L’agacement qu’il m’arrive de ressentir lorsque s’imposent « de nouvelles pratiques urbaines » qui pourraient paraître parfaitement anecdotiques en pleine déroute économico-spirituelle n’est peut-être pas seulement le signe que je suis en train de devenir, à l’orée de la quarantaine, un vieux con précoce. Je veux croire qu’il est possible de donner un sens à cet agacement et qu’il dépasse le simple et pavlovien (quoique sympathique) « bande de petits cons ! ».
C’est pourquoi il me semble qu’il est des conventions de la vie commune dont la disparition n’est pas anodine. Ainsi de l’antique coutume, qui voulait que dans l’espace public on remercie d’un geste de la main, paume ouverte, l’inconnu en voiture qui, placidement, vous laisse vous engager sur un passage piéton, ou vous permet d’effectuer tranquillement un créneau en trois fois sans faire montre d’impatience. Ce geste, qui manifeste que l’on accepte de recevoir comme un bienfait, même microscopique, un acte d’autrui, voilà qu’il a été remplacé depuis quelques années déjà par un pouce levé, à l’américaine ou à la manière peut-être des spectateurs des jeux du cirque de la Rome antique. Quoiqu’il en soit, celui qui lève le pouce pour reconnaître que nous avons bien agi ne nous remercie pas, mais se contente de porter un jugement sur notre acte, de le juger adéquat. En substituant le pouce levé approbateur à l’ancien « merci », le néo-citoyen semble s’abstraire du monde commun pour s’instituer juge et consommateur des actes d’autrui. Quand bien même ce pouce levé « voudrait dire » merci, il faudrait comprendre ce qui s’est passé quand nous l’avons substitué à un geste de la main classique voulant dire traditionnellement « merci ».
En remerciant autrui nous acceptons de reconnaître que sa façon d’agir a une influence sur nous, que nous sommes impliqués dans la situation qui nous amène à produire ce geste. Nous admettons ainsi que l’acte auquel ce geste répond aurait pu ne pas avoir lieu, que cet acte, nous ne sommes pas en mesure de l’exiger d’autrui, que nous ne le méritons pas. Il nous a été donné comme une grâce par autrui auquel nous devons quelque chose en échange puisque cet acte a fait de nous un débiteur. En approuvant d’un pouce levé l’acte d’autrui plutôt qu’en reconnaissant qu’il nous engageait, nous nous excluons de fait du monde concret. Pouce levé, nous paraissons devant une scène virtuelle qui ne nous contient pas, que nous surplombons plutôt que nous l’occupons.
Ces néo-citoyens au pouce levé, je les vois comme des internautes jugeant positivement tel ou tel article sans paraître engagés le moins du monde dans ce qu’ils lisent. Par ce simple geste, ils semblent transformer le monde concret en vaste centre commercial dont ils se contentent de juger la qualité des services qu’il leurs procure. Il y a quelque chose de comique dans cette prétention à mettre le monde à son service. Car cette souveraine exigence est aussi le signe d’un assujettissement, pour ne pas dire un avilissement. En levant notre pouce nous reprenons en effet sans paraître nous en rendre compte le discours de la publicité qui fait de nous des enfants capricieux et exigeants en mesure de considérer notre environnement comme une plateforme de services à notre disposition 24h/24 et 7j/7. Une infantilisation volontaire. C’est aussi une façon de dénier à quel point dans le moindre des actes du quotidien nous dépendons d’autrui alors que, de fait, rien n’est plus désarmé et « néoténique » que le néo-citoyen contemporain, incapable de faire cuire trois carottes et de poser deux étagères.
Mais il y a quelque chose de plus comique encore, et d’amèrement comique, dans la bonne conscience avec laquelle ces pouces sont levés. Sans doute ces néo-citoyens ne voient rien de mal dans le fait de substituer un compliment à un remerciement, et sans doute faut-il être un mauvais coucheur dans mon genre pour y déplorer la perte d’une minuscule part d’humanité de l’humanité contemporaine. Peut-être rendra-t-on mieux perceptible ce qui se perd ici en inversant la perspective : mettons-nous un court instant dans la peau de l’ex-bienfaiteur. Celui qui reçoit ce pouce levé à la place du merci attendu se sent brusquement ravalé au rang de petit enfant que sa maman félicite, « bravo, I’m so proud of you, Bé-Arrr-AIé-Vi-Ôuu, mon petit ». L’on s’attendait à se voir accordé le statut de bienfaiteur, nous voilà ravalé à celui de petit enfant qui reçoit son bon point. Avec son pouce benoitement levé, le néo-citoyen infantile infantilise autrui en toute bonne conscience.
Et ça m’énerve.