"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

20/06/2008

Attention, sou(s-)chien méchant



Underdogs de tout le pays, unissons-nous !

Les souchiens ne sont pas les sous-chiens, et un Innommable (celui qui ne peut être nommé) n’est pas un Innommable (celui qui est trop bas, trop abject pour être nommé). C’est la leçon de français que le romancier antillais Raphaël Confiant qui, depuis 1991, année où le prix Goncourt lui échappa, s’abandonne à une métropolophobie toujours plus virulente, vient de donner sur le site des indigènes de la République à tous ceux qui parmi les Français « de souche » et d’ailleurs, le ministre Hortefeux en tête, trouvent quelque peu choquante l’expression « sous-chiens », ou souchiens - écrivons alors sou(s-)chien -, employée il y a quelque temps déjà par la porte-parole de ces (mal–nommés) indigènes de la République, Houria Bouledja, sur la chaîne de télévision française (de souche) France 3.
Pourquoi mal nommés ? Parce que, à ce qu’on sache, et en bon français (quand je dis bon français je parle de la langue, pour ce qui concerne les individus cela fait des lustres que bon Français est une insulte, j’y reviendrai), un indigène est un habitant d’un territoire ou d’une région du monde qui peut se prévaloir d’une antériorité, par rapport aux autres habitants, dans l’occupation dudit territoire. Au sens strict donc, les indigènes ce sont les Blancs, les « camembériens », comme suggère délicatement de les appeler Confiant dans cet article, les Français « de souche », expression détestable inventée semble-t-il par le FN (Front national ; je précise pour ceux qui n’ont pas connu 2002) comme Confiant le souligne avec délectation, et qu’il renvoie à la figure de ces Français « de souche » avec une joie mauvaise et mal dissimulée, et qu’à ce titre il faut peut-être accepter calmement, en refusant d’entrer dans la surenchère de « métissagitude » qui sévit aujourd’hui dans notre pays.
Faudra-t-il donc, sur le modèle de la négritude chère à Aimée Césaire, inventer une « souchitude » dont seraient susceptibles de se réclamer les Français « de souche » pour faire face au discrédit dont leurs racines non métissées font l’objet, dans une société qui a érigé le mélange et l’ouverture sur l’autre en impératif catégorique ? Souhaitons que cela ne soit pas nécessaire, et contentons-nous pour l’instant de nous amuser des impasses que fréquentent Raphaël Confiant et ses autoproclamés « indigènes ». Car il n’y a pas seulement dans l’article de Confiant de quoi alimenter la colère d’un sou(s-)chien, il y a aussi de quoi provoquer une franche rigolade chez le Gaulois normalement constitué, et peut-être aussi chez le métissé qui aurait l’esprit large et un certain humour.
Commençons par le début et le taux de popularité de l’article (100 %), fièrement affiché sous le titre. Ceci démontre, si besoin en était, que la diversité ethnique ne garantit pas la diversité d’opinion ni même l’absence de forfanterie. Continuons avec les considérations nauséeuses de Confiant sur l’expression sou(s-)chien employée par la douce Houria Bouledja, dont la condition d’opprimée, ceci dit en passant, ne saute franchement pas aux yeux quand on la voit s’exprimer, regard pénétrant et torse bombé, avec assurance et compétence et (peut-être) un poil d’arrogance, dans les médias (français) qui lui tendent généreusement leurs micros. Cette expression, donc, ne signifierait en aucun cas sous-chien, mais seulement Français « de souche ». Admettons, mais alors pourquoi l’article de Raphaël Confiant affiche fièrement la couverture d’une autobiographie de Charlie Mingus intitulée Beneath the Underdog, expression qui, si elle signifie « au-dessous des opprimés », contient, bien en évidence, un ricanant underdog. Traduit littéralement, cela donnerait bien sûr sous-chien. On voit donc comment Confiant et ses « indigènes » s’amusent avec l’insulte sous-chien, et qu’en aucun cas ils ne considèrent devoir lever l’ambiguïté des propos de la douce Houria Bouledja. Ils cherchent au contraire à la renforcer, à s’en amuser, en continuant tranquillement d’insulter sans en avoir l’air les sou(s-)chiens en question. Cet art de l’insulte subliminale (subliminale au moins pour le « beauf français » cher à Confiant, beauf qui comme on sait ne parle pas un mot d’anglais) éclaire, je pense, d’un jour nouveau les explications fournies par Confiant à propos de son fameux mail où il stigmatisa l’alignement des « Innommables » sur l’Occident coupable à ses yeux de tous les maux, non seulement terrestres, mais aussi sublunaires. Il devient impossible lorsque l’on joue si habilement de l’ambiguïté phonétique du vocable sou(s-)chien, de défendre sa bonne foi dans l’utilisation d’un mot tel que celui d’Innommable. Confiant est un écrivain, et il est donc difficile d’imaginer qu’il puisse ignorer la connotation du mot en question, sans même parler de son évidente polysémie déjà évoquée plus haut.
