"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

09/12/2010

Le cantique des créatifs

Guignolise-nous aujourd’hui notre pain quotidien
Il est sans doute étrange d’être submergé par des bouffées de haine dans la rue à la lecture de simples slogans publicitaires qui se veulent sympas comme tout, mais c’est pourtant ce qui m’arrive plus souvent qu’à mon tour. Dois-je en conclure que je suis frappé d’un trouble psychologique qui m’éloigne chaque jour de la condition de mes semblables ? Car pour ce qui les concerne, si l’on en croit cette vidéo, ils semblent apprécier sans réserve la campagne de publicité menée ces dernières semaines tambour battant par Monoprix  -avec l’aide de l’agence de publicité Havas City « et de nombreux collaborateurs », comme l’écrit la trop stylée rubrique Styles du magazine  L’Express-, à coup d’impitoyables jeux de mots et d’écrasants calembours. Il est pourtant un semblable avec lequel je me sentirais quand même en empathie sur ce coup là, si je pouvais l’appeler semblable, puisqu’il s’agit du personnage central du formidable roman de François Taillandier, Le Cas Gentile. Gentile c’est ce pompier italien qui  pris par une froide et soudaine fureur fracasse « au moyen d’un fragment de canalisation métallique », la vitre de sécurit qui protège les affiches d’une publicité pour les vêtements Celiman, avant de les lacérer sauvagement. Qui manifeste de la façon la plus nette que l’on ne saurait subir sans cesse et sans riposter  cette « rhétorique pesante du léger, du « sympa », du « jeune » » qui s’étale partout en Occident et ailleurs, dans les espaces publics. Qui répond sans ambigüité par une fin de non-recevoir à cette sempiternelle « sollicitation de complicité » qu’est devenue la publicité, c’est-à-dire au fond, presque toute la parole publique de notre temps.
Mais pourquoi, me diriez-vous peut-être, si vous aviez des intérêts chez Monoprix ou ailleurs dans l’univers de la propagande publicitaire, ressentir comme une agression qui mériterait cette réponse violemment anticitoyenne un simple clin d’œil à vous adressé par vos amis les « créatifs »? Pourquoi tant de haine mon vieux Piffard? Pourquoi tu ne respires pas un bon coup et ne viens pas positiver avec Carrefour et avec nous ?  C’est pas bon pour ta tension de rester seul à bougonner dans ton coin.
Je vous ferais alors remarquer que moi, je leur demandais rien aux gens de Monoprix, sinon de continuer à distribuer dans nos centres-villes les produits « quotidiens » dont j’ai besoin chaque jour. Et aussi qu’ils ne foutent pas trop vite mon amie Suzanne, la caissière de la caisse 2 (la caisse nature, garantie sans-sac-tu-te-démerdes),  à la préretraite, dans le but transparent de nous assigner nous et nos courses à d’humiliantes « caisses automatiques », qui de fait nous transformeront en caissières, avec lesquelles, à moins de passer pour un frappadingue aux yeux vitreux des caméras de surveillance, il sera difficile d’engager une conversation :
-          Bonjour M. l’hôte de caisse Piffard.
-          Bonjour M. le client Piffard.
-          Comment ça va aujourd’hui ?
-          Ben pas trop mal, pas trop mal, malgré la neige…
-          Ah ben oui, dites donc, c’est vrai qu’on gèle, et dire qu’on n’est même pas en hiver !
-          En même temps, moi au fond, j’aime bien ça la neige, ça fait plaisir aux enfants.
-          Oui, vous avez raison, mais pour la circulation c’est vraiment pas l’idéal, et puis moi, le soleil me manque un peu. Je suis du sud moi vous savez…
-          Ah bon ? et vous venez d’où M. Piffard ?
-          Mais tu débloques à donf’ ducon, faut vraiment que t’arrêtes tout de suite la caisse automatique, ça te tape sur le système, faut que tu passes directement sur the real thing de l’avenir qui te tend les bras: les courses sur internet, monoprix.fr, grâce auquel tous les désagréments de la vraie vie des courses quotidiennes, hebdomadaires, se volatiliseront dans la douce mort édénique de la virtualisation…



