"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

24/01/2008

Seuls les communistes sont-ils des hommes ?


A propos de l’ouvrage d’Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom?


Peut-être la pensions-nous à jamais discréditée par quelques dizaines de millions de morts? Nous nous trompions. Les meilleurs analystes ont beau la vouer aux gémonies d’un passé sanglant, les pays l’ayant adoptée ont beau, l’air de rien, la renier, rien n’y fait. Dans notre vieux pays républicain et démocratique, il faut le constater, «l’hypothèse communiste» est de retour. C’est, au moins, le pari du fonctionnaire à la retraite Alain Badiou, professeur émérite à l’Ecole normale supérieure.
claire, je t'aime
Dans son ouvrage intitulé De quoi Sarkozy est-il le nom ? le gourou germanopratin de l’extrême gauche parisienne (qui n’hésite pas, d’entrée de jeu, et juste après avoir dénoncé la possibilité qu’avec Sarkozy se développe un « néopétainisme de masse (p. 20) » fondé sur la peur, la délation et le mépris des autres, à citer élogieusement Mao, comme si le règne du Grand Timonier n’avait rien eu à voir avec la peur, la délation, et le mépris des autres) décrit la tâche « exaltante » de ceux qui s’attèlent à organiser la « résistance » au « pétainisme transcendantal » auquel ressortit selon lui le sarkozysme. Cette tâche exaltante en quoi consiste-t-elle ? Il ne s’agit de rien de moins que de parier sur la possibilité de faire exister politiquement, sous une forme nouvelle, « l’hypothèse communiste ». Ce pari, si l’on en croit le succès que rencontre son ouvrage (plus de 20 000 exemplaires déjà vendus semble-t-il), ou celui que connaît actuellement Olivier Besancenot dans les sondages et ailleurs, le vieux maoïste animateur de séminaires est sur le point de le remporter, au prix d’une criminalisation - ou plus précisément d’une déshumanisation - de l’ennemi que notre délicatesse démocratique, si elle montrait moins de complaisance pour le radicalisme de l’extrême gauche, serait en droit de trouver choquante.

Défendre « l’hypothèse communiste » ou aboyer comme un sarkozyste, telle est la question

Qui sont « les ennemis » de Badiou et des siens ? Tous ceux qui renoncent à « l’hypothèse communiste », « la seule qui vaille que l’on s’intéresse à la politique et l’histoire (p.151) ». Et que signifie a contrario pour Badiou refuser de renoncer à « l’hypothèse communiste » ? Cela ne signifie rien de moins que de rester dans l’humanité de l’homme. Car selon Badiou, les choses sont très claires. « Qui n’éclaire pas le devenir de l’humanité par l’hypothèse communiste (...) le réduit, en ce qui concerne son devenir collectif, à l’animalité. Comme on sait, le nom contemporain, c’est-à-dire capitaliste, de cette animalité, est : "concurrence" (p.133). » Celui qui refuse l’hypothèse communiste renonce à l’humanité de l’homme. Nul besoin donc d’être anticommuniste pour être un chien, comme le formulait aimablement Sartre il y a quelque temps (« Tout anticommuniste est un chien »). Pour Badiou, plus radical encore que le vieux maître vitupérant depuis le Café de Flore dont il cite élogieusement ce bon mot, il suffit de ne pas se réclamer de « l’hypothèse communiste » pour participer activement à la déchéance de l’homme hors de son humanité. Pour vivre comme des porcs, comme l’écrivait gracieusement un autre et plus éphémère gourou de l’extrême gauche.
On comprend donc la force des nombreuses métaphores utilisées par Badiou dans son ouvrage, lorsqu’il parle de « rats » à propos de ceux qui s’accommodent de Sarkozy, de « blaireaux » à propos du même Sarkozy et de Royal (en référence, dans un jeu de mots approximatif à la force d’attraction du modèle blairiste), de « chiens », donc, à propos de ceux qui défendent une « séquence politique » qui s’oppose formellement à l’hypothèse communiste » (p.132-133), c’est-à-dire 90 % au moins des habitants de ce pays. Mais ces métaphores, aussi insultantes soient-elles, ne sont pas de simples métaphores. Elles sont à prendre au pied de la lettre. Puisque seule l’hypothèse communiste permet à l’homme d’échapper à cette forme moderne d’animalité qu’est la concurrence, ceux qui la refusent peuvent en toute logique être considérés comme des animaux. D’une certaine façon, ils se condamnent eux-mêmes à cette sortie de l’humanité.
Cette déshumanisation radicale de l’ennemi est parfaitement typique d’une pensée qu’il faut appeler, dans la lignée de René Girard, sacrificielle. Comme le note Thomas R. Blier dans un bel ouvrage paru récemment (1), le processus de déshumanisation de l’ennemi est caractéristique d’une pensée qui vise à déculpabiliser le recours à la violence. Lorsque, dans une métaphore très proche de celle de Badiou, Castro appelle Gusanos ceux qui quittent le navire révolutionnaire pour partir à l’étranger, il permet, pour citer Blier, à son peuple de ne pas déverser « sa haine sur des compatriotes, [mais] seulement sur de petits animaux qui symbolisent le vide, la saleté, la médiocrité, le vice, le corps étranger (...) ». Puisque, là-bas, ceux qui quittent le navire révolutionnaire castriste sont des vers, puisque, ici, ceux qui « quittent le navire de la gauche en perdition » sont des rats, il devient loisible de mépriser les uns et les autres, voire de les persécuter, puisque à l’aune de la tâche magnifique que se sont fixé les révolutionnaires (sauver l’humanité de l’homme) que vaut la vie de bêtes méprisables ? Et inversement, le renoncement à l’hypothèse communiste pour Badiou, la fuite vers des terres moins hostiles pour Castro sont culpabilisés dans les termes les plus cinglants. Vous qui faites cela, qui abandonnez vos frères dans la tourmente, vous renoncez ainsi à votre humanité. Vous vous transformez en rats répugnants, en vers de terre, qui méritent qu’on les écrase sans autre forme de procès.

