"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

13/02/2008

Bienvenue en médiacratie


Que s’est-il passé ? Telle est la question un peu triviale que pose Bernard Lewis en tête d’un essai brillant sur l’Islam (What Went Wrong ?) et que devrait décliner notre époque d’après la catastrophe, à propos, sans souci d’exhaustivité et dans le désordre (comme cela va de soi en régime postmoderne), des concepts fondateurs de la modernité que sont le libéralisme, l’éducation, la santé, la politique et, dans une certaine mesure, le journalisme.
Car, contrairement à ce que laisse peut-être penser certaines glorieuses apparences telles que l’augmentation impressionnante du nombre de cartes de presse (+ 25 % en dix ans), le journalisme est en crise. En effet, alors que la soif d’information du citoyen paraît inextinguible, que le statut social des journalistes est aujourd’hui plus prestigieux que jamais (en témoigne les nombreux mariages entre hommes politiques et femmes journalistes), beaucoup de journalistes éprouvent un sentiment de détresse face à l’évolution de leur profession, tandis que le citoyen se montre pour sa part de plus en plus défiant à l’encontre du pouvoir grandissant des médias.
Comment expliquer ce hiatus ? Le journalisme a longtemps été pensé comme un nécessaire (contre-)pouvoir, le quatrième, dont l’émergence fut contemporaine des institutions démocratiques marquées par la conception libérale du meilleur régime, conception selon laquelle une stricte séparation des pouvoirs est nécessaire. Ce « quatrième pouvoir », qui est, selon Marcel Gauchet, « consubstantiel à la politique moderne conçue comme émanation de la société » (1) serait aujourd’hui, au moment même où il paraît triompher, sur le point de se fondre dans une médiacratie qui le dénature en le soumettant. C’est le diagnostic, brillant, incisif, mais aussi inquiétant pour notre vieille démocratie, que formulent Philippe Cohen et Elisabeth Lévy dans leur ouvrage, Notre métier a mal tourné, paru aux éditions de Minuit en janvier 2008.
Selon le fascinant récit que font les auteurs de la mutation du journalisme contemporain, de contre-pouvoir, le journalisme est d’abord devenu un factotum des différents pouvoirs, avant de paraître prendre le pouvoir lui-même, au risque de disparaître (en tant que contre-pouvoir) dans ce processus.
Ainsi, le journalisme politique est devenu « une chronique de cour (p. 226) » souvent instrumentalisée par un pouvoir exécutif lui-même fasciné par l’image que lui renvoient les médias, tandis que l’obsolète envoyé spécial devient un employé spécialement affecté à la couverture « d’événements » créés de toutes pièces par d’énormes machines indifféremment financières, sportives ou militaires, « événements » qui n’existeraient cependant pas sans lui. L’archaïque journaliste d’investigation pour sa part devient un simple intermédiaire entre les juges qui veulent régler leurs comptes avec les politiques et la une du journal, avant d’être en position, comme dans l’affaire Allègre, d’intimer aux juges d’avaliser, par l’ouverture d’une enquête, les lynchages médiatiques qu’il orchestre. Quant au journalisme d’opinion, il est tout simplement honni, relégué dans ces décharges à ciel ouvert de la pensée contemporaine que sont les blogs (et autres billets d’humeur).
Dans une large mesure ces évolutions parallèles ont une cause unique, le discrédit dans lequel a sombré le concept « d’idéologie » au profit d’une idéologie qui ne dit pas son nom, celle de la neutralité, du culte du fait. Outre le fait que « la prétendue neutralité est la façade commode d’une idéologie moralisatrice et soupçonneuse (p. 73) », elle est aussi le socle d’un dogme à ce point figé qu’il pourrait être littéralement qualifié de religieux. C’est ainsi que les journalistes, forment un « clergé (p. 105) », « chargé de propager la bonne parole » d’une « croyance, peut-être l’ultime croyance, d’une époque qui se croit incroyante. (Ibid.) »
Cette croyance est ultime au double sens où elle se nie elle-même en tant que croyance et où elle procède à une liquidation radicale d’une médiation symbolique tributaire du passé et constitutive de la pensée, qu’elle soit critique ou religieuse. Comme toutes les institutions démocratiques, le journalisme est, en son origine, affaire de représentation. Le journalisme en ce qu’il se veut fidèle à la réalité, ne peut s’affranchir d’un point de vue sur le réel. Le monde, lorsqu’il passe par le prisme du sujet, est nécessairement représenté, il ne peut être livré tel quel grâce à un illusoire et mortifère souci de neutralité. De la même façon que la France a besoin d’une représentation démocratique (grâce à ses élus), et iconique ou conceptuelle (grâce à des symboles et des valeurs), pour exister concrètement (2), le monde doit être représenté pour pouvoir être saisi, appréhendé dans sa densité. Il n’existe pas d’accès direct au monde grâce aux médias télévisuels ou cybernétiques, sinon sous la forme fantomatique de l’effigie magistralement décrite par Günther Anders dans son ouvrage L’Obsolescence de l’homme.