Pulvériser les courses, les projeter une fois pour toutes dans le cyberespace, c’est sans doute ça dire « non au quotidien quotidien », le nom de cette calamiteuse campagne de publicité que nous inflige Monoprix, avec la complicité prévisible du quotidien Libération, qui par la voix de Laurent Joffrin, lui-même bien engagé dans la voie de la mise à mort du quotidien qu’il dirige, se justifie sans honte d’être payé pour donner un vaste écho à cette campagne de calomnie du quotidien (1 498 fans sur Facebook) qu’a cru bon de lancer Monoprix (30 052 fans sur facebook). Comme le souligne Joffrin lui-même ce n’est pas un hasard si Monoprix choisit Libération, journal qui rassemble les précurseurs et maitres incontestés de la guignolisation de la réalité, par le jeu de mot systématique en guise de titres d’articles, et plus généralement par le décalage branché et narquois à l’égard des sujets traités.
Mais dire non au quotidien quotidien, qu'il me soit permis de le dire, c’est dire non à la conversation avec Suzanne, dire non à la conversation avec Suzanne, c’est dire non à un des derniers espaces de civilité qui nous reste ici bas, c’est dire non  à la conversation anodine, quotidienne, oui, quotidienne, terriblement agréablement quotidienne, pitoyablement ridiculement indispensablement quotidienne, avec ma chère Suzanne,  la caissière sans âge de la 2 que je connais à peine et que j’aime pourtant. Suzanne et son sempiternel gilet, Suzanne et son regard louche, Suzanne et ses lunettes bon marché, Suzanne et sa mauvaise coloration, Suzanne et son mari malade et communiste qui refuse qu’elle travaille le dimanche, ce qui lui vaut des ennuis avec son directeur, mais elle y tient à son dimanche matin avec son vieux mari malade, Suzanne et son humanité bancale et touchante dont la superfétatoire quotidienneté mérite donc qu’on lui dise non. Non à Suzanne. A la retraire la vioque, et vite fait au trou, qu’on n’en parle plus.
Mais dans mon quotidien à moi, presque tout est quotidien, le pain, les tomates, les asperges, les caissières, le métro, le bureau, mon épouse, mes enfants. Tout au trou alors ? Non, rassurons-nous car les pubards de chez Monoprix ont inventé le quotidien pas quotidien, le quotidien qui rit tout seul, le quotidien qui nous fera rire de n’être pas lui-même. D’être au-dessus de lui-même. De planer à des hauteurs très très hautes au-dessus de lui-même. Le jour qui passe c’est bien ennuyeux qu’ils nous disent les créatifs de Monoprix. Pas digne de nous pour un S’miles. Les courses, c’est d’un ennui, le pain quotidien c’est d’un chiant, on va dépoussiérer tout ça, en extirper le quotidien quotidien, on va vous extraordinariser l’aujourd’hui grave, vous déquotidianniser le quotidien à fond pour en faire un quotidien pas quotidien tout neuf…Vite fait on va vous réparer le monde, on est payé pour dessiner des rires  sur les faces trop moroses de nos concitoyens, à coup de design « vaguement pop art » et d’astuces langagières plus ou moins drôles. Les banales tomates, qu’en faire ? Et les tristes asperges ? Comment vous les fourguer dans la joie et le bonheur ?
Guignolisées les tomates, festivisées les asperges. Celui qui y trouvera à redire : un rabat-joie. Un constipé du cabas. Un client très très quotidien quotidien, un peu coincé du caddie. Dommage qu’on puisse pas le foutre à la préretraite en même temps que Suzanne celui-là. Un clampin sans intérêt, qui mérite à peine qu’on lui prenne son pognon. Enfin si quand même…
La rigolade obligatoire quand tu fais tes courses, voilà la grande innovation qu’ils nous envoient dans la tronche chez Monoprix. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup. Il y avait les désormais fameux clowns d’hôpital, voici les produits de grande consommation qui font marrer.  De la grande consommation à la grande récréation. Bientôt près de chez vous, le magasin rempli de clients hilares, bidonnés sur leurs bidons d’huile, déchirés de rire sur leurs paquets de papier toilette.
Les voilà donc les belles asperges (la taille compte !), les antiques saucisses  (les seules qui savent faire demi-tour !), les délicieux boudins (à poêle !), les tomates (pourquoi se farcir de banales tomates ?). Seigneur Jésus, où est-elle la divine  réalité de tes créatures chantée par saint François,  la noble boustifaille vantée par Rabelais ? La voilà ridiculisée, humiliée à coup de jeux de mots scabreux et ô combien prévisibles. Le papier toilette (un serpentin pour les fesses), le café, la sauce curry, tout, tout y passe, tout est guignolisé, et plus rien ne me paraît achetable. Les tomates encore : « nous chez Monoprix, quand on s’ennuie on pèle des tomates ».
« Nous, quand on s’ennuie, on pèle des tomates », c’est paraît-il la trouvaille préférée de la créative en chef de cette campagne de pub : sur Facebook, parmi les 30 000 fans de Monoprix, Cathy Boulin, Valoupette Lezard, Emilie Aussavy et 60 autres personnes aiment ça sans remarquer la cuistre ignominie de cette déclaration. Quel est le créatif qui chez Monoprix ou ailleurs pèle chaque jour des milliers de tomates sur de riantes lignes de production parce qu’il s’ennuie et en échange de quelques dizaines d’euros par jour, à moins qu’il ne s’agisse de quelques dizaines de yuan puisque la Chine est devenue ces dernières années l’écrasant leader des pays exportateurs de produits transformés à base de tomates?  A quelle distance faut-il se situer de la réalité des choses matérielles, de la tomate, de la belle et douce et bonne et succulente tomate que l’on va manger (« bénissez Seigneur ces belles tomates sur cette table si bien parée, emplissez aussi nos âmes si affamées, et donnez à tous nos frères de quoi manger ») pour en mépriser à ce point l’histoire jusqu’à ce qu’elle parvienne dans notre assiette ? Au passage une photo pour aider nos créatifs à « visualiser » le trajet de la sauce tomate jusqu’à leur assiette au cas où grâce à Dieu l’un d’entre eux s’égarerait ici.
