"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

04/05/2009

Porc émissaire

Pas de vaccin contre le virus de la purification



Lorsque les frères musulmans égyptiens crient haro sur le cochon en appelant le gouvernement à se débarrasser du porc, cet « animal maudit », et sont immédiatement obéit par un pouvoir aux ordres malgré l’existence en Egypte d’une communauté assez misérable, qui vit pour une part de l’élevage de cet animal, on ne peut s’empêcher de rappeler la folie exterminatrice qui a saisi l’Europe occidentale, et singulièrement la France, à l’occasion de la crise dite de la « vache folle ». La règle était alors qu’un troupeau entier devait être massacré lorsqu’une seule bête était touchée par la maladie. Il est aujourd’hui avéré que cette mesure n’avait aucune efficacité autre que de rassurer des populations inquiètes, et, pour le gouvernement, de manifester un activisme qui se voulait prophylactique, même s’il était dénué de tout fondement scientifique. Lorsque la crise est là, il faut agir, quitte à faire n’importe quoi. Cet acte, l’abattage de populations animales gigantesques, c’est donc celui qui réapparait aujourd’hui en Egypte, alors que ce pays ne connaît pas, au moment j’écris ces lignes, de cas avéré de grippe A, et que les scientifiques s’accordent pour nous dire que les porcs eux-mêmes ne sont pour rien, mais rien du tout, dans le déclenchement de cette épidémie. Comment comprendre cette pulsion exterminatrice ? Cette similitude, serait-ce un pur hasard ? N’importe quoi, vraiment ?

Cette façon de massacrer des animaux au moment où aucune mesure rationnelle ne s’impose peut paraître parfaitement stupide, elle est pourtant calqué sur l’acte politique par excellence, je dis bien politique, le sacrifice. Souvenons-nous de ce que relate Machiavel au moment où il invente la politique moderne. Le fils du pape Alexandre VI, César Borgia, un des seuls modèles « modernes » de Machiavel, devant faire face à la désunion et aux brigandages des populations romagnoles récemment conquises, sait faire preuve d’une grande habilité politique en sacrifiant sur la place publique, avec tout l’art d’un boucher, son fidèle lieutenant Remirro de Orco -un ogre ou un orque, presque un animal déjà. « La férocité de ce spectacle, écrit Machiavel, fit demeurer ces peuples en même temps satisfaits et stupides (Le Prince, ch.VII).»

Dans les sociétés archaïques, et sans doute encore aussi dans les sociétés modernes, il existe un lien étroit entre la maladie contagieuse et la propagation de la violence. C’est à l’occasion d’une peste qui se déclare à Thèbes qu’Œdipe, cet étranger, en vient à être accusé de parricide. Le processus de propagation des maladies contagieuses, à commencer par la peste, a toujours servi de métaphore pour figurer la diffusion de la violence au sein des communautés humaines (1). Celles-ci ont inventé avec le sacrifice un moyen de réguler la violence qui circule en leur sein et qui menace toujours leur stabilité. Cette menace est d’autant plus vive dans les périodes de crises que sont les pandémies qu’elles favorisent des processus cumulatifs dont la source se trouve dans la force du mimétisme humain, car théoriquement à l’occasion de ces crises, chacun devient pour chacun une menace mortelle. Comment conjurer cette terrible menace autrement que par la mort de celui qui la propage ? C’est le sens du rituel sacrificiel dans lequel celui qui est sacrifié, censé représenter toute la communauté menacée de disparition auprès de la divinité irritée, amène par son sacrifice la guérison de la communauté malade et déréglée. La Fontaine décrivait déjà magnifiquement ce processus dans sa plus belle fable peut-être, les animaux malades de la peste.

« Ils ne mourraient pas tous, écrit La Fontaine mais tous étaient frappés ». La maladie dont parle La Fontaine c’est la peste, mais les animaux s’accusent de crimes concrets sans rapport avec la maladie (un lion qui dévore un berger par exemple), pour finalement punir le plus innocent d’entre eux (celui, l’âne, « ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal », qui s’était pourtant contenté de "tondre" un pré de moines, crime bénin s'il en est), tout en l’accusant d’être le plus coupable. C’est la pensée sacrificielle à l’œuvre, en ce qu’elle prétend apporter la guérison et qu’elle fait porter à un seul membre de la communauté l’ensemble des fautes de celle-ci, qui ne sont d’ailleurs pas reconnues comme fautes (« Est un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur/En les croquant beaucoup d’honneur »).

"Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune."

La pensée sacrificielle « classique », comme La Fontaine lui-même, anthropomorphise les animaux menés au sacrifice. Pensons au bouc sacrifié à la place d’Isaac de la Genèse, ou à la biche sacrifiée à la place d’Iphigénie chez les Grecs. La substitution de l’animal à l’homme constitue une forme de « progrès » de la pensée sacrificielle vers plus de douceur, ou moins de barbarie, comme on voudra.

A l’inverse, la pensée sacrificielle moderne animaliserait-elle les hommes ? Dans une forme de régression terrible, la pensée sacrificielle moderne n’a cessé de ravaler ses boucs émissaires humains au rang d’animaux, choisis parmi le plus « impurs ». Pas besoin d’exemples ici, ils viendront en masse ici à ceux qui ont un peu de culture historique et cela évitera à l’auteur de se voir octroyer un point Godwin directement dans le corps texte. On verra dans les commentaires, si commentaires il y a.

