Le texte le plus profond que j’ai eu l’occasion de lire sur les délices présents et à venir de notre monde virtuel a été écrit par un auteur catholique au tout début du XXe siècle. Il s’intitule De Certains écrivains modernes et de l’institution de la famille et constitue le chapitre 14 de l’ouvrage de G.K Chesterton, Hérétiques, qui vient de paraître aux éditions Climats.
Presque un siècle avant Internet Chesterton y décrit avec une précision admirable l’état d’esprit d’Homo Internetus. Par quel miracle ? Homo Internetus est une possibilité de l’humanité moderne qui ne demandait qu’à s’actualiser grâce à la technologie. Homo Internetus est l’homme anticatholique par excellence. Celui qui se réfugie dans la secte de ses semblables, qui cherche dans le commerce de ceux qui pensent comme lui les facilités de l’approbation d’autrui et du déni de cette inconfortable réalité qui n’est rien d’autre que la somme des obstacles qui s’interposent entre nous et nos désirs . Homo Internetus cherche à fuir dans les délices de l’identité la dureté de la présence réelle d’autrui, présence qui impose à l’individu moderne le respect des formes de la civilité et la confrontation à l’opacité de la chair. Internet, c’est le triomphe contemporain du catharisme, cette négation de la dimension charnelle de l’humanité, ce contre quoi le catholicisme a toujours lutté. Qu’Internet soit le « lieu » du déchainement anticatholique, que le monde où triomphe la virtualité désincarnée d’Internet soit celui où s’effondre aussi l’influence de l’Eglise catholique, ça n’est sans doute pas un hasard.
« Dans toutes les sociétés humaines étendues et hautement civilisées, écrit Chesterton, se créent des groupes fondés sur ce qu’on appelle la sympathie, qui excluent plus brusquement le monde réel que les grilles d’un monastère. Il n’y a rien de véritablement étroit dans le clan ; ce qui est vraiment étroit c’est la clique. Les hommes d’un même clan vivent ensemble parce qu’ils portent le même kilt ou descendent de la même vache sacrée ; mais dans leurs âmes, en vertu du hasard divin des choses, il y aura toujours plus de couleurs que dans n’importe quel tissu écossais. Alors que les hommes d’une même clique vivent ensemble parce qu’ils ont le même genre d’âme, et leur étroitesse d’esprit est l’étroitesse d’une cohérence et d’une satisfaction spirituelle, comme il en existe en enfer. Une grande société existe afin de former des cliques. Une grande société est une société où l’on favorise l’étroitesse. C’est un mécanisme dont le but est de prémunir l’individu solitaire et sensible contre l’expérience des transactions amères et fortifiantes de l’humanité. C’est, au sens le plus littéral, une société pour la prévention de la connaissance chrétienne de l’humanité (p.162). »
Avec une préscience sidérante, Chesterton a su discerner dans certaines tendances de son époque un phénomène de séparation de la communauté, de désertion du monde commun, qui n’a fait que s’amplifier depuis le moment où il écrivait ces lignes. La nucléarisation puis la destruction de la famille, le refuge que chacun trouve dans la jouissance autarcique des possibilités offertes par la technique (de la radio à l’Iphone) constituent le prolongement direct du phénomène que Chesterton nous décrit.
« Quand Londres était plus petit et que ses quartiers étaient plus indépendants et attachés à une paroisse, le club était ce qu’il est encore dans les villages, le contraire de ce qu’il est devenu dans les grande villes. On appréciait alors le club comme un endroit où l’homme pouvait faire preuve de socialité. A mesure que notre civilisation s’étend et devient complexe, le club cesse d’être un endroit où un homme peut avoir une discussion bruyante, pour se transformer de plus en plus en un endroit où un homme peut, comme on le dit s’une manière assez extraordinaire, « manger un morceau en toute tranquillité ». Son but est de mettre un homme à l’aise, et mettre un homme à l’aise, c’est le rendre le contraire de sociable. La sociabilité, comme le reste des bonnes choses, est pleine de désagréments, de dangers, et de sacrifices. Le club est propice à la plus décadente des combinaisons : l’anachorète voluptueux, l’homme chez qui se mêlent le sybaritisme de Lucullus et la solitude démente de saint Siméon Stylite (p.163) ».
L’anachorète voluptueux, voici une parfaite définition de ce qu’est Homo Internetus aujourd’hui, celui qui veut se passer d’autrui pour jouir, celui pour qui autrui, la présence charnelle, concrète, d’autrui, n’est rien d’autre qu’un obstacle entre lui et sa jouissance.