Nicolas Sarkozy, petit Pétain du XXIe siècle

Un peu étrangement, et malgré sa métaphore du « blaireau », seul Nicolas Sarkozy lui-même semble échapper aux yeux de l’auteur à ce processus de déshumanisation. Sarkozy en effet, n’est pas un rat, c’est « l’homme aux rats » (2). « L’homme aux rats » a une « profonde connaissance » de la subjectivité des rats, peut-être parce qu’il a été « rat » lui-même (p. 47). Mais s’il n’est plus un rat aujourd’hui, Nicolas Sarkozy est quelque chose de bien pire encore, puisqu’il incarne un régime qui n’est rien d’autre qu’un avatar d’une forme politique, « le pétainisme transcendantal », qui à intervalles réguliers trouve à s’incarner dans un régime particulier, la restauration en 1815, Pétain en 1940 et Sarkozy en 2007. C’est ainsi que le sarkozysme, selon les termes même de Badiou, est un « pétainisme soft (p.117) ».
En effet, le résistant de Normale Sup’ nous livre dans son best-seller un diagnostic sans appel. Parce qu’il répond à cinq critères qui permettent de distinguer cet hypothétique « pétainisme transcendantal » propre à la France, capitulation devant les forces de l’argent présentée comme une « rupture » (une régénération en termes strictement pétainistes), motif de la « crise morale », recours à l’exemple étranger (l’Allemagne d’Hitler autrefois, le Royaume-Uni de Blair aujourd’hui), mise en cause des effets d’un événement désastreux (Front populaire pour Pétain, Mai-68 pour Sarkozy), définition d’une politique « racialiste » (antijuive autrefois, simplement raciste aujourd’hui), le sarkozysme est appelé par Badiou un « pétainisme soft » contre lequel il convient de résister avec courage, comme certains, « trois pelés et un tondu (p. 23) », ont su le faire au début de la Seconde Guerre mondiale, alors que la France entière, terrorisée, se réfugiait sous l’aile du « vainqueur de Verdun ». En parlant encore de « pétainisme analogique » à propos de Sarkozy, le fils d’un vrai résistant et lui-même résistant autoproclamé Alain Badiou, nous met devant un choix terrible. Soit nous refusons de considérer le régime sarkozyste sous la catégorie du « pétainisme transcendantal » et acceptons tels les rats qui quittent le navire de la gauche de collaborer avec le régime pétainiste soft de Sarkozy, par exemple en continuant à voter, soit nous résistons en refusant de renoncer à « l’hypothèse communiste ».
Pétainistes, rats, chiens, voilà les noms que méritent ceux qui refusent de se ranger derrière le mot d’ordre néocommuniste de l’auteur.
Maintenant, le lecteur n’a guère le choix, il lui faut lire cette chronique jusqu’au bout s’il veut savoir comment échapper à ce devenir-animal/criminel qui le menace.

