Je ne sais pas s'il s'agit de science, mais "l'outil" nouvellement développé par Google risque de nous fasciner durablement. Grâce à "Google Ngam viewer" il est possible de rechercher dans l'énorme corpus que forme l'ensemble des livres scannés par Google (plusieurs millions) la fréquence d'usage des mots dans six langues écrites (anglais, français, chinois simplifié, espagnol, allemand, russe) depuis des siècles. En tant que girardien convaincu, j'ai effectué ma première recherche sur le mot "bouc émissaire" en français, pour constater une montée remarquablement régulière de l'usage de cette expression depuis deux siècles.
Évolution de l'occurrence de l'expression "bouc émissaire" dans les livres de langue française entre 1800 et 2000 |
La courbe a été faiblement lissée pour tenir compte du moindre nombre d'ouvrages publiés au XIXe siècle. La régularité de la progression de l'usage de l'expression n'en reste pas moins étonnante, avec une accélération prévisible après la seconde guerre mondiale. Si l'on compare cette progression avec la stagnation de l'usage du mot "lévitique", livre de la Bible dans lequel le rituel du bouc émissaire est décrit, l'ampleur et la régularité de cette progression n'en seront que plus frappantes.
Évolution de l'occurrence du mot "lévitique" dans les ouvrages de langue française entre 1800 et 2000 |
La même évolution sur le long terme est perceptible en anglais (scapegoat), avec une fréquence moindre, et une stagnation à partir des années 1980.
Évolution des occurrences du mot "scapegoat" dans les ouvrages de langue anglaise entre 1800 et 2000 |
Il faudrait comprendre pourquoi l'usage de ce terme stagne en anglais aujourd'hui. Peut-être l'émergence d'une doxa fondée sur la dénonciation rituelle des phénomènes de persécution collective (Political correctness) entraîne le moindre usage contemporain du mot "scapegoat" dont l'origine biblique est peut-être trop sulfureuse, au profit d'autres expressions plus neutre qui dénoncent les mêmes phénomènes. Voici par exemple l'évolution des fréquences d'usage en anglais des mots "bullying" et "harassment". C'est impressionnant.
Évolution de l'occurrence du mot "bullying" dans les ouvrages de langue anglaise entre 1800 et 2000 |
Évolution de l'occurrence du mot "harassment" dans les ouvrages de langue anglaise entre 1800 et 2000 |
Selon René Girard, la dénonciation des boucs émissaires est une particularité de la modernité occidentale. Les systèmes sacrificiels, c'est-à-dire selon lui toutes les cultures humaines, sont ébranlés par le christianisme. La dénonciation des phénomènes de boucs émissaires devient une sorte d'industrie culturelle et politique en Occident à partir de l'époque moderne (au moment où cette dénonciation s'affranchit de sa tutelle chrétienne), et culmine dans les années 1960, période durant laquelle tout système hiérarchique apparaît essentiellement arbitraire, violent et illégitime. L'évolution de l'usage du mot "bouc émissaire" dans les écrits occidentaux depuis deux siècles semble confirmer ce processus. Il peut être intéressant de mettre en parallèle la fréquence d'usage du mot "lévitique", puisqu'il appartient au contexte strictement religieux dans lequel est apparu cette expression. Il n'y a semble-t-il aucune corrélation entre l'usage du mot strictement biblique de "lévitique" et celui de l'expression moderne "bouc émissaire" qui vise à dénoncer un phénomène politique ou psychologique d'unanimité arbitraire contre un membre de la communauté. L'usage de l'expression "bouc émissaire" s'est donc largement affranchi de son contexte biblique. Il s'agit aujourd'hui de bien autre chose. On ne peut qu'être frappé, me semble-t-il, par la régularité et l'ancienneté de la progression de l'usage de cette expression, et par l'accélération de la fréquence de son usage après la Seconde Guerre mondiale.
Aujourd'hui en Occident, le vieux système de domination hiérarchique que fut la culture humaine et plus généralement la domination sur autrui ne s'exerce plus à l'encontre des bouc émissaires à l'ancienne, mais par ceux qui s'auto-proclament tels. Toute trace de domination systématique d'un groupe par un autre est systématiquement dénoncée, et le seul moyen d'exercer une telle domination est de se déclarer soi-même bouc émissaire. J'avais tenté de décrire ce phénomène à travers une étude succincte de l'usage du terme islamophobie dans un article intitulé L'Invention de l'islamophobie, qui avait été repris par Marianne 2 (oui, je sais, nous avons tous droit à notre quart d'heure de gloire), titre dont Pascal Bruckner (en tout bien tout honneur bien sûr, je ne le soupçonne pas de lire mon blog en cachette) a récemment usé dans le cadre d'un article paru dans Libération. Tiens, pour la route, le graphe de l'occurrence du mot "islamophobie", où l'on voit que l'islamophobie, dans sa dénonciation au moins, avait monté en flèche avant le 11 septembre... C'est assez fascinant je trouve....
Évolution de l'occurrence du mot islamophobie en français entre 1800 et 2000 |
Oh, et puis un dernier dernier. J'ose ici introduire un graphe qui retrace l'usage du mot "bouc émissaire" en chinois bien que ma connaissance de cette langue soit assez limitée, mais les tests parcellaires auxquels je me suis livré tendent à indiquer que l'usage de cette expression en chinois (替罪羊 ou encore 代罪羔羊 en chinois non simplifié), expression qui d'ailleurs est un calque de l'expression occidentale, reste très rare et problématique, même si elle semble progresser régulièrement.
Évolution de l'occurrence de l'expression "bouc émissaire" en chinois simplifié entre 1940 et 2000 |
Il n'y a rien de scientifique dans tout ça bien sûr, et Google nous donne sans doute l'illusion d'une toute puissance analytique plutôt que cette puissance elle-même, mais j'ai été suffisamment impressionné par ces graphes pour éprouver l'envie de les partager. J'espère qu'ils inspireront d'éventuels lecteurs...