La thèse présentée ici semblera sans doute bien hasardeuse. Mais, je le dis sans fard, il me semble que je touche ici un point essentiel, de façon obscure et confuse sans doute, mais un blog n’est-il un endroit privilégié pour formuler des hypothèses hasardeuses ? Par ailleurs, grâce à mon indéfectible ami Google, je constate que le titre de cet article a déjà été pris par un analyste de la crise financière actuelle. Je n’y renonce pas cependant, car je n’en trouve pas de meilleur. Il ne faut pas se réjouir de la déchéance d’un dieu, fut-il faux. Car, même si pour un chrétien elle ne peut être qu’une étape sur le chemin de l’avènement du Royaume, la chute d’une idole provoque immanquablement le chaos dans les communautés humaines qui la vénéraient.
Depuis quelques années maintenant j’ai la ferme impression qu’en France, dans les rapports que chacun d’entre nous entretient avec les commerçants au cours de cette activité ô combien banale que l’on appelle « faire les courses », le pouvoir symbolique a changé de camp. Naguère encore le commerçant accueillait ses clients avec un empressement qui manifestait la puissance de ces derniers : ils étaient « rois » disait-on. Le client, en tant que détenteur d’une somme d’argent convoitée par le commerçant semblait être en position de force. C’est sur sa personne que se focalisait le désir des deux partenaires de la transaction avant que celle-ci ne parvienne à sa conclusion. Un peu comme une coquette sait se faire désirer avant de céder aux avances de son soupirant, un client pouvait tourner autour des marchandises proposées avant de prendre sa décision, faire le difficile, marchander parfois. C’est ce schéma qui est encore vivant dans les souks des pays du tiers monde, où le touriste occidental racolé par les boutiquiers du coin peut goûter le temps d’un séjour d’une semaine au charme du statut privilégié des clients d’antan. Benoît Duteurtre notait dans un de ses derniers livres, La Cité heureuse, que nous assistions aujourd’hui à la « réapparition des files d’attente communistes en pays capitaliste ». Le constat est évident : que ce soit sous une forme virtuelle, avec les centres d’appels grâce auxquels de nombreuses entreprises n’hésitent pas à faire patienter leurs clients éventuels pendant de longues minutes au téléphone, au moyen d’astucieuses voix enregistrées qui simulent la politesse des êtres humains d’autrefois, ou sous une forme bien réelle dans des endroits aussi différents que la FNAC, La Poste, ou la SNCF où les queues sont toujours plus impressionnantes, c’est le client qui aujourd’hui se trouve contraint de patienter longuement avant que ce ne soit enfin son tour d’être autorisé à se délester de son argent. C’est d’autant plus étonnant que l’accroissement des transactions par Internet aurait dû réduire le nombre de transaction « réelles » et par voie de conséquence le temps d’attente avant que celles-ci ne se concluent. Or, il n’en est rien. Au-delà des questions étroitement économiques liées à la volonté forcenée des managers d’aujourd’hui de réduire les coûts, il faut constater que quelque chose a basculé dans les relations entre les clients et les commerçants. Le client est devenu un quémandeur, presque un importun. Au nom du « progrès », tout est fait pour le dissuader de prendre un contact direct et humain avec le commerçant ou le prestataire de services auquel il veut avoir recours. Les entreprises semblent mettre tout en œuvre pour dissuader le client dans sa volonté un peu obsolète de nouer un contact humain quelconque lorsqu’il fait ses courses. A la RATP on installe des machines partout (signalées en vert) tandis que les employés se cachent derrière des guichets « information » surmontés d’un orange dissuasif. Air France, comme les autres compagnies aériennes, fait le forcing pour habituer ses clients au self check-in. On connaît par ailleurs les projets, souvent très avancés, de nombreux grands distributeurs, d’installer un peu partout des caisses automatiques.
Lorsque les contacts humains existent encore entre clients et fournisseurs, c’est donc le client qui doit patienter bien sagement jusqu’à ce qu’un vendeur hautain daigne accepter son argent afin que la transaction désirée par lui puisse enfin avoir lieu. Cette attente le fait ressembler aux serfs d’autrefois qui venaient de loin solliciter jusqu’au château la justice ou la bienveillance de leurs seigneurs, à ceci près que cette dépendance est aujourd’hui généralisée et ne concerne plus le seul domaine de la justice. Ceci se traduit très concrètement par l’inversion des rôles dans le petit jeu que l’on joue au cours de ces transactions. Ce n’est plus le client qui mérite toute la sollicitude de l’employé. C’est plutôt ce dernier qui se voit octroyé force sourires et remerciements.
Suis-je seul à constater cela ? Autrefois le commerçant me remerciait, aujourd’hui, spontanément, c’est moi qui le remercie, et lui qui prétend me rendre service. Seules les machines, par le biais de voix enregistrées, rendent encore un culte désuet à la politesse à l’ancienne, et entretiennent les clients dans l’illusion que ce sont eux qui sont dans la position avantageuse du courtisé.
Comment comprendre cette évolution ? De cette simple remarque, d’ordre phénoménologique, est-il possible d’émettre des hypothèses quant au statut futur de cette puissante idole, Mammon, dans notre monde ? Et partant, de notre propre situation au monde ?