Mais cette évacuation de la réalité au profit d’un hypothétique réel n’est pas le fin mot de l’histoire. Il y a autre chose. Et cette autre chose est particulièrement ironique si l’on remarque, comme le font à de nombreuses reprises les auteurs, que le culte de la neutralité est défendu becs et ongles aujourd’hui par une théorie d’anciens gauchistes. Lorsqu’on n’a pas de point de vue sur le monde, on est perméable à tous ceux qui en ont un, ou, à défaut d’en avoir un, qui ont des intérêts à défendre : les grands groupes privés, les différents lobbies, les gouvernements, bref tous ceux qui financent d’une façon ou d’une autre le journalisme. C’est ainsi que les médias tout à leur neutralité sont livrés sans défense idéologique aux points de vue particuliers d’énormes machines elles-mêmes obsédées par leurs propres images. Sur le point d’être absorbé par le monde économique, le journalisme est l’idéal complément moralisateur de ce monde, l’écume évanescente d’un océan d’intérêts financiers fascinés par le médiatique qu’ils investissent en masse. Pour paraphraser plus précisément Marx, le journalisme constitue la théorie générale de ce monde médiatique, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles.
Le tableau est sombre et l’on ne voit guère poindre de lueur journalistique à l’horizon médiatique qui permettrait d’espérer que le journalisme pourrait être restauré dans son rôle (essentiel pour la démocratie) de contre-pouvoir. Le journalisme sera-t-il régénéré par le « journalisme-citoyen » grâce auquel (à cause duquel) vous lisez ces lignes ? Détrompez-vous. En substance, le journalisme citoyen est au journalisme ce que l’art contemporain est à l’art : un fossoyeur. Alors que les « journalautes » dans les salles de rédactions taylorisées des journaux.fr travaillent pour des salaires de misères à paraphraser les agences de presse, le journaliste citoyen, chez lui (ou au bureau) fait la même chose, mais gratuitement, contribuant ainsi à la baisse tendancielle du salaire du prolétaire-journalaute. Ainsi notre époque a-t-elle inventé une nouvelle sorte de sous-prolétaire, celui qui travaille gracieusement (ou, à la rigueur, pour un drôle d’avatar servile de la « reconnaissance » hégélienne peut-être ?) à enrichir la médiacratie tout en sciant la branche sur laquelle est assis son camarade journalaute (3).
Les meilleurs chapitres de cet ouvrage ne sont pas ceux, presque purement factuels, qui se livrent à une longue description des péripéties qu’ont connues les rédactions de trois grands quotidiens (Le Monde, Libération, Les Echos) et qui intéresseront néanmoins, n’en doutons pas, la profession et la para-profession citoyenne, mais plutôt ceux qui contiennent l’analyse des auteurs sur l’évolution de leur métier et les hypothèses qu’ils formulent sur son évolution présente et à venir que j’ai tentées de résumer ici (deuxième partie p.101 à 139 en particulier). C’est ainsi que cet ouvrage constitue la meilleure illustration du plaidoyer des auteurs en faveur d’un journalisme réfléchi, ouvertement idéologique, incarné, plutôt que purement et abstraitement factuel.
(1) « Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir », Le Débat, « Penser la société des médias » (I), n° 138, janvier-février 2006, cité par Ph. Cohen et E. Levy, p.129.
(2) Je me permets ici de me livrer sans vergogne à un copinage éhonté (mais pourquoi me priver, je ne suis pas payé après tout !) en renvoyant à l’excellent article de mon excellente amie Emmanuelle Compagnon.
(3) Si l’on veut savoir ce que pense exactement nos deux auteurs au sujet de notre cher média citoyen, qui incarnerait en France un « journalisme d’en bas », on peut lire ce passage. « Sur Agoravox, seul "média citoyen" français d’une certaine envergure, comme sur la plupart des blogs, la tonalité qui domine est celle de la plainte », à en croire David Abiker, chroniqueur à France Info et observateur affûté de la toile : « Tous ceux qui se pensent victimes des Parisiens, des riches et des puissants peuvent s’y épancher, mais seule une minorité a quelque chose d’intéressant à dire (p. 208-209). » Et un peu plus loin. « Intarissable auteur de commentaires oiseux ou hargneux, l’internaute interactif est tenu par ceux qui animent - c’est-à-dire dirigent - un site dans la même estime que le militant trop dynamique par la direction de son parti. "Ils nous emm..." En privé, voilà à quoi se résume souvent le point de vue des maîtres du cyberespace sur leurs "visiteurs". Ce qui ne les empêche nullement de proclamer urbi et orbi : "Votre parole vaut la nôtre (p. 209)." »