"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

20/05/2010

Les enfants boivent, le réel trinque


On se réjouit ici et là de voir « les jeunes » grâce à nos désormais fameux apéros géants, « renouer avec le réel ». Voilà les geeks qui sortent enfin de chez eux, acceptent de se rencontrer, de faire la fête ensemble après avoir remisé leur quincaillerie informatique. C’est le grand retour de la vraie vie ! Et de l’amour et de la fraternité entre les vrais gens ! La grande revanche sur le virtuel ! On le savait que c’était pas si terrible tout ça ! Qu’ils allaient finir par s’embrasser vraiment nos jeunes ! Qu’au bout de la connexion, l’amour et la paix s’imposeraient ! Si on les « encadre » correctement et tendrement, tout va bien se passer. Ils vont bien s’amuser, et rentrer contents à la maison ! Les plus audacieusement jeunistes, comme la post-jeune Joy Sorman par exemple, voient même dans ces apéros géants une entreprise typiquement jeune de « subversion » des codes dominants des adultes. Soit dit en passant, c’est assez marrant de constater que ce rituel ringard par excellence qu’est l’apéro soit hissé au rang d’instrument de subversion par la grâce de notre belle jeunesse enfin rassemblée. Avant, l’adepte de l’apéro, c’était un gros beauf à moustache et à bob Ricard, aujourd’hui qu’il a subi une cure de jouvence, c’est un subversif qui plante le logiciel adultofasciste de la société contemporaine.

Aller, assez plaisanté ! Il faut avoir une conception très pauvre du virtuel pour s’imaginer que l’arrivée en masse dans notre beau pays de ces apéros géants signe le retour du printemps « réel ». Car le virtuel ne s’oppose pas nécessairement au réel. Rappelons-le, il existe bien devant les écrans des individus « réels » qui ont un corps, manipulent leur souris, vivent, et même mangent parfois, entre deux sessions msn. C’est précisément un certain rapport avec le réel qui caractérise l’approche virtuelle du monde, une approche qui s’affranchit de toutes les formes qu’impose au monde réel la réalité voulue par l’homme, et celle aussi qui s’impose à lui. En ce qu’elle marque un triomphe du rapport informel au réel, la virtualisation du monde constitue un processus de destruction non pas du réel, mais de la vieille réalité. Le réel, disait parait-il Lacan, c’est quand on se cogne, mais le néo-réel c’est quand on s’en cogne. Le néo-réel que produit le virtuel, est un réel sans forme, sans civilité, sans rite. Une meute sans tête déferle tout à coup sur la ville, contente d’elle-même, heureuse de se voir si nombreuse, d’envahir le cœur du cœur de la cité, de « s’approprier la ville ». Une fois dans la place, la meute ne pense qu’à s’abrutir le plus vite possible. « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse », cette bêtise romantique avait au moins pour elle  d'être bien formulée. « Binge drinking », dit-on hideusement, (et sobrement) aujourd’hui. Entre moi et l’ivresse, il n’y a rien, il ne doit rien y avoir. Non, il n’y a rien, rien d’autre que la vieille réalité que je ne veux pas voir, rien d’autre que les antiques (et dorénavant insupportables) obstacles entre moi et mon désir. L’apéro géant, c’est l’immense partouze virtuelle enfin actualisée, la destruction de toute forme d’obstacle entre moi et le réel, précisément la réalité. Les jeunes fêtards veulent être au centre-ville, au cœur radieux des choses, comme le remarquait judicieusement le maire de Nantes, ils s’amassent « place royale », car ce sont chacun d’eux qui prennent la place du roi, accèdent à la royauté absolue à travers ces apéros pendant lesquels la disparition des obstacles entre moi et le réel qui caractérise le rapport au monde de la virtualité informatique, est enfin actualisée. C’est précisément l’utopie moderne de la souveraineté absolue du moi qui paraît s’actualiser dans ces apéros géants, mais un moi d’autant plus puissant qu’il paraît avoir abdiqué toute forme d’individualité castratrice, qu’il paraît se fondre dans une foule sans âme qui lui confère au niveau collectif toute la puissance qu’il fantasmait seul devant son écran.

Loin de représenter je ne sais quel « retour du réel », les apéros géants sont au contraire un moyen comme un autre, et peut-être parfaitement éphémère, de la colonisation de la réalité par le virtuel. La réalité c’est, par exemple, la ville. Je veux dire la ville à l’ancienne. Un endroit où les choses sont à leur place : les hommes dans les cafés à compter fleurette à la serveuse, les femmes à l’église (1), les papiers dans les poubelles, les voitures (et les vélos) sur la chaussée, les piétons sur le trottoir. La ville à l’ancienne, c’est un monde où l’on ne s’adresse aux inconnus qu’avec civilité et retenu, sauf exception dûment codifiée, dans les boîtes de nuit pas exemple, ou lors de fêtes ritualisées. La néo-ville s’affranchit de toutes ces distinctions, la fête c’est obligatoire tous les jours dorénavant, le théâtre descend dans la rue, et les apéros, ce rituel privé, adultes, devient un « évènement » public, donc ouvert à tous et infantile. Les apéros géants c’est la continuation de la destruction de la ville d’autrefois par d’autres moyens.

Les apéros géants sont la forme impérialiste du virtuel, l’invasion catastrophique par celui-ci de l’espace public, sa colonisation du réel et, in fine, sa substitution à la réalité. Entrevoit-on l’ampleur du néant qui agite ces foules réunies par un seul mot d’ordre : soyons les plus nombreux possible, pour nous bourrer la gueule, plus vite et plus que nos voisins ? On apprend ainsi que Rennes et Nantes sont entrées en effervescence : c’est à celle des deux vieilles capitales bretonnes qui saura rassembler le plus grand nombre de ses enfants, comptabilisera le plus de comas éthyliques. Mais quelle que soit la teneur en alcool des boissons qu’ingurgitent ces meutes juvéniles, elles restent sous l’emprise du degré zéro de la rivalité mimétique. On fait comme toi, mais plus et à plus nombreux que toi. C’est à faire regretter les mots d’ordre les plus infantiles des manifestations les plus débiles des lycéens les plus engagés.

Quand il n’y a plus rien, il y a encore facebook et le réel qu’il sécrète, un réel qui commence par l’utopie de l’amour universel, se poursuit dans l’euphorie des paradis artificiels et s’achève dans le cauchemar de l’exhibition et du vomi collectifs. Distillée par le virtuel des réseaux informatiques, l’utopie moderne se révèle dans son essence, un néant à l’état pur.



(1) A ce point, j’entends mon surmoi moderne qui m’interpelle : « ou les hommes à l’église et les femmes à l’hôtel avec leurs amants, faut pas trop fantasmer le vieux monde quand même, hein, Piffard ! »