"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

13/06/2008

Bouteflika convertit de force un prix Nobel


« Nulle contrainte en religion » (Le Coran, Sourate 2, Verset 256)

Soucieux de se présenter comme le dernier recours d’une nation menacée dans son intégrité par de fantasmatiques hordes de missionnaires chrétiens aux services d’obscurs intérêts étrangers, le président Bouteflika s’est découvert depuis quelque temps une vocation de prêcheur islamique. Dans la lignée des discours des islamistes, ses propres discours font de plus en plus souvent référence aux vertus pacificatrices et civilisatrices du Coran et de Mahomet, comme à la nécessité pour le monde de recourir à l’islam pour éviter la catastrophe. Plus prosaïquement, et comme le note la sociologue Leïla Babés, Bouteflika fait l’éloge du Prophète pour légitimer sa propre action politique.
Un tel alignement sur les thèses des musulmans radicaux, dans le contexte d’une politique de « réconciliation nationale », pourrait cependant être considéré comme une reddition pure et simple de l’Etat algérien devant la pression islamiste, comme le note Le Figaro du 9 juin 2008. Ce rapprochement marqué avec les islamistes intervient en effet dans la perspective d’un hypothétique renouvellement du mandat présidentiel de Bouteflika en 2009, pourtant limité par des contraintes institutionnelles, et pour lequel il aurait besoin, sinon de leur soutien, au moins de leur bienveillante neutralité.
Porté par la ferveur religieuse caractéristique des derniers venus parmi les dévots, il arrive aussi au président Bouteflika de prophétiser la conversion de l’Occident à la religion musulmane. Pour cela, rien de plus utile que les déclarations de penseurs occidentaux marquant leur sympathie pour l’islam ou leur admiration pour Mahomet. C’est ce à quoi s’est livré le président algérien le 24 mars 2008, lorsqu’il prononça un discours tout entier consacré à la gloire de Mahomet lors de l’ouverture de « la 9e Semaine nationale du saint Coran » (une semaine consacrée, en pleine période de persécutions antichrétiennes, à l’islamisation d’un pays qui en a bien besoin avec 99% de sa population qui se déclare de confession musulmane), et truffé de références à des citations d’auteurs occidentaux faisant l’apologie de l’islam. Mais encore fallait-il que ces citations soient exactes.
Car lors de ce discours le président Bouteflika a malencontreusement mis dans la bouche de l’écrivain irlandais George Bernard Shaw (prix Nobel de littérature en 1925) une déclaration à la gloire de l’islam et de son prophète dont l’authenticité est très douteuse :
« Je citerai, à titre d’exemple, l’inénarrable penseur et écrivain George Bernard Shaw qui avait dit : "J’avais prédit que la religion de Mohamed sera acceptée en Europe dans un futur proche. L’islam était présenté au Moyen Age dans la plus abjecte des expressions, soit par ignorance ou en raison du fanatisme inique, l’on incitait à haïr Mohamed et à haïr sa religion ! Mohamed doit être nommé le sauveur de l’humanité, beaucoup de mes compatriotes se sont convertis à l’islam. Je pourrais même dire que l’orientation de l’Europe vers l’islam a commencé et je dirai, encore, que l’Europe commencera, avant la fin du XXIe siècle, à se référer à l’islam pour résoudre ses problèmes !" » (Traduction « non officielle » proposée par le site de la présidence algérienne à l’adresse suivante : http://www.el-mouradia.dz/francais/Discours/2008/03/D240308.htm, 24/03/2008, visitée le 10/06/2008).
On trouvera ici une discussion éclairante sur l’authenticité de cette citation qui constitue en fait l’agrégation de différentes citations favorables à l’islam prêtées à Shaw. Ces citations sont très vraisemblablement fausses, forgées presque de toutes pièces par un ou plusieurs prosélytes musulmans quelconques il y a quelques décennies, soucieux de trouver des apologistes de la religion musulmane chez les intellectuels occidentaux non convertis (Shaw était un socialiste qui avait une position très ambiguë sur la religion, mais ne pouvait en aucun être considéré comme un musulman). Elles circulent aujourd’hui sur Internet, essentiellement sur des sites islamistes. Elles sont également reprises dans quelques livres de propagande islamique, mais par aucun ouvrage écrit par les spécialistes universitaires de Shaw (une visite sur Google Books le prouve, recherche « Shaw islam »). Selon les références pseudo-universitaires fournies par les sites islamistes en question, ces déclarations seraient pour une part au moins extraites d’un premier volume, numéro huit (1936) d’une revue publiée à Singapour, The Genuine Islam, dont ni la bibliothèque du Congrès aux Etats-Unis, ni le site de recherche des universités françaises Sudoc ne gardent la trace.
Avec le discours de Bouteflika ce faux a donc reçu les honneurs d’une onction présidentielle en Algérie. Il n’en reste pas moins un faux.
Il existe néanmoins un fondement réel à cette citation erronée. Shaw marque souvent dans ses écrits une certaine admiration pour la force de caractère de Mahomet et, surtout, a mis dans la bouche d’un des personnages d’une de ses pièces (Getting Married, 1908) la prophétie suivante : « je pense que l’Empire britannique adoptera une forme de mahométisme réformé avant la fin de ce siècle [le XXe] ». Cependant, outre le fait qu’il est difficile en toute rigueur exégétique de considérer comme étant l’opinion de l’auteur une phrase prononcée par un de ses personnages, on peut remarquer que la prophétie a dû être amendée pour satisfaire à un critère minimum de crédibilité. Une fois le XXe siècle écoulé, il a bien fallu se rendre à l’évidence : non seulement l’Empire britannique n’avait pas survécu au XXe siècle, mais encore ce qu’il en reste n’a pas jugé bon d’adopter une quelconque version, même réformée, de « mahométisme ». C’est pourquoi cette citation d’un personnage de Shaw devient, dans la bouche de Bouteflika et des islamistes dont il s’inspire, une prophétie sur l’avenir de la religion qui n’a plus qu’un lointain rapport avec ce qu’elle était à l’origine.
