Insolemment indifférent à son sort, l’écran est éteint, abandonné à sa place, face à mon fauteuil vide. Loin de là, dans le brouhaha du café, tu me fais enfin face. Très vite, quand tu parles aussi bien que quand tu m’écoutes, la labilité de ton visage, la mobilité de tes mains qui vont et viennent de la tasse à tes cheveux m’impressionnent. J’en ai peur et je le souhaite, chacun de mes mots s’imprimeront en toi. Je guette la trace qu’ils laisseront sur ton visage et je suis inquiet de la forme qu’elle prendra. Il me faut contrôler soigneusement ce que je dis. Cela nuit à la spontanéité que je voudrais manifester pendant notre rencontre. Ma parole est contrainte, appliquée. Lorsque c’est ton tour de parler la tension ne faiblit pas. Il me faut maîtriser mes réactions et mon inquiétude à la pensée de ce que tu liras malgré moi sur mon visage : gêne, agacement, volonté d’abréger ce face-à-face pour que la tension tombe enfin. Il faudrait briser la glace, mais je ne sais pas te faire rire. Nos visages sont des livres ouverts que nous écrivons malgré nous. Cette écriture automatique qui infirme peut-être les phrases que je prononce, que tu prononces, me trouble et me donne envie de fuir. Je pense à l’écran inexpressif, muet, buté, obstiné, qui répond toujours à côté parce qu’il ne sait pas lire sur nos visages. A la pensée du soulagement que j’éprouverai tantôt, lorsque je retrouverai cette bête inerte, ce fantôme dont le mutisme n’est jamais assez bavard à mon goût, lorsque je taperai enfin sur ce clavier aussi moqueur que docile, je me sens lâche et abandonné de Dieu.
"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy