Une fois n’est pas coutume, je veux pousser un cri de colère. Je n’ai pas un tempérament de rebelle, mais quand il le faut, je sais l’ouvrir, comme le premier piercé venu. Et aujourd’hui, c’est mon devoir de parler. Car, en ce moment même, en France, au XXIe siècle, dans l’indifférence générale, on commet un crime. Oh certes ce n’est pas le Darfour, ni même le Kenya ! Mais quand même. Un monument de la culture parisienne est en train d’être abattu, sans que quiconque, si l’on excepte votre serviteur, y trouve à redire ! La carte orange disparaît. Ils enverront bientôt à la trappe cette fameuse carte et son petit coupon où chacun reportait laborieusement et, généralement, après maintes tentatives infructueuses, un obscur numéro inscrit sur la carte elle-même (1). Il n’en fallait pas plus pour dire à la face du monde, ce coupon, il est à moi ! C’est grâce à lui que Paris m’appartient. Où je veux je vais, avec !
Moi ça fait presque trente ans que je me promène avec et grâce à lui dans Paris et même parfois en banlieue. Merci à la RATP de m’avoir mis entre les mains ce bel instrument d’émancipation personnelle ! La carte orange, c’est presque un droit de l’homme et du citoyen pour tout Parisien qui se respecte ! Je n’avais pas encore de pièce d’identité que je déambulais déjà dans la capitale avec ma carte qui, à l’époque, avait presque la taille d’un livre de poche. Mes boutons d’acné passaient quasi-inaperçus sur le photomaton qui l’ornait, perdus dans un fond d’une couleur si criarde que les pires furoncles y semblaient de seyantes et discrètes décorations de Noël. Rien que pour ça, ma carte orange, je l’aimais. Si j’ajoute qu’elle me servait de pièce d’identité auprès des caissières complaisantes (2) des cinémas de Montparnasse, lorsque je souhaitais aller y voir des films interdits au moins de 13 et parfois même 18 ans, on comprendra la dette que j’ai contractée à son égard, et ce qui me pousse à sortir de ma réserve aujourd’hui !
Car je l’apprends chaque jour dans le métro, ma carte est devenue obsolète. Superfétatoire, mon coupon ! Même le bruit qu’il fait lorsque je l’introduis dans les quelques machines qui le permettent encore est ringard. Tchourrrou, ça fait, quel vilain bruit du temps jadis ! Tandis que ma voisine, légère, aérienne, soulève à peine son sac pour faire retentir un « ding » cristallin du meilleur aloi (moderne, quoi !) qui manifeste aux oreilles de tous l’aisance avec laquelle son passe Navigo lui permet de franchir, en route vers un avenir radieux, l’obstacle que ne constitue plus pour elle la machine, je m’échine pour ma part à trouver une fente complaisante qui accepte encore, serait-ce qu’avec mauvaise grâce, l’offrande d’un coupon d’un autre temps !
Et si ce n’était que ça ! J’en serais quitte pour passer quelques secondes pour un ringard auprès de mes compagnons de rame, ce dont j’ai grandement l’habitude, moi qui m’habille chez Celio ! Mais il me faut supporter bien pire. Car en règle général, c’est au moment où une voix suave annonce dans un haut-parleur poussé à pleine puissance ce qu’il faudrait sans doute considérer comme une excellente nouvelle (« la carte orange disparaît ») que je cherche fébrilement et que je finis par trouver au fond de la dernière de mes douze poches le coupon que j’avais comme d’habitude fourré négligemment là la dernière fois que j’en avais eu besoin. C’est ainsi, après quelques minutes d’une pénible exploration à l’aveugle, que je démens tardivement, mais triomphalement, la prophétie de la voix suave qui m’annonçait l’air de rien la disparition de ma carte. Je la brandis rageusement cette fameuse carte, très haut au-dessus de moi, sous l’improbable nez du haut-parleur enfin contraint au silence par ma tardive victoire, avant d’introduire le coupon dans la machine. Ce qui fait finalement taire la masse des navigateurs qui patientaient de mauvaise grâce derrière moi.
Car les navigateurs de la RATP supportent mal d’être arrêtés dans leur élan par d’obsolètes porteurs de coupons, d’archaïques usagers des transports en commun parmi lesquels ils se flattent de ne plus compter, eux les clients de la RATP qui glissent sur les machines comme des rolleristes sur le boulevard Richard Lenoir, le vendredi soir. Ce sont d’abord de discrets soupirs qui se font de plus en plus ostentatoires. Puis les réflexions fusent. « Mais qu’est-ce qu’il a celui là ! Quel casse-pied ! Qu’il se dépêche un peu, on n’a pas que ça à faire ! Il peut pas passer au Navigo comme tout le monde ! » Le porteur de carte orange baisse alors piteusement la tête, et éprouve par avance la honte que ressentent les vieillards aux caisses des supermarchés ou des cinémas lorsqu’ils ralentissent insupportablement le rythme de la consommation fébrile de leurs concitoyens. Un sentiment de solidarité imprévu pour le troisième âge saisit le porteur de carte, pendant que la voix suave morigène de plus belle, jusqu’à ce que le fautif ne reprenne du poil de la bête, lorsqu’il déloge enfin le coupon de sa cache.
