"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

08/02/2008

Sursitaire

Malgré ses bonnes manières, il déteste ses concitoyens qu’il trouve incultes, malappris. Il vit dans la ville sans voir personne. Sa superbe impressionne, nul ne l’approche sans éprouver un fond de crainte révérencieuse. D’invisibles œillères guident son regard qui ne se pose que sur les choses, son téléphone, le mobilier urbain. Ce roi sans sujets vit entouré d’objets que des centaines d’inconnus, en échange d’une maigre part de ses revenus, ont mis à sa disposition au cours d’innombrables transactions furtives et désincarnées. Sa misanthropie, il le sent, est approuvée par le gouvernement. Lorsqu’il sera vieux, il aura recours pour survivre à divers « services à la personne » qui procureront de l’activité à certains individus et un peu de croissance à la communauté.
Son extrême politesse n’est que l’envers de sa froideur. Son indépendance n’est que l’envers d’une sujétion absolue au système des objets qui l’entoure. Lorsque cette pensée lui vient, les objets soudain semblent grimacer, l’entourer comme une tribu archaïque entoure un étranger qui suscite chez tous une intense curiosité parce qu’il vient de débarquer sur la plage comme s’il tombait du ciel. Cela ne lui laisse aucune autre issue que de veiller à ne pas heurter quiconque par un geste brusque, à épier ce qui l’entoure de peur que cette curiosité ne se retourne brusquement en une agressivité qui gagnerait en un clin d’œil la tribu entière. Ses œillères tombent. Il est en sursis.