"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

22/11/2010

L'homme sans patronyme

Zut, où ai-je fourré mon billet ? Alors que les champs de betteraves défilent à toute vitesse dans l’indifférence générale des voyageurs occupés à taper frénétiquement sur leurs claviers, me voilà brusquement face à « Pierre train manager », un homme grassouillet et grisonnant, engoncé dans un uniforme criard, et dont le regard triste n’est nullement éclairé par la perspective de devoir bénéficier bientôt d’une retraite paraît-il avantageuse.
« Pierre train manager », après avoir patienté gentiment quelques secondes,  me demande d’une voix un peu trop enjouée, sans voir nulle contradiction, et alors que je cherche frénétiquement mon satané billet dans les poches de mon costume, pourquoi je ne dispose pas d’un Ticketless.  La question me laisse sans voix, et pour me donner une contenance alors que j’inspecte pour la troisième fois (et avec un succès surprenant cette fois-ci) la poche arrière-droite de mon pantalon, je me concentre sur ce petit badge rectangulaire qu’arbore « Pierre train manager » sur son uniforme Thalys de couleurs gris anthracite, vieux rose, bordeaux et aubergine, dans le but d’informer son aimable clientèle qu’elle fait face à « Pierre train manager ». Grâce à Internet, loué soit son nom,  je pourrai consulter plus tard un « dossier de presse » consacré à l’indispensable modernisation du Thalys qui m’apprendra outre le nom de la variété des couleurs de l’uniforme de « Pierre train manager », que cet uniforme a  des« lignes pures [qui] évoquent le respect, l’autorité de la fonction mais aussi son humanité », alors que je me demandais bêtement sur le coup si un « designer » n’avait pas  malicieusement cherché à évoquer la couleur invisible des betteraves survolées dédaigneusement par le train (1). Quant à la raison pour laquelle Thalys international, Société Coopérative à Responsabilité Limitée de droit belge dont les actions sont détenues à 62% par la SNCF, a jugé opportun de priver « Pierre train manager » de son patronyme, une initiative que j’ai peine à ne pas considérer comme légèrement humiliante pour « Pierre train manager », elle ne sera évoquée dans aucun dossier de presse du site Thalys.com.  
« Pierre train manager » : en guise de présentation, un seul prénom et une fonction. Voilà comment  la SNCF, ou je ne sais quelle structure juridique belge qui s’est substituée à elle,  présente aux usagers du train ses employés.
La généralisation de l’usage du patronyme en France fut le résultat d’une lente évolution qui remonte au XIIe siècle au moins, et s’acheva avec la révolution française.  Le lien avec à la mère, vital, biologique, va de soi. Ce qui nous rattache au père est fragile, un pur produit de la culture. Ce que la culture a fait, la post-culture peut le défaire. On sait que depuis quelques années, il n’est plus obligatoire de donner le nom du père à son enfant. En donnant un « droit » supplémentaire aux parents, celui de choisir le nom de famille de ses enfants (nom seul de la mère, composé du nom des deux parents, ou nom seul du père) on interrompt une longue tradition qui liait les individus dans le temps avec les générations précédentes.  Le droit de nommer ses enfants n’importe comment, la disparition de l’usage du nom de famille dans le cadre professionnel, sans doute pour faire cool et sympa, sans manières excessives, la généralisation même des pseudonymes monosyllabiques ou farfelus  sur Internet, tout cela participe du même phénomène.
Nous voilà par les vertus de la mutation générale qui se produit en nous et sous nos yeux revenus en amont du XIIe siècle, au moment où seuls quelques aristocrates bénéficiaient d’un patronyme. De plus en plus, les stars du show-biz ont un patronyme tellement encombrant que leur but est « de se faire un prénom ». Un problème de riches. Les néo-croquants, eux, n’ont que leur seul prénom à proposer au monde. Prénoms quelconques, légers, sans gravité aucune, qui  se doivent de signifier à chacun l’enthousiasme, la disponibilité et l’absence complète de substance au-delà de la seule fonction professionnelle. Un arraisonnement complet de la personne est exigé dans cette « dépatronymisation » de l’humanité à laquelle l’humanité semble se soumettre avec enthousiasme. La dépatronymisation : c’était, rappelons-le, le sort des esclaves.
Certes, « Pierre train manager » n’est pas un esclave et il y a sûrement de bonnes raisons pour lesquelles les employés du Thalys se trouvent ainsi privés de leur patronyme, le respect de leur vie privée par exemple. Il s’agit peut-être même d’une demande des employés eux-mêmes, ce qui me semblerait d’ailleurs d’autant plus triste. Mon patronyme me rattache à une histoire qui me dépasse et dépasse l’instant présent. C’est un donné qui m’affranchit de l’instant et du lieu dans lesquels je suis jeté. Mon patronyme, je ne le choisis pas: c'est ce qui en moi dépasse le moi. Il me donne une densité qui m’affranchit de l'immédiat et des servitudes auxquelles je suis soumis. Il me libère en m’ouvrant à la voix des morts.
Que sera « Pierre train manager » lorsqu’il aura pris sa retraite, lorsqu’il s’approchera, tranquille ou inquiet, du moment de sa mort ? Il sera Pierre tout court. Pierre et puis rien.  Pierre sur laquelle rien de durable, rien de stable ne sera fondé.
Pierre, nameless et ticketless, sans viatique aucun pour l’accompagner dans l’au-delà de lui-même.

(1) D'autant plus bêtement d'ailleurs, que l'on m'apprend (voir commentaire) que ces betteraves sont blanches et non couleur betterave.