vraie vie, star au cinéma, drôle de destin que celui du vieux mâle blanc xénophobe. Son succès provient, je pense, et selon les cas, de sa capacité à faire frissonner les chaisières de toutes les cathédrales de l’Espace Bien ou à faire rire à ses dépens les vertueuses foules citoyennes. Il est toujours intéressant de comprendre de quoi l’on s’amuse. C’est lorsque la France s’apprêtait à quitter une culture catholique ancestrale mais dans laquelle elle baignait encore que les curés ont le plus fait rire. Lorsque les publics contemporains gavés de tolérance s’esclaffent lourdement des blagues et insultes racistes, ils jouissent de se sentir si beau dans ce miroir avantageusement déformant que lui tendent ces néo-croquemitaines, mais aussi de ces blagues et insultes elles-mêmes, c’est à-dire du racisme et du sexisme d’autrui vécu par procuration. « M’sieu, M’sieu, il a dit une grosse bêtise, Hubert! ».

Mais n’allons pas trop vite en besogne. Si je ne nie pas le plaisir que j’ai pris avec OSS 117 ou encore moins celui que je prends de temps en temps à me délecter de la fatuité sans borne de David Brent, il faut admettre que Walt Kowalski est d’une autre trempe. Car au-delà de ses grognements canins, Kowalski est un héros moderne, un vrai, c’est-à-dire un héros à l’ancienne. Celui qui n’hésite pas, au péril de sa vie, à défendre la veuve et l’orphelin. Cet héroïsme même, lorsqu’il ne se transforme pas, par la vertu de la virtualité numérique, en arme de destruction massive pour jeu vidéo et ne sombre pas par là même en fascination morbide pour la violence pure, qu’il est mis en scène à hauteur d’homme, d’un homme âgé même, c’est ce que nous peinons à comprendre, plus encore que la misanthropie ou la xénophobie. Nulle apologie de la violence dans ce film, mais nulle naïveté non plus. Le héros de ce film appartient à un temps révolu : celui où un homme quelconque pensait pouvoir incarner l’autorité (magnifique scène que celle qui montre un Kowalski spectral en train de tenir en joue avec son seul index trois voyous sur le point de commettre un viol), celui pendant lequel il était encore possible de résoudre ses problèmes soi-même sans avoir nécessairement recours à d’énormes institutions qui nous assignent à la condition d’assisté, celui pendant lequel la virilité, c’est-à-dire un certain courage physique et psychologique, était encore une valeur, et même la valeur elle-même (ce n’est pas pour rien que les mots valeur, vertu et virilité –trois mot féminins !- ont la même origine sémantique).

Ainsi, à bien regarder, on constate que Gran Torino met en scène une autre conversion, beaucoup plus intéressante au fond que la prétendue conversion de Walt Kowalski. Après tout Kowalski ne renonce pas à ses jurons, et le drapeau américain fièrement dressé sur sa maison impeccable au milieu d’un quartier en ruine n’est jamais en berne. Il continue de boire comme un trou et de fumer comme un pompier de l’obsolète XXe siècle. La véritable conversion de ce film magnifique c’est celle du prêtre, un jeune blanc-bec de moins de trente ans qui impudemment, veut servir de directeur de conscience à « Walt », comme il appelle cavalièrement le héros de ce film (Call me Mr Kowalski, s’entend-il sèchement répondre d’une manière pas très casual), un vieil homme hanté par ses crimes de guerre en Corée. A l’inverse « Walt » donne sans arrêt du Padre à un type qui sans doute lui rend 50 ans. Cette malicieuse inversion de la figure paternelle n’est pas ce qui est le moins amusant dans ce film souvent drôle.

Mais comment ne pas se sentir gêné par le sans-gêne du morveux qui se prend pour un prêtre et devise à l’enterrement de l’épouse de Kowalski sur le bien et le mal sans rien savoir de l’un ou de l’autre ? C’est une caractéristique de l’époque que de vouloir rééduquer les vieillards, de les sortir de leurs ténèbres extérieures le temps de leur conversion à la modernitude, conversion qu’ils ont intérêt à différer le plus de temps possible, car c’est ce temps là seulement que durera notre intérêt pour eux. Ensuite, ils ne mériteront que l’indifférence que l’on voue aux créatures séduites, surtout lorsqu’elles ont passé depuis longtemps l’âge de jouer aux sex-toys vivants pour les post-adolescents que nous sommes. Tatie Danielle pourrit sans doute aujourd’hui au fond d’un hospice. La confession de ce jeune prêtre n’en est que plus touchante. C’est le représentant de Dieu qui a appris quelque chose sur le bien et le mal, et non l’irréductible pécheur. Un chrétien authentique est toujours un mauvais chrétien.