Et comment si l’on garde un peu d’estime de soi acheter un papier toilette qui nous promet d’être un « serpentin pour les fesses » (« les fesses » ? c’est des miennes que tu parles?), le ranger sagement dans son sac réutilisable, rentrer avec en vélib’, puis l’installer sur le dérouleur?  Comment, si l’on imagine d’agrémenter son poulet du dimanche d’une sauce au curry, le faire avec un produit qui promet de « faire voir du pays » à la bête en question ?
Voilà ce que nous révèlent à force de vouloir faire rire les « créatifs » de tous poils, en leur triste cantique. Pour eux, le monde concret n’est qu’un prétexte à se hausser du col. La matérialité des choses n’est qu’une illusion, une quantité négligeable, moins qu’un déchet, puisqu’elle n’est pas recyclable. Le quotidien en soi n’a aucune valeur, il faut lui dire « non ». Il doit même, à travers le « packaging » dont on l’affuble,  se nier lui-même pour devenir digne d’exister sur la scène du monde. Et comment se niera-t-il lui-même ? Par la grâce de la guignolisation généralisée voulue par les besogneux mais enthousiastes employés de chez Havas. Les bigots de la religion du rire obligatoire. Les traqueurs de quotidien quotidien jusque dans les recoins du rayon nourriture d’animaux. . .
Ces guignols de Monoprix, lorsqu’ils prétendent dire « non au quotidien quotidien » à coup de  jeux de mots navrants, se conforment point par point à un processus de dévalorisation du réel, à une négation de la valeur, que dis-je de la splendeur de la Création, qui est le propre de notre monde moderne, négation qui appartient de plein droit au sérieux du monde scientifique et commercial.
 Bertrand Vergely : « C’est en tenant le réel et l’homme pour nul par eux-mêmes que la science se permet de les manipuler et qu’elle devient dangereuse ». Et non pas seulement matériellement dangereuse, mais spirituellement dangereuse.
Ce n’est pas un hasard si ce « packaging » est parfaitement opaque, comme si les choses en elles-mêmes n’étaient qu’un prétexte à faire le malin, à séduire le chaland.  La disparition des choses derrière l’opacité du jeu de mot et du packaging. Volatilisée la douce et noble et désirable créature. Il y eu, il devrait y avoir dans la nature quelque chose que l’on ne peut pas réduire à autre chose qu’elle-même, qui résiste à l’emprise de la technique (et qu’est-ce que le jeu de mot sinon une technique ?), qui  existe en deçà de nos processus, dans une forme qui nous est étrangère, dans la singularité et l’antiquité d’un nom qui, idéalement, devrait porter la chose elle-même avec lui. Progressivement, l'hypercapitalisme a substitué les marques aux noms que portent les choses dans la nature. Orangina plutôt que jus d’orange. Coca-cola, plutôt que quoi ? Le processus humain de production a été mis en avant, au détriment de ce qui nous préexiste et qui échappe à notre emprise, jusqu’à la destruction complète des choses et des êtres dans leur divine matérialité. C’est la consommation finale ! En cela la guignolisation des produits auxquels procède Monoprix constitue le signe avant-coureur du terme d’un processus dont  on espère qu’il n’est pas trop proche. Mais il y a processus et processus. La culture et l’agriculture et même une certaine industrie sont des processus qui bâtissent sur la nature quand notre monde postindustriel prétend s’en affranchir.  Même le mode de production bio est mis en avant comme le résultat d’un processus complexe, plus complexe car plus exigeant que le processus traditionnel. Rien de moins traditionnel, c'est-à-dire de moins « naturel » que le bio, ou qu’un certain bio peut-être, qui recouvre  les « produits » grâce à un emballage renforcé qui le protègera en même temps que le client de la contamination du monde.
Au moment où les egos des petites gens n’ont jamais été aussi gonflés par l’épidémie de pride qui nous touche, on assiste à une humiliation généralisée des produits  dans leur alignement normée de la grande surface, et surtout dans la négation de leur matérialité à travers un processus qui va de la mise en avant de la marque jusqu’au jeu de mot à la Libération. Cette dévalorisation de la matérialité des choses, j’y vois une résurgence puissante parce que moderne, branchée, légère, de l’éternelle tentation de la chrétienté, celle qui frappe les purs que nous sommes, les cathares modernes de toutes sortes, la tentation de sortir de l’incarnation, de la terrible et humiliante et mortelle incarnation, qui nous rappelle quotidiennement ce que nous devons à l’humble concrétion des créatures terrestres. C’est une hérésie d’autant plus puissante qu’elle n’est pas reconnue comme telle.
« Très-Haut, tout-puissant et bon Seigneur, à vous appartiennent les louanges, la gloire et toute bénédiction ; on ne les doit qu'à vous, et nul homme n'est digne de vous nommer.