Si on y pense un instant, le transfert de la puissance symbolique des clients vers les fournisseurs a quelque chose de stupéfiant. En pleine modernité capitalistique Marx parlait du saut périlleux de la valeur de la marchandise de son propre corps dans celui de l’or. Aujourd’hui on a parfois le sentiment qu’à l’inverse c’est l’argent lui-même qui peine à s’incarner en la marchandise. Je ne sais pas trop où je m’avance, mais j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose de majeur qui se joue aujourd’hui dans ce renversement.
Il faudrait se plonger sérieusement dans l’œuvre d’Ivan Illich. Il y a quelque chose de profondément erroné, je pense, à présenter une transaction monétaire comme étant le fait de deux parties égales. Lorsque nous achetons, nous sommes généralement face à d’énormes organisations, avec pour seul argument la puissance symbolique qui nous vient de l’argent que nous possédons. C'est notre seule prise sur le monde, incapables que nous sommes de le transformer par une action directe sur les choses. Cette puissance symbolique que nous octroie l'argent viendrait-elle à disparaître, que nous nous retrouverions nus et désemparés face aux énormes machines (entreprises et Etat) qui nous maintiennent en vie aujourd’hui. Nous serions réduits au rang de quémandeurs ou de mendiants face à ces institutions. Or, cette puissance symbolique est aujourd’hui ébranlée, et cet ébranlement vient nous révéler la vérité de notre situation dans le monde. Nous sommes des êtres parfaitement inadaptés à la vie sur terre. Le système d’échanges généralisés et l’extrême division sociale du travail propre au monde moderne nous a transformés en enfants impuissants contraints d’attendre pitance et bien-être d’institutions obscures et impénétrables. Nous vivons dans un rapport d’extériorité absolue vis-à-vis du monde. Et les écrans en ont encore ajouté une couche. Ivan Illich décrivait le monde moderne comme celui de la perversion généralisée de la charité chrétienne. Nous attendons du dehors, de nos immenses églises totalitaires que sont les institutions modernes les conditions de bases de notre existence. Peut-on mesurer la perte que cela représente par rapport à l’emprise sur le monde qu’avaient nos aïeux paysans ? Les institutions nous font la charité. Et cette situation humiliante nous reste dissimulée, mais pour combien de temps encore, par l’écran symbolique que l’argent interpose entre notre situation misérable et le monde. Je pense que la hargne et le ressentiment que nous manifestons parfois à l’égard de ces institutions est le symptôme de la souffrance que nous éprouvons à l’égard de cette situation. En règle générale, ceux qui disposent d’un emploi ont l’illusion d’avoir une prise sur le monde. D’où la bienveillante arrogance qu’ils manifestent lorsqu’ils ont affaire aux « clients », ces autres eux-mêmes réduits à la position humiliante de solliciteurs. Ce n’est pas à proprement parler l’argent qu’ils gagnent qui leur donne cette illusion, mais le fait justement de se situer du côté des producteurs. Dans le cadre de notre emploi, nous nous situons du côté de la maitrise et de l’emprise sur le monde. Mais la crise révèle aussi la fragilité de cette position. Nous sommes, tous ou presque, interchangeables, non nécessaires, surnuméraires. De cette situation humiliante, je pense, découle toutes les compensations délirantes en forme d’affirmations arrogantes des Moi-Je sur la scène mondiale du Web. Les blogs, les MYSPACE, les Facebook et autres pride, ne sont que la conséquence de notre vacuité ontologique. Grâce aux machines et aux institutions nous fantasmons une toute-puissance et une autosuffisance absolue comme un enfant fantasme de s’approprier la puissance maternelle alors qu’il vit une situation de dépendance absolue à son égard. La néoténie perpétuelle, avenir de l’humanité. La hargne que nous manifestons à l’égard de ces mêmes machines et institutions ne peut provenir que de la lumière qui s’insinue dans les fissures de notre narcissisme infantile.
Des sommes gigantesques sont aujourd’hui injectées dans l’économie réelle, sans beaucoup d’effets. Au-delà des purs mécanismes économiques, on peut y voir, je pense, un signe de la perte de valeur symbolique de l’argent lui-même. La valeur que nous accordions à l’argent était un acte de foi collective. Au-delà de la force de ses arguments scientifiques (que je ne peux guère mesurer), le succès de l’écologie politique me semble être le signe d’une crise profonde de la foi dans le dieu Mammon. On ne pouvait en dire autant du communisme au temps de sa splendeur, puisqu’il restait attaché à la richesse et, ô combien, au développement de la puissance technologique de l’homme. Le communisme, dans une stricte orthodoxie marxiste, visait à l’achèvement (dans les deux sens du terme) du capitalisme, cet autre nom du dieu Mammon. Avec Ivan Illich, l’écologie politique, dans ce qu’elle a de meilleur, c’est-à-dire de plus conservateur, et même, pourquoi pas, de réactionnaire (au diable le libéralisme libertaire prétendument écologiste qui fait des vagues aujourd’hui), nous dit clairement que nous avons fait fausse route. Aussi saugrenu que cela puisse paraître, je vois dans le renversement du rapport de force symbolique entre clients et fournisseurs le signe avant-coureur de la disparition, au moins chez nous en Occident, et singulièrement dans notre vieille France, de la puissance de Mammon.
Sinon, à part ça, dimanche 21 juin 2009, c'est la fête des papounets.