Benoît XVI et Alain Badiou, même combat ?

Pour échapper à son destin de rat pétainiste, le citoyen français doit faire preuve de courage (3). Car « tout courage est le courage de ne pas être pétainiste (p.125, souligné par l’auteur), et donc tout courage est le courage, aujourd’hui, de ne pas être sarkozyste, suis-je dans la nécessité logique de préciser. Que signifie, en effet, ne pas être pétainiste aujourd’hui qu’un pétainiste soft est président de la République ? Que signifie « résister » aujourd’hui que « l’infection proprement nationale de la subjectivité (ibid.) » qu’est le pétainisme est au pouvoir ? Faire preuve de courage signifie dans le jargon de Badiou « tenir un point illégal (p.53) ». Autrement dit, Badiou défend ici l’idée selon laquelle le courage consisterait à ne pas se soumettre complètement à la loi du monde empirique. Car sans un « point illégal » à tenir, « la seule issue (sur)vivable, est la soumission la plus abjecte à la réalité (...) Si rien ne vient trouer la réalité, si rien n’est en exception d’elle, si aucun point ne peut être tenu pour son propre compte coûte que coûte, alors il n’y a que la réalité et la soumission à la réalité, à ce que Lacan appelait "le service des biens" (p. 53) ». Il me semble que Badiou retrouve moins ici les intentions de Lacan (que je connais mal), que celles de Benoît XVI (que je connais mieux). En effet, dans une veine assez similaire, sinon dans la forme, au moins dans le fond, à celle de Benoît XVI, Badiou défend la vertu politique d’une source d’action extérieure à la loi positive, étatique. Pour Benoît XVI, il s’agit d’une référence à une éthique transcendante qui trouve sa source dans le Jésus des Evangiles, éthique qui vient idéalement informer et, au besoin, s’opposer à la loi positive. La loi positive, c’est ce à quoi se sont opposés des milliers de chrétiens et de catholiques qui ont choisi de protéger des Juifs pendant la guerre. Pour cela, les textes des Evangiles leur ont été d’un grand secours. Pour qui ne peut s’adosser à aucune forme de transcendance, ce qui constitue un point d’appui pour s’opposer aux dérives de la loi positive est beaucoup moins clair. Dans un contexte purement immanent, n’importe quel point, « dès lors qu’il est formellement en exception de la particularité du service, et propose universellement la discipline d’une vérité (p. 55) », peut faire l’affaire.

On trouvera peut-être des accents pauliniens dans cet appel à la « discipline d’une vérité ». Ce ne serait pas par hasard. Badiou a consacré un ouvrage à saint Paul, apôtre d’un universalisme révolutionnaire qui sera appelé plus tard christianisme. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’énoncé performatif de Badiou qui traverse tout son ouvrage, et peut-être toute son œuvre : « il y a un seul monde » (en opposition aux séparations humaines qu’impose le capitalisme), écho immanent de l’affirmation inouïe de saint Paul dans l’épitre aux Galates : « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. »