Loué soit Dieu, mon Seigneur, à cause de toutes les créatures, et singulièrement pour notre frère messire le soleil, qui nous donne le jour et la lumière ! Il est beau et rayonnant d'une grande splendeur, et il rend témoignage de vous, ô mon Dieu !

Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre sœur la lune et pour les étoiles ! Vous les avez formées dans les cieux, claires et belles.

Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour mon frère le vent, pour l'air et le nuage, et la sérénité et tous les temps, quels qu'ils soient ! Car c'est par eux que vous soutenez toutes les créatures.

Loué soit mon Seigneur pour notre sœur l'eau, qui est très utile, humble, précieuse et chaste !

Loué soyez-vous, mon Seigneur, pour notre frère le feu ! Par lui vous illuminez la nuit. Il est beau et agréable à voir, indomptable et fort.

Loué soit mon Seigneur, pour notre mère la terre, qui nous soutient, nous nourrit et qui produit toutes sortes de fruits, les fleurs diaprées et les herbes !

Loué soyez-vous mon Seigneur, à cause de ceux qui pardonnent pour l'amour de vous, et qui soutiennent patiemment l'infirmité et la tribulation ! Heureux ceux qui persévéreront dans la paix ! Car c'est le Très-haut qui les couronnera.

Soyez loué, mon Seigneur, à cause de notre sœur la mort corporelle, à qui nul homme vivant ne peut échapper ! Malheur à celui qui meurt en état de péché ! Heureux ceux qui à l'heure de la mort se trouvent conformes à vos très saintes volontés ! Car la seconde mort ne pourra leur nuire.

Louez et bénissez mon Seigneur, rendez-lui grâces, et servez-le avec une grande humilité. »
Le cantique des créatures, saint François d’Assise, 1225.
Luis Meléndez, Concombres avec tomates, 1772
Jean Siméon Chardin, Raisins et grenades, 1763