"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

03/11/2008

Il faut sauver le soldat raciste


Le raciste américain est une espèce en voie d’extinction ? Qu’à cela ne tienne, inventons-le !

A quelques jours de l’élection d’Obama à la tête du monde, on sent une sourde angoisse qui étreint les foules européennes, et singulièrement françaises. Ils sont passés où ces gros beaufs d’Américains ? Ces évangéliques obscurantistes qui ont mené le monde au bord du précipice ? Ces fondamentalistes chrétiens, à la fois xénophobes et racistes ? Ces tarés du Ku Klux Klan qui rêvent de pendre des Noirs, de brûler des Juifs et de liquider tous les Arabes ? Ces exaltés du crucifix qui ne reculent devant rien pour nous imposer leur Dieu ?

C’est consternant ! Les Américains vont élire à la présidence un type de moins de cinquante ans, un brillant intellectuel, de gauche en plus, et métis de surcroît, la cerise sur le gâteau de l’ultra-politiquement correct, alors que nous qui sommes à la pointe de la Résistance contre l’Empire du mal bushiste, qui sommes hyper ouverts sur le monde, et à la différence, qui voulons des-ponts-pas-des-murs, on a dû se contenter d’élire un ancien maire de Neuilly-sur-Seine, Blanc de chez Blanc, un parvenu m’as-tu-vu et inculte, atlantiste et américanophile. Un métis à la Maison-Blanche ? Et pourquoi pas un chrétien à Riyad, ou un Tibétain à la tête du Politburo ? Voire un Arabe à l’Elysée (non, là, je déconne). C’est quand même pas l’Empire qui va donner des leçons de tolérance et d’ouverture sur l’Autre à la délicate Europe post-nationale ?

Eh oui, j’entends la plainte angoissée des peuples européens en crise et en mal de divertissement… Que va-t-on devenir sans Bush ? Sans notre tête de Turc favorite ? Sans notre crétin préféré ? Que va devenir le monde s’il ne peut plus se gausser de ces gros beaufs racistes d’Américains ? Montrez-les nous une fois encore qu’on se paie encore une fois leur tête et qu’on se gargarise sur le dos de leur beaufitude d’être tellement comme il faut ! Rendez-nous Borat ! Les ringards ça ne peut pas être nous quand même !

C’est donc pour se rassurer que la sphère médiatique française a dépêché en toute hâte ces jours-ci des cohortes de journalistes afin de traquer le beauf et le raciste dans l’Amérique profonde. A priori l’affaire ne s’annonçait pas trop compliquée. On nous l’a assez répété pendant des années que l’Amérique était raciste et réactionnaire ! La pêche allait être bonne ! Et là patatras ! Rien, ou presque ! Il y a bien une Armelle Vincent qui pour Rue 89 est parvenue après de très longues pérégrinations à dénicher UN nid de racistes, à Battle Mountain, Neveda ! Mais c’est à peu près tout. Il fallait donc réagir. Et, la première, la grande journaliste Mémona Hintermann, grand reporter pour France Télévisions, a su utiliser les grands moyens pour venir à bout de cette pénurie inopinée de racistes. Elle a pris le taureau par les cornes et le redneck par le cou. C’est ainsi qu’elle en est venue dans un reportage pour Soir 3, le jeudi 30 octobre, à inventer de toutes pièces un racisme qu’elle n’a pu dénicher sur place. Se rendant pour nous dans un café perdu de la ville de Bourdonnais, Illinois, elle affirme sans détours qu’ici, enfin, les « non-dits du racisme s’expriment plus ouvertement (1) », et pour illustrer son propos, elle fournit le témoignage d’une femme qui dénonce les préjugés (prejudices) à l’encontre des Noirs de ses compatriotes. Ainsi Mémona Hintermann qui nous annonce triomphalement avoir enfin déniché les racistes tant recherchés, n’a, pour étayer cette affirmation tonitruante, à nous fournir qu’une dénonciation du racisme qu’elle présente de façon très ambiguë comme étant une expression du racisme ordinaire des Américains (2). Un peu comme si pour nous prouver que les extraterrestres existent, on en venait à faire passer David Vincent pour un petit homme vert ! Elle est trop forte Mémona ! Ni vu, ni connu j’t’embrouille, j’te ressuscite le soldat raciste !

On se souvient peut-être d’une fine remarque de Jean Baudrillard à propos de SOS racisme. L’expression SOS racisme est conçue sur le même modèle que l’expression SOS Baleines. L’antiraciste a besoin du raciste pour exister. Sans racisme, il perd sa raison d’être. Plus ou moins consciemment, il cherche donc à ce que le raciste continue d’exister (comme le défenseur des baleines veut que les baleines continuent d’exister) pour qu’il puisse continuer d’incarner un mal sans lequel la vie ne vaut d’être vécue (3). On comprend donc que le monde médiatique, dont l’antiracisme est le point d’honneur spiritualiste, éprouve le besoin, au moment du triomphe d’Obama, de dépêcher ses meilleurs éléments au fin fond de l’Amérique profonde, à la recherche des derniers spécimens d’une espèce (heureusement) menacée, le bouseux raciste américain.

(1) On notera l’expression délicieusement ambiguë de la journaliste. Pour faire en sorte que le miracle de "non-dits" qui "s’expriment" advienne enfin il faut et il suffit quand on est journaliste de mettre dans la bouche de ses interlocuteurs ce que l’on veut entendre.
(2) On trouvera ce témoignage aux environs de la septième minute de la vidéo du Soir 3 du jeudi 30 octobre 2008 accessible sur le site de Soir 3 à l’adresse suivante : http://jt.france3.fr/soir3/

(3) C’est ici que le parallèle avec les baleines s’arrête, sauf chez Melville.