"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

05/11/2010

T'es où?

Ah, je nous vois déambuler le casque sur les oreilles ! Pianotant sur notre Torch flambant neuf, parlant à notre Iphone, lisant ostensiblement tout en marchant, avec le petit air fiérot de celui qui tient l’air de rien à faire savoir à l’indifférence des autres à quel point il  est captivé, emmené loin de son prochain! Ou simplement le regard lointain, perdus dans nos pensées, clos dans notre monde automobile, autarcique. Dans une ascension éternelle et parodique, nous voilà arrachés sans effort au monde qui nous entoure.  Et ce n’est qu’un début. Il paraît, c’est Justin Rattner, « vice-président en charge de la R&D chez Intel », qui nous le promet, que «  l’intimité entre nous et la machine va devenir de plus en plus importante ». Nos « smartphones » seront bientôt en mesure, conjoints idéaux, « d’anticiper nos désirs ». Débarrassés des obstacles que les méchants interposent sans cesse entre nous et nous-mêmes, il nous sera enfin possible, loin du vieux monde concret, « de nous réaliser » c’est-à-dire de nous désincarner en rejoignant l’éther vague où se trouve notre vrai moi, qui est notre vraie patrie.
A l’inverse, c’est en une vaine oblation que les feuilles jaunes et ocres du platane s’abaissent jusqu’à nous en leur chute délicate : elles seront piétinées sans un regard. Par nous autres, imbéciles heureux d’un nouveau genre, celui du type qui se sent partout comme chez lui, mais n’est né nulle part, comme il se doit. Je circule, j’ai rien à voir. J’aime tout le monde à égalité mais j’ai rien à voir avec personne, je m’en vais. Mon « smartphone » et moi on est just married, et on se casse d’ici pour un voyage de noce éternel.  Le platane lui, est là. Il manifeste à nos yeux aveugles son irréfragable et sédentaire matérialité. Mais le dur désir de durer du platane,  que vaut-il face à la perpétuelle nouveauté des objets ? La splendeur de l’automne parisien et sa douce mélancolie sont consciencieusement niées grâce à notre fatras numérique.
Le temps des déracinés est déjà loin. Celui des émigrés aussi. Il y a de la fatuité à se prétendre en quelque façon lié à ces racines qui nous manquent, ou autrement lié  à elles que par ce manque.  
Reconnaissons d’abord combien elles nous font défaut,  ces racines.
Reconnaissons d’abord l’ampleur de notre désarroi.
Reconnaissons d’abord que ce qui nous manque, c’est le manque même.
Grâce à la technique, notre mère à tous, nous avons été élevés hors sol, et nous vivons aujourd’hui dans une pure apesanteur.  Voitures,  avions, réseaux numériques, justice et communauté internationales, abolition des frontières : nous défions les lois naturelles de la physique et les lois ancestrales de la cité. Pour combien de temps encore ? Affranchis de toute forme politique contraignante, assujettis aux machines énormes qui s’appellent l’Etat, Orange ou Veolia, nous sommes les esclaves les plus libres, les hommes libres les moins affranchis, qu’ait jamais connus l’humanité. Des oxymores déambulant à toute vitesse et  sans repos dans cette utopie désastreuse qu’est aujourd’hui le monde d’après le monde. Produits sous cloche, enserrés par le verre et le béton, nous n’avons plus la moindre idée de ce qu’est le monde naturel tel qu’il fut, pendant des millénaires, produit par le travail humain. C’est un autre  effet de serre. Incapables de rien faire de nos dix doigts nous nous proclamons grotesquement « sauveurs » du monde, « grâce à nos dons ». La numérisation du monde a produit la virtualisation du Salut lui-même. Nous ne cessons de vouloir « sauver », les retraites, les baleines, les emplois, Obama, que sais-je encore, tout -tout ce qui finira quand même par mourir- sauf ce qui mériterait vraiment d’être sauvé : nos âmes et celles de nos prochains, nos enfants et nos pères. Le Sauveur est venu parmi nous il y a longtemps déjà et nous autres, pitres impuissants, frimons aujourd’hui en prétendant nous passer de Lui : sauveurs à la place du Sauveur. Le monde entier tient dans une simple majuscule.  
C’est que nous n’avons plus aucun lien avec le monde concret que cette prétention inouïe à le sauver. Nous ne voyons plus le ciel ni la terre. Le regard de nos ancêtres éperdus d’admiration pour l’ordre céleste, puis penché vers le sol, patient et laborieux pour tenter de reproduire ici-bas la quiétude de l’au-delà. Le nôtre, torve, aimanté par le voisin. Inquiets à l’idée que nous allons « rater un truc », nous nous déplaçons à pleine vitesse, sans rien voir de ce que nous nous sommes attribué la charge de  sauver, et nous ratons tout.
La couleur de l’automne. Je veux savoir enfin nommer la couleur de l’automne.  Qui parmi nous est encore en mesure de reconnaitre plus d’une dizaine d’espèces d’arbres, d’oiseaux ? La Création, nous en avions la charge, nous avons préféré la transformer en terrain de jeu.  Nous glissons sans relâche, agités par les misérables rivalités de notre monde transformé en vaste cour de récré. Le monde des animaux et des plantes à nos yeux disparu. Disparue la joie que procure l’infinie matérialité d’un monde sans fonction.  
Saint François d’Assise, saint Bernard de Clairvaux, où êtes-vous ?