Mais que reproche donc Raphaël Confiant aux Juifs de France et d’Israël pour en arriver à les affubler du vocable infamant d’Innommable ? Il leur fait grief d’être sortis de leur statut de victime, de ne pas ressasser ad nauseam les mantras victimaires qui devraient être selon lui à l’ordre du jour et qui le sont effectivement pour ses « indigènes ». Ce qui révulse Raphaël Confiant c’est que les Juifs ne soient pas ad vitam æternam les victimes de Dachau et d’Auschwitz, qu’ils aient pu choisir de construire une nation qui mérite d’être défendue ou qu’ils puissent penser, pour ceux qui ont choisi la France, que leur pays ne mérite pas encore tout à fait de disparaître. On le constate en lisant le mail qui a mis le feu aux poudres, Confiant aiment les Juifs, mais exclusivement dans une position de victime, sinon carrément morts.
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos sou(s-)chiens. En anglais, les underdog ce sont les opprimés, les moins que rien, que Confiant et ses « indigènes » prétendent habituellement défendre avec abnégation et intransigeance. Mais cette utilisation du vocable anglais underdog en référence au sou(s-)chien envoyé à la figure des Français « de souche » nous donne le fin mot de l’histoire. Aveuglés par leur victimisme pathologique, Confiant et ses « indigènes » nous révèlent avec cette référence très upperclassieuse à Mingus leur imaginaire ressentimental, si l’on autorise l’abus de néologisme au sou(s-)chien. Il s’agit de faire des oppresseurs d’hier les opprimés (les underdog, les sous-chiens) de demain. Dans une inversion digne, ou plutôt indigne, du Sermon sur la montagne, Confiant et ses indigènes appellent de leurs vœux un monde où les prétendus « oppresseurs » occidentaux seront les opprimés de demain. Les noms d’oiseaux qui volent à propos des Occidentaux dans les articles de Confiant, « petits Blancs », franchouillards, camemberiens, sou(s)-chiens » constituent un retour à l’envoyeur des insultes qui pleuvaient sur les Noirs à l’heure coloniale. Pour Confiant et ses « indigènes », l’heure de la revanche a sonné.
Que lit-on en effet, sous la plume de l’apologiste de la créolité à propos des sou(s-)chiens ? On lit par exemple cette expression étrange, « fanatiques de l’identité franchouillarde ». Alors que les immigrés, les Antillais et autres minorités opprimées devraient refuser à toute force « l’intégration » (va t’faire intégrer ! proclame fièrement un slogan figurant sur la page d’accueil du site des « Indigènes de la République », comme si cette intégration républicaine que la France promet, de plus en plus mensongèrement il faut l’admettre, à ses enfants était un processus insultant), les « camembériens », quant à eux, lorsqu’ils revendiquent leur identité française, seraient des fanatiques franchouillards. C’est ici le règne du deux poids, deux mesures. Car si l’on dénie qu’il y ait un creuset républicain au sein duquel il devrait être possible à tout citoyen français de s’intégrer, comment refuser une « identité » aux « petits Blancs », alors même que les Antillais se réclameraient d’une créolité qui leur est propre ? Lorsque l’on refuse l’universalité de l’universel, lorsque l’on ramène l’Occident à la particularité de sa monoculture définie comme « entité suprémaciste et raciste », il devient impossible de refuser à l’Occident le refuge de son identité. A moins qu’il ne s’agisse de se débarrasser tout bonnement de cet « Occident », de nier tout droit à l’existence à ces « petits blancs » coupables du crime de n’avoir rien d’autre à quoi s’identifier qu’à cet Occident à la fois coupable et malade, bref d’incarner le mal.
Il faudrait donc, à suivre Confiant, que les immigrés, les Antillais, les Juifs, les Corses, les Bretons, les Catalans, les Basques, tout ce que la France compte de victimes réelles ou fantasmées se tiennent les coudes et ne rompent pas la solidarité des opprimés face à l’oppresseur petit Blanc, face au « beauf français », qui reste autant qu’hier raciste et colonialiste, qui même d’une certaine façon doit rester autant qu’hier raciste et colonialiste. Car si les beaufs français ne sont plus racistes et colonialistes, comment sera-t-il possible de s’assurer de la solidarité des victimes face à un monstre qui refuse de jouer le rôle de monstre ? Face à un loup déguisé en agneau ? C’est pour cela que Confiant n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser « le petit Blanc » (toujours lui) « droit de l’hommiste » qui prétend sympathiser avec les Antillais sans épouser sans recul la cause de la créolité indépendantiste chère à Confiant. Confiant a besoin d’ennemis et ses ennemis sont d’autant plus fourbes qu’ils prennent l’apparence du bien. Pour Confiant, un bon sou(s-)chien est un sou(s-)chien méchant, si l’on peut se permettre cet étrange oxymore.
Dans son ouvrage intitulé Giving Offense, le prix Nobel de littérature J. M. Coetzee décrit d’une façon admirable le processus par lequel les Blancs d’Afrique du Sud se sentirent à partir du milieu des années 1980 dépossédés de leur pouvoir symbolique, au moment où ils ne furent plus en mesure de nommer, mais se trouvèrent dans la position d’être nommés. C’est ainsi que Coetzee établit un lien entre le fait de se sentir offensé par une appellation (telle que celle de Settler, colon ou immigrant, en Afrique du Sud) et le fait de perdre le pouvoir symbolique et politique. Les Blancs en Afrique du Sud lorsqu’ils dominaient la société avaient les moyens d’ignorer les noms d’oiseaux que les Noirs de l’ANC leur lançaient à la figure. Avec la perte de légitimité (y compris à ses propres yeux) du pouvoir raciste blanc, le régime sud-africain ne se trouvait plus en mesure d’ignorer ces noms d’oiseaux. Comme l’écrit Coetzee, « l’expérience ou la prémonition d’être dépossédé du pouvoir (…) semble être constitutive [intrinsic] de tous les cas où l’on se sent offensé (p. 3). » A l’inverse, précise Coetzee, pour celui qui en nommant cherche à offenser, il s’agit au moins momentanément de se situer sur un pied d’égalité avec celui qu’il offense (idem).
On comprend mieux, à la lumière de Coetzee, les enjeux qui traversent le vocable d’Innommable dont Confiant a cru bon d’affubler les Juifs. Il s’agit simultanément de désigner les puissants à la vindicte des opprimés (puisqu’ils sont innommables, ce sont eux qui sont les puissants) tout en leur donnant un nom dont ils seraient susceptibles de prendre ombrage et, donc, toujours à suivre Coetzee, de subvertir cette puissance. C’est très habile de la part de Confiant, et cela souligne d’une façon éclatante la singularité de l’époque victimaire qui est la nôtre dans laquelle ce sont les victimes qui cherchent, en tant que victimes, à prendre le pouvoir.
C’est ainsi que les Français en France peuvent être appelés dans un même mouvement et d’une manière qui se veut dans les deux cas offensante, colons (car pour Confiant et ses indigènes la colonisation n’a jamais cessé, non seulement aux Antilles, mais aussi dans la métropole), et sou(s-)chiens, qui est une sorte d’équivalent contemporain et insultant d’indigène, vocable qui pour sa part devient un vocable valorisé. Le Français de souche, l’Occidental qui n’est pas tiraillé entre deux cultures, qui d’une certaine façon ne rejettent pas en bloc l’héritage de sa nation, est ainsi doublement stigmatisé, une fois en tant que sou(s-)chien, et une fois en tant que colon, même si au sens strict sou(s-)chien est synonyme d’indigène.
L’inversion lexicographique et le mimétisme victimaire jouent ici simultanément à plein. Dans le contexte de l’Afrique du Sud, c’était le vocable « immigrant », settler, qui pouvait être considéré comme une insulte, aujourd’hui en France, on devrait se sentir insulté parce qu’on serait un « sou(s-)chien », culte du métissage oblige. Cependant que le vocable « indigène » dont la connotation est celle de « victime » est refusé à ceux qui de fait sont les véritables indigènes, les sou(s-)chiens en question, et qu’il est octroyé à ceux qui de fait sont des immigrants (il n’y a sous ma plume, je vous prie de le croire rien d’insultant dans ce terme ni rien de particulièrement valorisant dans le terme indigène).
Pour ma part, moi qui partage avec le ministre Hortefeux certaines racines auvergnates dont je ne pense pas devoir avoir honte, je refuse de prendre la mouche pour une telle vétille, et me contente de m’approprier cette délicate appellation de sou(s-)chien et de proposer à mes camarades hexagonaux, métissés ou non, un mot d’ordre qu’on aurait pu penser obsolète :
Underdogs de tout le pays, unissons-nous !