"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

04/06/2010

jevisailleurs.com


Souvenons-nous du Havre, cette ville-phare de la « première modernité » si bien décrite par Benoît Duteurtre dans son Voyage en France ou dans Les Pieds dans l’eau. Il y a un siècle ce port normand était depuis la France presqu’un passage obligé entre l’ancien monde européen et le nouveau monde américain. Pour les Européens en route vers l’Amérique, il y avait déjà du New York dans cette ville portuaire qui, au bord de l’Atlantique, semblait tourner le dos à son passé européen. Le long des quais que surplombaient de lourds nuages chargés de toutes les eaux d’un ciel occidental gonflé d’inquiétantes promesses, on ressentait un début d’arrachement de ses vieilles racines françaises. Pour les Américains accostant ici sur le continent de leurs ancêtres, Le Havre c’était la voie royale vers Paris, cette vieille ville de toutes les libertés. Un vaste monde océanique la séparait des étouffantes étroitesses morales et artistiques de leur petite province culturelle.

Le Havre était pour ses visiteurs, l’occasion d’une sortie de soi. Pour le voyageur en quête de dépaysement, avant même le terme de son voyage, les traditions semblaient peser d’un poids moins lourd. Ici, chacun était un peu moins lui-même qu’à la maison. Loin des effets analgésiques de l’habitude, on s’immergeait dans le spectacle sans cesse changeant de l’océan et on avait l’illusion de prendre des distances décisives avec son « moi » quotidien, ce moi tyrannique qui nous habite et nous échappe à la fois, et dont Proust décrivit alors pour notre infini plaisir l’inattendue recouvrance, à l’occasion, est-ce un hasard, du voyage de son personnage dans une station balnéaire de la côte normande. Lisons Proust un instant, et constatons à quel point, « en voyage », la véritable rencontre avec l’Altérité, qu’il ne faut pas hésiter, dans ces circonstances, à doter d’une majuscule (voir la présence de cette « présence inconnue, divine » dans le texte qui suit), était aussi l’occasion d’un bouleversement du moi ainsi rendu, par ce bouleversement même, pleinement à lui-même.

« Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de la sécheresse de l’âme, c’était celui qui, plusieurs années auparavant, dans un moment de détresse et de solitude identiques, dans un moment où je n’avais plus rien de moi, était entré, et qui m’avait rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi (le contenant qui est plus que le contenu et me l’apportait). »

Où en est Le Havre aujourd’hui ? Pour le savoir il faut peut-être prendre connaissance de la nouvelle et si désopilante « campagne de communication » que vient de lancer cette ville sur les médias classiques et, comme tout acteur « en phase avec notre époque » se doit impérativement de le faire, sur Internet. Une publicité sur le « réseau professionnel » Viadeo interpelle ainsi les internautes, redondance des liens comprise : « A vous d'inventer votre ailleurs, Un lieu unique et incomparable, au carrefour des mondes, là où se créent de nouvelles perspectives et de nouvelles opportunités. Rendez-vous sur jevisailleurs.com . »

Notre néo-Havre est donc un « lieu » qui s’appelle ailleurs, et que nous inventons, c’est-à-dire un beau gros nulle part. En radicalisant les tendances inhérentes à la modernité, notre hypermodernité les trahis et les ridiculise à la fois : qu’est-ce qu’un ailleurs que j’invente moi-même selon mon seul caprice, sinon une extension parfaitement superfétatoire de mon petit moi tyrannique ? Une façon de remplir de soi cet « ailleurs » dont je me réclame, et donc de nier l’Altérité dont ce lieu inconnu aurait pu être l’indice? Les possibilités de sortie de soi (et de retour à un soi plus authentique parce que transformé par la reconnaissance d’Autrui en soi-même) offerte par le vieil ailleurs, possibilités magnifiquement décrites par Proust, se trouve niées dans cet ailleurs dans lequel « je » vis et que la ville du Havre nous propose de créer ex-nihilo en « investissant » chez elle. C’est-à-dire en y déversant notre moi, sans qu’il subisse dans l’opération aucune transformation d’aucune sorte. Il restera donc parfaitement identique à lui-même et d’ailleurs parfaitement interchangeable avec le « moi » d’autrui, sous la forme financière qui intéressent les « développeurs » de cette ville.

Il paraît que Le Havre aujourd’hui est une ville qui tire son épingle du jeu de la mondialisation. Cette ville est incapable de répondre à toutes les demandes d’implantation qui affluent vers elle, notamment en provenance de Chine. «Etre ailleurs » est devenu dans notre monde sans racine un signe d’élection. Le sédentaire, celui qui se réclame humblement de ce qui le précède, qui reste bêtement enraciné dans un trou quelconque à fréquenter sa famille, à saluer ses voisins, qui n’a pas créé ex-nihilo le monde dans lequel il prétend vivre, qui ne fait pas son intéressant en quittant sa terre natale pour vivre dans un monde qu’il s’est créé sur mesure à coup de réseaux sociaux et virtuels ou de déménagements bien réels, est un ringard.

Mais la vérité est que cet ailleurs dans lequel se vautrent les ravis de la mondialisation est le comble du mensonge romantique au sens de René Girard: c’est une façon de remplir de soi ce que nous présentons comme autre, et en niant ainsi l’Altérité dont nous nous réclamons pourtant, d’échapper aux leçons « amères et fortifiantes » que nous tirons du commerce avec notre prochain. Jevisailleurs.com, il y a dans cette déclaration de pierrot lunaire une façon de rejeter radicalement autrui et de se réfugier dans une autonomie factice, une façon de déclarer une fois pour toute son indépendance à l’égard du reste de l’humanité en fuyant les vieux mondes et leurs conflits insupportables, une façon de vivre seul et content, dans une apesanteur mortifère.