Car en Egypte aujourd’hui, au-delà des porcs, c’est bien sûr la communauté chrétienne copte qui est frappée, accusée dans un même mouvement d’être sale, physiquement sale, et spirituellement impure. Les plans spirituels et corporels sont confondus dans les accusations portés contre ces intouchables en terre d’islam à qui l'on reproche aujourd’hui à demi-mot de propager une maladie mortelle en provenance de l’étranger. En pratiquant une religion « étrangère » (2), la religion chrétienne, les coptes participent de cette transgression spirituelle des frontières religieuses tandis que le virus s’affranchit des frontières physiques et politiques. Plus généralement, notons que la contagion spirituelle que l’on reproche sans cesse aux chrétiens (accusés de prosélytisme) dans les pays musulmans trouve ici son équivalent strict sur le plan corporel. La preuve de l’impureté des chrétiens, ces agents de l’étranger, est enfin faite grâce à ce virus, manifestation tangible de la nocivité des chrétiens pour l’Oumma. De même, cette maladie, du point de vue des musulmans, en ce qu’elle vient d’Amérique et qu’elle implique d’une façon un peu obscure le porc, peut être considérée comme un juste châtiment de Dieu à l’encontre des mécréants occidentaux, et de leurs représentants locaux les chrétiens coptes qui n’élèvent et ne mangent pas du porc par hasard.

Dés l’antiquité plusieurs auteurs ont stigmatisé les chrétiens, ces « ennemis du genre humain », accusés de tous les maux, c’est-à-dire de propager à la fois la peste et le feu, de croire des absurdités, de subvertir les cultes traditionnels enfin. Dans le sens où les cultes antiques étaient effectivement de nature sacrificielle, il y avait une part de vérité dans cette dernière accusation puisque le Christ, selon l’évangéliste Marc notamment, ne s’est jamais soumis à l’hygiénisme sacrificiel de son époque. Il l’a au contraire dénoncé d’une façon radicale, d’une façon si radicale même, qu’elle a failli lui valoir une lapidation immédiate. Le Christ en effet travaillait et mangeait avec des « pécheurs et des publicains » pendant le Sabbat, « déclarait purs tous les aliments ». Une telle attitude n’était en effet pas sans risque, car pas plus qu’aujourd’hui, on ne plaisantait autrefois avec les prescriptions rituelles au Moyen-Orient. En s’affranchissant des interdits alimentaires, le Christ abolissait une conception purement extérieure de la pureté, conception qui bien souvent est aujourd’hui de nouveau la nôtre. « Il n’est rien d’extérieur à l’homme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui souille l’homme… Car c’est du dedans, du cœur des hommes, que sortent les desseins pervers : débauches, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, ruse, impudicité, envie, diffamation, orgueil, déraison. Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans et souillent l’homme » (Mc 7, 14-15. 21-23). « Tout est pur pour les purs » en conclura magnifiquement saint Paul. Ces paroles sont d’une modernité absolue en ce qu’elles nous mettent dos au mur face à la violence du monde. Nous n’isolerons jamais la violence du monde dans un quelconque « virus »(3). C’est la pensée sacrificielle qui est encore à l’œuvre quand elle croit trouver la source de cette violence dans un agent propagateur unique (race, ethnie, pays, idéologie, religion, maladie, organisation de la société) et non dans le cœur de chaque homme.



(1) Remarquons par exemple la simultanéité quasi-parfaite entre l’ultimatum lancé au régime de Saddam Hussein par Georges Bush à la mi-mars 2003 et l’alerte lancée par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), à propos du SRAS, un virus encore aujourd’hui mal connu et dont le bilan fut finalement bien inférieur à ce que l’on nous promettait alors. De là à voir dans ce virus une simple métaphore d’une violence humaine globale qui se serait manifestée à l’occasion de la guerre d’Irak, il y a un pas qu’il est difficile de franchir, d’autant plus que les morts du SRAS sont bien réels, même si leur nombre est bien sûr sans commune mesure avec le nombre de morts provoqués par l’invasion américaine. Il n’en reste pas moins que l’invasion de l’Irak effectuée au mépris du droit international et de l’ONU a pu donner l’impression d’une prolifération anarchique de la violence, exactement comme un virus se propage de façon imprévisible et anarchique. Il s’agissait au fond d’un franchissement illicite de frontières par l’armée américaine, exactement comme le virus franchissait au même moment les frontières sans demander son avis à personne. Que l’OMS, une organisation de l’ONU, ait été en première ligne de la lutte contre le SRAS (en déconseillant les voyages vers Hong Kong alors même que les Etats-Unis s’apprêtait à franchir la frontière irakienne) au moment où la guerre d’Irak qui impliquait de gigantesques moyens de projection de force se déclenchait, tandis que l’ONU elle-même s’était révélée impuissante à empêcher ou à donner un cadre légale à l’invasion américaine, il y a au plan symbolique un parallélisme intéressant à souligner. Selon ce schéma, l’ONU (c’est-à-dire la communauté des nations) par une mobilisation exemplaire face à un obscur virus venu du fin fond de l’Asie (et qui au total fera moins de 1000 morts !) cherchait à répondre sur le plan symbolique, métaphorique, à une violence réelle face à laquelle elle était parfaitement impuissante. Il y avait ici la confirmation définitive, après le choc initial du 11 septembre 2001, que la mondialisation, ce franchissement généralisé de toutes les frontières, ne serait pas heureuse. Ainsi dans le même ordre d’idée, peut-être pourrait-on voir dans la pandémie actuelle (qui nous vient d’Amérique), une métaphore d’une crise économique qui nous vient du même continent.


(2) Le christianisme n’est bien sûr pas une religion étrangère en Egypte, c’est même la religion la plus ancienne encore vivante dans ce pays depuis l’émigration des derniers Juifs égyptiens victimes de persécutions, essentiellement vers l’Occident, dans les années 1960.

(3) Ceci ne signifie bien sûr pas que les virus n’existent pas, mais seulement qu’ils peuvent devenir le symbole d’autre chose qu’eux-mêmes notamment à travers de la lutte que l’on mène contre leur propagation.
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