« Si nous étions demain matin bloqués par la neige dans la rue où nous habitons, nous accèderions soudain à un monde beaucoup plus vaste et beaucoup plus extravagant que celui que nous avons jamais connu. Tout l’effort de l’individu typiquement moderne consiste à s’échapper de la rue dans laquelle il vit. D’abord, il invente l’hygiène moderne et se rend à Margate. Ensuite, il invente la culture moderne et se rend à Florence. Puis il invente l’impérialisme moderne et part à Tombouctou. Il va jusqu’aux confins fantastiques de la terre. Il prétend chasser le tigre. Pour un peu, il se déplacerait à dos de chameau. Mais dans l’ensemble, il ne fait que fuir la rue où il est né, et il est toujours prêt à justifier cette fuite à sa manière. Il dit qu’il fuit sa rue parce qu’elle est triste : il ment. En réalité, il la fuit parce qu’elle est beaucoup trop passionnante. Elle est passionnante parce qu’elle est astreignante, et elle est astreignante parce qu’elle vit. Il peut visiter Venise parce que pour lui les Vénitiens ne sont que des Vénitiens, alors que les habitants de sa propre rue sont des hommes (p.163-164). »
En quelques phrases d’un drôlerie inimitable (en tous cas par moi), Chesterton nous donne la clé psychologique de quelques phénomènes qui caractérisent la modernité et en constituent la dynamique : le tourisme, l’industrie culturelle, l’impérialisme. J’hasarderai donc pour ma part que certains phénomènes contemporains inconnus de Chesterton comme Internet, je l’ai dit, ou les délocalisations en Chine, obéissent pour une large part à la logique ici décrite par Chesterton. Comment ne pas voir que l’aventurisme de nos hommes d’affaires qui investissent en Chine parce que dorénavant-c’est-là-bas-que-ça-se-passe, ou le superbe isolement des adolescents qui méprisent la table familiale, caractérisent des individus qui ne font rien d’autres que de fuir la rue où ils sont nés, la communauté étroite que décrit Chesterton, et dans laquelle il nous faut commercer et composer avec des êtres concrets, rétifs à reconnaitre la toute-puissance de notre désir.
« Nous nous faisons des amis ; nous nous faisons des ennemis ; mais c’est Dieu qui nous fait un voisin. Ainsi celui-ci nous arrive-t-il revêtu de toutes les terreurs impassibles de la nature ; il est aussi étrange que les étoiles, aussi indolent et indifférent que la pluie. Il est l’Homme, la plus terrible des bêtes. C’est pourquoi les anciennes religions, et l’ancien langage de l’Ecriture faisaient preuve d’une sagesse si clairvoyante quand ils parlaient, non pas de notre devoir envers l’humanité, mais de notre devoir envers notre prochain. Le devoir envers l’humanité peut souvent prendre la forme d’un choix personnel ou même agréable. Ce devoir peut être un passe-temps, et même une distraction (…) Nous pouvons lutter pour la paix internationale parce que nous sommes des fanatiques de la lutte. Le martyre le plus monstrueux, l’expérience la plus repoussante peuvent résulter d’un choix ou d’une espèce de goût (…) Nous pouvons aimer les nègres parce qu’ils sont noirs ou les socialistes allemands parce qu’ils sont pédants. Mais nous devons aimer notre voisin parce qu’il est là (…) (p.166-167). »
Comment ne pas reconnaitre dans ces lignes cet état d’esprit moderne qui idolâtre le lointain et méprise le proche, qui dans son humanitarisme chronique manifeste le désir d’échapper à la nécessité d’aimer ce qui nous est proche, qui veut échapper à la dure présence du franchouillard, son prochain, en revendiquant un amour abstrait et équitable du lointain. Chesterton fait ici l’éloge de la famille en ce que celle-ci nous met dans une situation qui nous oblige à nous rendre compte que « la vie ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. » C’est ce que Chesterton appelle le roman de la famille.
« C’est un roman parce que c’est un coup de dés. C’est un roman parce qu’il mérite toutes les critiques de ses détracteurs. C’est un roman parce qu’il est arbitraire. C’est un roman parce qu’il existe bel et bien. Tant que vous avez des hommes choisis rationnellement, vous avez une atmosphère spéciale ou sectaire. C’est quand vous avez des hommes choisis irrationnellement que vous avec des hommes (…) Etre né sur terre, c’est être né dans un milieu peu agréable. Etre né sur terre, c’est être né dans un milieu peu agréable, et dés lors être né dans un roman. De toutes ces grandes limitations et de tous ces cadres qui façonnent et créent la poésie et la variété de la vie, la famille est la plus définie et la plus importante. C’est pourquoi elle est incomprise des modernes qui s’imaginent que le roman toucherait à sa perfection dans un état absolu de ce qu’ils appellent liberté. Ils croient que si un homme faisait un geste, ce serait un geste inouï et romanesque que le soleil tombe du ciel. Mais ce qui est inouï et romanesque au sujet du soleil c’est qu’il ne tombe pas du ciel. Ils cherchent sous toutes les formes un monde où il n’y aurait pas de limitation, c’est-à-dire un monde sans contours, un monde sans relief. Il n’y a rien de plus abjecte que cette infinité (p.170-172).»
Cette infinité abjecte, nous y sommes.