"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

17/01/2008

Moi-Je est un autre

Quelques jours après avoir entendu notre président, au cours d’un bref discours, prononcer, en même temps qu’il présentait ses vœux de bonheur à ses compatriotes, quarante-huit fois le mot je, je me souviens, nostalgique, de mes années d’école.
Je ne doutais de rien alors, et il m’arrivait, autant et peut-être même un peu plus que la moyenne de mes camarades, de me livrer aux plaisirs de ce que l’on appelait alors simplement la vantardise, et que notre époque, qui ne recule devant aucune innovation inutile, rebaptise mythomanie, mégalomanie, que sais-je encore. Un petit crâneur, voilà, en deux mots, ce que j’étais. Un petit crâneur qui ne reculait devant aucun mensonge pour se faire valoir auprès de ses petits camarades. Mais dans ces temps reculés, les ramenards étaient mal vu des grandes personnes. Lorsqu’il arrivait que ces fanfaronnades de cour de récréation tombassent dans l’oreille d’une institutrice, il n’était pas rare que nous fussions punis et, de ce fait, enjoints à nous rendre dans le bureau de la directrice. Celle-ci, une vieille fille revêche, aboyeuse et hargneuse, tenait d’une main de fer dans un gant du même acabit un troupeau de fils et de filles de petits ou moyens bourgeois, dont les parents, très petitement ou moyennement catholiques, payaient néanmoins une somme rondelette pour éviter que leur chère progéniture ne se mélangeât, dans les écoles publiques destinées au tout-venant, avec la racaille banlieusarde qui faisait régner sa loi alentours.
Nous nous rendions à ces rendez-vous improvisés avec cette vierge de fer la main moite et le menton tremblant, invoquant sans trop y croire le petit Jésus pour qu’il fît en sorte que la mégère redoutée fût appelée par quelque basse besogne de police loin de ses bases. Il arrivait que nos vœux de petits mécréants qui ne croient que lorsqu’ils ont mal aux dents fussent exaucés. Nous devions alors attendre jusqu’à la fin de la récréation à l’entrée de son bureau. Généralement, pendant cette longue période d’angoisse et d’espoir mêlés, je tentais pour ce qui me concerne de me concentrer sur une affiche exposée ici tout exprès par la maîtresse des lieux pour édifier les fortes têtes qui faisaient le pied de grue dans l’indécision de leur sort. Cette affiche, intitulée « Moi-Je », mettait en scène un hurluberlu, 10 ans maximum, la mèche rebelle, le bout du nez dressé, qui proposait à la vue de tous de vastes narines arrogantes, mains sur les hanches, jambes écartées. Il narguait de toute sa hauteur le spectateur, et paraissait l’inviter à une joute oratoire d’où il serait sorti fatalement vainqueur. L’arrogance caricaturale et néanmoins blessante de cet immense petit bonhomme me rappelait trop évidemment la mienne, toute fraîchement manifestée aux oreilles de tous dans la cour de récréation, pour qu’elle ne me fît pas honte.
C’est cette affiche qui me revient à la mémoire, telle une improbable madeleine de Proust au goût amer, lorsque je vois et entends notre président prononcer à quarante-huit reprises le mot je dans son allocution du 31 décembre 2007. Et je me dis alors que cet homme à tout faire a sans doute en outre une fonction essentielle quoique inavouée. Celle de nous renvoyer, par une arrogance si ostensiblement manifestée, à notre propre arrogance, et de nous rappeler ainsi, grâce à cette irréfutable preuve par l’absurde, à cette antique vertu qu’est l’humilité, vertu que les créatures déchues que nous sommes se doivent de cultiver envers et contre tous leurs instincts matamores.
Moi-Je est un autre.