Cette conversion sauvage d’un prix Nobel irlandais à l’Islam pourrait être considérée comme parfaitement anecdotique si elle ne s’inscrivait pas dans un contexte de persécution des chrétiens en Algérie. A la suite de l’adoption, le 28 février 2006, d’une loi visant officiellement à donner un cadre juridique aux religions non musulmanes en Algérie, les églises chrétiennes (une minuscule minorité de 11 000 personnes selon les autorités algériennes elles-mêmes, essentiellement en Kabylie, qui serait donc bien en peine de nuire, comme le prétend le pouvoir, à l’unité de la nation algérienne) sont aujourd’hui soumises à des tracasseries administratives et policières de toutes sortes. Des prêtres, des pasteurs et des fidèles sont systématiquement surveillés et parfois arrêtés arbitrairement, telle que par exemple Habiba Kouider, jugée pour prosélytisme alors qu’elle se contentait de transporter quelques bibles et de la documentation religieuse dans un sac. En vertu de la loi adoptée en 2006, il est tout simplement aujourd’hui interdit aux chrétiens de se réunir librement au domicile de l’un d’eux pour parler de religion. Il leur est également interdit ne serait-ce que de s’entretenir avec un musulman sur des questions religieuses. Cela pourrait tomber sous le coup de l’article 11 de la loi en question selon laquelle celui qui « incite, contraint ou utilise des moyens de séduction [sic] tendant à convertir un musulman à une autre religion », ou encore celui qui « fabrique, entrepose, ou distribue des documents imprimés ou métrages audiovisuels ou par tout autre support ou moyen qui visent à ébranler la foi d’un musulman » se voit puni d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison.
C’est aujourd’hui sur le dos des chrétiens algériens que s’effectue la fameuse « réconciliation nationale » entre l’armée et les islamistes. Dans un schéma parfaitement girardien, c’est une minorité accusée de tous les maux qui est chargée, en prenant sur elle tous les péchés de la communauté (car la guerre civile en Algérie, est-ce les chrétiens qui l’on menée ?), de rétablir l’unité de la communauté. Un bouc émissaire. Dans le cas de l’Algérie, les chrétiens sont des coupables idéals. Ils peuvent facilement être soupçonnés de trahir et de diviser la patrie au moment où la réconciliation est à l’ordre du jour. L’islam est religion d’Etat en Algérie et le Premier ministre Belkhadem a même récemment déclaré que « le Coran [était] la seule Constitution de la société algérienne ». Ils sont aussi accusés de ne se convertir que pour l’argent (les convertis étant accusés par exemple de se vendre aux missionnaires étrangers pour 1000 dinars tous les vendredis ou d’abandonner l’islam pour obtenir des visas pour la France), et de bien d’autres maux encore. Il faut lire à ce propos la revue de la presse algérienne réalisé par le site http://collectifalgerie.free.fr/fr/. C’est édifiant.
Il est d’autant plus facile pour le pouvoir de s’en prendre aux chrétiens qu’il s’agit d’une partie de la population algérienne dont l’arabité pose question (les chrétiens sont en majorité des Kabyles), et qu’elle n’est pas, contrairement aux responsables de la violence dans le pays, les islamistes et l’armée, en mesure de se défendre. La perfection du schéma girardien pour le cas qui nous occupe est troublante. Seules la pression internationale et l’intervention du Vatican sont susceptibles d’enrayer cette mécanique diabolique, et de s’opposer ainsi à l’unanimisme nécessaire pour que la réconciliation violente sur le dos d’un bouc émissaire puisse se produire.
Je dois à la vérité de préciser que l’Eglise catholique, sans doute effrayée par la concurrence des églises évangéliques, a d’abord vu d’un bon œil l’adoption de cette loi qu’elle considérait comme un moyen de pacifier à la fois les relations entre les différentes confessions en Algérie et les relations de l’Eglise avec le pouvoir, en leur donnant un cadre institutionnel. Il lui a fallu récemment déchanter, avant de réagir, après la condamnation d’un prêtre, Pierre Wallez, à de la prison avec sursis et d’un médecin à de la prison ferme (réduit à de la prison avec sursis en appel) pour avoir prié avec des migrants chrétiens camerounais vivant dans des conditions difficiles à la frontière algéro-marocaine (et de les avoir soignés, quelle horreur, avec des médicaments appartenant à l’Etat).
On constatera aussi que la volonté d’apaiser les choses mène parfois à des compromissions honteuses, telle cette tribune, signé par le Père Christian Delorme dans le journal Le Monde, selon laquelle « il ne faut pas traiter par le mépris », la « sensibilité algérienne », comme c’est délicat, qui s’exprime dans ces persécutions contre les chrétiens. Par le mépris certainement pas, mais avec courage, en appelant les persécuteurs par leur nom, et en défendant autant que possible les chrétiens attaqués, quelle que soit leur église.