Mais le haut-parleur ne s’avoue pas vaincu et reprend bientôt son mantra. « La carte orange disparaît prochainement, les stations République et Strasbourg-Saint-Denis vous offrent jusqu’au 10 février la photo de votre passe Navigo, renseignez-vous dans les agences commerciales de la RATP. » Et, là, bien au chaud dans la rame, le porteur de carte orange à tout le temps de ruminer. « Les agences commerciales de la RATP ». C’est quoi, ça, les agences commerciales de la RATP ? La RATP, ça a des agences commerciales ? Et pourquoi faire ? Au cas où ils voudraient te fourguer trois billets pour le prix de deux ? Ou pour tout billet acheté pour Disneyland, une photo de toi avec des oreilles de Mickey ? Histoire de te faire faire une traversée de Paris à la Muray ? Et pourquoi pas des soldes tant qu’ils y sont, comme à La Poste ?
Renseignement pris, les agences commerciales de la RATP, c’est essentiellement des agences de liquidation de la carte orange. Car contrairement à ce qu’ils tentent de nous faire croire à la RATP, la disparition de la carte orange ne va pas de soi. Apparemment, le Parisien est plus ringard qu’attendu. Comme le dit un ponte du STIF, « une vigoureuse campagne » est nécessaire pour expliquer à tous les nostalgiques que la carte orange maintenant ça suffit comme ça et qu’il faut vite fait aller naviguer dans le XXIe siècle. Evidemment, ce n’est pas présenté exactement ainsi. La campagne pour l’éradication de la carte orange a besoin de formes. C’est que certains barbons dans mon genre traînent les pieds et refusent de se doter de ce beau passe Navigo qui leur facilitera pourtant grandement la vie. C’est pour cela qu’ils utilisent une rhétorique plus subtile sur le site de RATP. La carte orange ne disparaît pas, elle se modernise. Elle se modernise tellement qu’il ne faut plus écrire la carte orange d’ailleurs, mais la Carte Orange. C’est comme la poste qui a été remplacée par La Poste. Ca change tout, avouez-le. Voilà comment faire disparaître une institution : il suffit de la « moderniser ». La Carte Orange, pompeusement affublée de majuscules, se modernise. En termes clairs, je le répète, la carte orange disparaît.
Bon, je fais le fiérot, mais la Résistance devient difficile. Les queues de deux heures le premier de chaque mois, mon patron a du mal à accepter depuis que tout le monde ou presque parmi les plus modernantes de ses connaissances est passé au Navigo. Il me soupçonne depuis quelques mois (mai 2007, environ) de vouloir travailler moins pour gagner pareil. En plus, les coupons, ce n’est plus ce que c’était. Le coupon d’aujourd’hui se « démagnétise » à une fréquence de plus en plus rapide. Il arrive souvent que le 12 du mois, je doive me rendre au guichet (rebaptisé « informations ») d’une couleur orange (comme par hasard) sans doute censée dissuader l’apprenti-navigateur, tandis que les machines en libre service sont surmontées d’un beau vert qui indique que c’est ici et pas ailleurs que doit se conclure une vente bien dans l’air du temps. Là, après la demi-heure de queue réglementaire en milieu de mois, je m’adresse humblement à un employé de la RATP, un gros nounours affublé d’un bouc d’un autre temps et d’un énorme tatouage sur l’avant-bras gauche à la gloire d’un groupe de Hard Rock, Venom, qui eut son heure de gloire entre Asnières et Montrouge, au début des années 1980. Cela me le rend immédiatement sympathique et je lui parle avec toute la politesse dont je suis capable :
- Bonjour monsieur ! Mon coupon est démagnétisé, pourriez-vous me le changer, s’il vous plaît ?
- Faites voir ça.- Voilà...
- Mais dites-moi, c’est pas la première fois, on vous l’a déjà changé !
- Oui... Euh... Mais j’ai l’impression qu’il se démagnétise plus vite qu’avant. J’ai même l’impression « qu’ils » le font exprès, vous savez, pour qu’on passe au Navigo.- Ouais, ben, avant de faire un trip parano, il faudrait commencer par faire attention mon petit Monsieur. Vous le stockez où votre coupon ?
- Ben avec ma carte dans la poche en plastique prévue à cet effet.- Ouais, d’accord. Mais vous avez des clés magnétiques à proximité ou un portable ?
- Oui, j’ai ça, les clés et le portable.- Ben, faut pas chercher plus loin, c’est ça qui démagnétise. Votre coupon, il faut le mettre à part, à bonne distance de toute source magnétique.
- Ah bon ! Mais à quelle distance environ ? Si je dois mettre ma carte orange dans mes chaussettes, c’est pas très pratique, quand même...
- (Un vague sourire fend l’espace d’un instant le ciboulot de la peluche, une grande victoire pour moi.) Ben, j’sais pas, les chaussettes c’est à vous de voir, mais le plus loin possible quand même. Sinon, vous allez devoir venir me voir toutes les semaines, et ça c’est pas prévu par le plan de modernisation de la RATP.
- (Là c’est à moi de sourire, d’un sourire aussi jaune que les tickets de métro des années 1980.) Ah bon ! On n’aura plus le droit de venir parler aux guichetiers maintenant ?
- Guichetiers ? Vous me prenez pour qui ? Dites agent commercial, plutôt. Nous on est là pour vendre des passes Navigo et s’occuper des machines lorsqu’elles tombent en panne. Pas pour passer notre temps à remplacer des coupons et à faire la causette, vous pensez bien !
- Bon ! Donnez-moi en plus un formulaire d’abonnement à Navigo, s’il vous plaît !
- A votre service !
(1) Par exemple, W 049861, mais celui-là je ne vous le conseille pas, c’est le mien.
(2) Oui, je sais très complaisantes. Mais je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. A l’époque, « sécuritaire » était une insulte