"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

03/06/2008

L’illusion « modernocentrique » ou la culture de l’anorexie



« Prenez et mangez-en tous. Ceci est mon corps. »

Au moment où la flambée du prix des denrées alimentaires trahit peut-être notre inquiétude secrète à l’idée que nous dépendions d’une entité aussi abstraite que le marché pour un acte aussi concret que celui de se nourrir, je ne saurais trop recommander à l’hypothétique lecteur l’achat et surtout (précisons-le, on ne sait jamais) la lecture d’un petit ouvrage que René Girard vient de publier aux Carnets de L’Herne. Il s’agit de la traduction d’un texte paru en anglais dans la revue girardienne Contagion (Vol.III, printemps 1996) intitulé Anorexie et désir mimétique. Ce court texte, agrémenté d’une intéressante introduction de Marc Anspach et d’un entretien avec l’auteur (qui nous glisse au passage une savoureuse remarque sur notre président considéré comme un trophy husband de sa maigrichonne épouse), nous délivre quelques douloureuses (mais néanmoins succulentes) vérités sur l’époque dont personne ne saurait se passer.
L’aspect le plus profond et le plus intéressant du texte de René Girard réside sans doute dans sa mise en lumière des sources culturelles de l’anorexie contemporaine. L’épidémie d’anorexie qui se développe aujourd’hui aux quatre coins de la planète occidentalisée constitue une illustration et une radicalisation du mensonge romantique que l’auteur a magnifiquement analysé dans son ouvrage intitulé Mensonge romantique et vérité romanesque, publié en 1961. René Girard remarque en effet que le refus de s’alimenter est déjà présent sous la forme du jeûne ascétique chez certains « héros romantiques » tels le Julien Sorel de Stendhal, l’adolescent de Dostoïevski et, bien sûr, le champion de jeûne de Kafka. Il s’agit pour ces héros modernes d’exposer par le jeûne leur indépendance absolue à l’égard d’autrui. Cette indépendance ou encore le fait de prétendre désirer spontanément et par soi-même et non selon ce que me désigne l’autre, constitue selon René Girard l’essence d’un mensonge romantique qui est d’une puissance telle que seul l’art de certains grands romanciers en vient parfois à bout.
Grâce à une volonté de fer, les jeûneurs romantiques cherchent à dominer autrui en abolissant toute forme de dépendance à son égard. Qu’est-ce qui manifeste mieux notre dépendance à l’égard d’autrui et du monde que notre besoin de nous sustenter ? Le repas est l’acte social par excellence, à la fois dans sa forme (collective) et dans sa substance (partagée). Plus précisément encore, le repas familial constitue le moment privilégié de l’échange, le lieu de la réunion et de la mise en commun du monde. Le repas est littéralement une ingestion du monde. Nous ne sommes au fond composés de rien d’autre que de ce que nous ingérons, et ceci est particulièrement vrai et frappant dans le monde chrétien qui institue le rite de l’eucharistie au cœur de toute vie sociale et spirituelle.
En refusant de s’alimenter, les héros romantiques entendent démontrer que le monde leur est étranger et qu’ils sont étrangers au monde, qu’ils sont en quelque sorte d’une essence surhumaine, immatérielle. Il s’agit au fond d’une forme radicale, démocratisée et parfaitement séculière de la vieille hérésie gnostique qui dénie toute valeur au monde terrestre. Les héros romantiques prétendent se suffire à eux-mêmes et n’être rien d’autre qu’eux-mêmes. Comment mieux faire savoir au monde entier qu’on lui est supérieur sinon en lui démontrant qu’on ne saurait en dépendre de quelque façon ? En refusant de manger, l’adolescente anorexique cherche à attirer sur sa personne l’attention de la petite communauté attablée. D’une certaine façon, elle prend la place de la nourriture consommée, qui, dans un repas normal (ritualisé), focalise l’attention de ceux qui y participent, et qui n’est autre, dans une perspective girardienne, que la victime sacrificielle. C’est ainsi que l’anorexique, en paraissant se détourner des autres, se jette de la manière la plus rivalitaire qui soit dans le jeu on ne peut plus social de la concurrence des victimes qui aujourd’hui fait rage dans les secteurs les plus improbables de la société.
Le héros romantique travestit sa douloureuse dépendance envers autrui en une affectation d’indépendance absolue. De la même manière que la fascination pour autrui est le versant caché du mensonge romantique, la boulimie est le versant caché de l’anorexie. La fascination qu’entretient l’anorexique pour la nourriture se révèle lors de ses phases de boulimie auxquelles elle s’abandonne lorsque la faim qui la tenaille vient à bout de sa volonté, quitte à se faire vomir ensuite.
En prétendant prendre la place de la victime, l’adolescente qui refuse le repas qu’on lui propose dynamite de l’intérieur un des derniers rituels qui paraissaient encore naguère tenir la route, celui du repas familial pris en commun. Ce n’est donc pas du côté du vieux « patriarcat » ou même de dysfonctionnements plus contemporains de la famille que sont à chercher les causes profondes des désordres alimentaires contemporains, mais bien dans une pathologie sociale qui concerne la société tout entière.
Nous aurions torts en effet d’incriminer les anorexiques en particulier. De fait, selon René Girard, c’est notre culture dans son ensemble, ou ce qu’il en reste, qui a progressivement sombré dans l’anorexie mentale. Les premiers symptômes se sont manifestés dans la « haute culture » et ne cessent de se développer dans la société. Le minimalisme artistique et la répudiation des anciens sont à l’art ce que l’anorexie est à la gastronomie : un fossoyeur. Même le culte de la nouveauté à tout prix qui a longtemps régné est aujourd’hui complètement à bout de souffle. Lui succède une surenchère de références à l’art ancien et de réappropriation des vieux schémas qui pourraient laisser croire à un retour en grâce de l’art classique. Mais c’est à la manière des boulimiques que les artistes d’aujourd’hui se jettent sur l’art des anciens, à mille lieux « de la pieuse et patiente imitation des classiques (p. 86) ». C’est pour cela qu’ils paraissent régurgiter presque immédiatement ce qu’ils ont ingurgité sans y penser, et que leurs œuvres disparaissent presque sans laisser de traces.
Girard parle d’une « illusion "modernocentrique" » à propos de notre époque qui pare ses préjugés en faveur de la maigreur du beau nom de science et méprise les époques qui l’ont précédée (et leur goût des formes rondes) au nom d’une norme rationnelle qu’elle incarnerait. Cette illusion « modernocentrique » n’est rien d’autre que l’une des formes particulièrement antipathique et vaniteuse de la culture contemporaine de l’anorexie. Tout ceci serait anecdotique si la culture n’était la substance même du monde qui nous entoure. Notre époque prétend se passer de tout ce qui n’est pas elle et croit ainsi se voir si belle en son miroir, sans risque jamais d’être contredite, sinon par sa propre mort, dont le reflet est chaque jour plus perceptible.
Mais laissons à ce propos le dernier mot à René Girard lui-même.
« Si nos ancêtres pouvaient voir les cadavres gesticulants qui ornent les pages de nos revues de mode, ils les interpréteraient vraisemblablement comme un memento mori, un rappel de la mort équivalent, peut-être, aux danses macabres sur les murs de certaines églises médiévales. Si nous leur expliquions que ces squelettes désarticulés symbolisent à nos yeux le plaisir, le bonheur, le luxe, le succès, ils se lanceraient probablement dans une fuite panique, nous imaginant possédés par un diable particulièrement malfaisant (p. 87). »