Si nous étions moins imbus de nous-mêmes, peut-être pourrions nous nous aussi entendre ce que ce vieux polak de Kowalski a à nous apprendre. Le courage physique. Mais aussi la volonté de ne pas être quitte de ses erreurs grâce à une simple demande de pardon. Autrement dit, la volonté de réparer. De réparer plutôt que de remplacer. Kowalski est un bricoleur, un homme qui souhaite que les choses durent, et qui fait tout pour cela. C’est ce goût de la conservation du monde qu’il transmettra finalement, sous la forme de cette magnifique et impeccable Gran Torino de 1972, au jeune Hmong qu’il se choisira comme fils, après l’avoir copieusement abreuvé d’injures. Les voies de la transmission sont impénétrables. Notre époque est celle du remplacement : nous remplaçons nos gouvernants lorsqu’ils nous déplaisent, nos femmes lorsque nous en sommes las, nos meubles lorsqu’ils sont bancals, nos ouvriers lorsqu’ils dépassent la cinquantaine ou qu’ils ne sont pas assez chinois, nos voitures lorsqu’elles dépassent les 30 000 kilomètres ou qu'elles ne sont pas assez japonaises. Kowalski l’obsolète croit à la durée et à la transmission quand nous croyons à la nouveauté et à la génération spontanée. Kowalski plante et cultive son jardin quand nous idolâtrons la nature sauvage et inviolée. En ce sens, plus profondément que nous autres les derniers-nés, enfants gâtés de l'industrie culturelle, couverts que nous sommes de CD, DVD, et autres MP3, il est un homme de culture. J’entendais récemment Marc Fumaroli dire à la radio qu’il existait sans doute plus qu’un lien métaphorique entre l’agriculture et la culture, que la culture elle-même était liée à notre ancienne condition de paysans, de travailleurs de la terre. Peut-être n’en va-t-il pas très différemment dans la condition d’ouvrier. L’ouvrier ou l’artisan prend soin des objets qui l’entourent, il les façonne avec patience et obstination, à mille lieux du consumérisme fiévreux qui est le nôtre. En ce sens on comprend le charme qui émane de ce film profondément nostalgique. Clint Eastwood nous donne à voir un monde qui disparaît. Mais ce monde est justement le monde dans lequel les objets duraient. Doublement nostalgique donc, car ce n’est pas n’importe quel monde que celui auquel nous avons signifié son congé.

Kowalski jardine. Il veut avoir une prise sur le monde. A mille lieux de la passivité consumériste qui nous sert de mode de vie, Kowalski, même lorsqu’il enfile bière sur bière sur sa véranda, paraît agir. Il est le gardien d’un monde qui s’effondre, celui qui retient dans le présent les choses vouées à disparaître, telle sa Gran Torino. Dés l’origine la Gran Torino est la voiture d’un monde qui disparaît. Celui de la grande époque de l’automobile américaine dont elle marque l’acmé et l’aboutissement. Elle est produite au moment où l’industrie américaine entre dans une crise profonde. Alors que Kowalski construisait des automobiles américaines, son fils vend des voitures japonaises. Le monde de l’échange généralisé et de l’arrachement se substitue à celui de la production et de la fidélité aux racines.

Walt Kowalski a en outre ceci d’obsolète qu’il est coupable. C’est peut-être cette culpabilité même qui le tient vivant. Qui l’amène au sacrifice ultime, seul à même de rompre le cycle de la violence. Sa vie entière, sa vie d’ouvrier, de père de famille et de bricoleur du dimanche sera marquée par ce péché originel dont il refuse l’effacement par une simple confession : le meurtre de sang-froid, motivé par aucune nécessité militaire, d’un jeune coréen. Pas de rédemption, pas de bonté véritable sans conscience du péché originel. Le péché originel, voilà ce dont nous ne voulons pas entendre parler, et voilà ce que, finalement, ce grand film qu’est Gran Torino, nous donne à voir.

(1) Le succès de Gran Torino fut complètement inattendu. Ce film ne fut lancé que dans 6 salles aux Etats-Unis et a connu un immense succès critique (ce qui est attendu avec Clint Eastwood), mais aussi public (numéro 12 au Box office américains de ces douze derniers mois, seul film d’auteur au milieu de super productions américaines sans intérêt).