Alain Badiou, petit-bourgeoisophobe et grand xénophile

Cet universalisme abstrait pourrait paraître au lecteur une belle utopie qui mériterait d’être défendue s’il n’était gâché par quelques considérations inquiétantes sur le statut respectif de l’étranger et du petit-bourgeois. Car s’« il y a un seul monde », à suivre Badiou chacun n’y a pas, contrairement à ce qu’affirme saint Paul, la même place. Certains y sont plus égaux que les autres. Par exemple, Badiou n’hésite pas, lorsqu’il évoque un fantasmatique « Malien qui fait la plonge dans un restaurant chinois devenu - à force de participer, après son interminable travail, à des réunions et à des interventions - un intellectuel organique de la politique nouvelle (p. 59) » à catéchiser. « Qu’ils soient honorés (Ibid.) », écrit-il en effet sans fard à propos des « ouvriers de provenance étrangère ». C’est en substance un culte des saints ouvriers de provenance étrangère que Badiou se propose de créer, ces ouvriers desquels nous devrions tout apprendre, car sans eux « nous sombrerons dans la consommation nihiliste et l’ordre policier (p. 94) ». L’ouvrier étranger, idéalement sans papiers, est le modèle « qui veut préserver sa pureté (p. 89) » et que se doit d’honorer et duquel doit s’inspirer « le petit-bourgeois blanc "civilisé" » (p. 85 les guillemets sont de Badiou) dont le pays est un pays méprisable à propos duquel l’auteur déclare tout simplement qu’il « ne l’aime absolument pas (p. 83) » (4).

Certes, pour Badiou, « il y a un seul monde des femmes et des hommes vivants (p. 84) », mais il s’agit au fond d’un monde amputé de ses chiens sarkozystes, de ses rats socialistes, et finalement de tous ces petits-bourgeois franchouillards qui refusent de renoncer à leur être pour devenir étranger à eux-mêmes. Qu’est donc en fin de compte ce « seul monde » selon Badiou ? Loin d’être universel ou catholique, il s’agit d’un tout petit monde tracé sur mesure par Badiou pour ses zélotes, un petit monde réduit à la tribu enchantée et sectaire des « femmes et des hommes vivants », qui comprend dans le rôle des idoles les ouvriers sans-papiers qui n’en demandent peut-être pas tant (5), et, dans le rôle des fidèles, les militants de « l’hypothèse communiste » agenouillés devant eux.

(1) La Violence des autres, L’Harmattan, 2007 p.70. Malgré un travail éditorial indigne de la qualité du texte de la part de L’Harmattan, Blier montre très précisément, à l’aide de René Girard et Jean Hatzfeld (Une Saison de machettes) comment la déshumanisation de l’ennemi est bien souvent un préalable à l’exercice déculpabilisée de la violence collective.

(2) Une référence délicate et me semble-t-il parfaitement gratuite (mais peut-être me démentira-t-on), à un surnom donné par Freud à un de ses patients obsédé par une torture militaire infâme dont je vous passe les détails.

(3) Il est amusant de constater que le courage est une vertu très prisée en ce moment, à la fois par le gourou de l’extrême gauche française donc, et par le « prince des conservateurs » en Amérique. Comme quoi, comme le dit avec raison ma concierge, il arrive que les extrêmes se rejoignent.

(4) Il y a d’ailleurs quelque chose d’étrange dans la prose de Badiou qui lui fait user et abuser des arguments qu’il reproche à ses ennemis d’utiliser. C’est ainsi que coexistent dans ce petit livre l’affirmation du droit de l’ouvrier marocain à défendre la pureté de son identité (p. 89) et un appel vibrant aux étrangers pour qu’ils nous permettent de devenir « étranger à nous-mêmes ». De même une des caractéristiques du « pétainisme transcendantal » est le recours à l’exemple d’un « bon » modèle étranger. Mais n’est-ce pas exactement ce que fait Badiou lorsqu’il en appelle aux « étrangers » pour qu’ils nous donnent la force « de ne pas rester captifs de la longue histoire blanche qui s’achève (p. 94) » ? Nous sommes ici très proches de la rhétorique fasciste de régénération de la race.

(5) Il va sans dire que personne ne saurait tirer des conclusions à partir de ce qui est écrit ici à propos de ce que pense l’auteur de ces lignes du "problème" des sans-papiers et des reconduites à la frontière. Ce n’est pas parce que je ne souscris pas au culte de l’ouvrier d’origine étrangère que nous propose Badiou que je souscris à l’ensemble des mesures prises contre l’immigration illégale par le gouvernement Sarkozy. Merci de bien vouloir le noter.