"Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin." Charles Péguy

28/04/2010

Sapasspa


Coupé du monde, p’tain

Deux hommes, jeunes, blonds, ou bruns, à l’avant d’un véhicule arrêté, de marque Renault, modèle Scenic, oreilles bouchées par des écouteurs, fenêtres ouvertes sur les odeurs des toilettes situées tout près de là, semblent regarder leurs pieds, moteur en marche.

« P’tain, c’est quoi ce trou, mon portable passe pas…
P’tain, le mien non plus
P’tain comment on va faire ?
P’tain ça craint, on est coupé du monde là…
P’tain ouais t’as raison c’est vrai ça coupé du monde à donf, faukon dégage vit’fait
P’tain ouais, on peut pas rester comass, c pire ke dans le volcano israndais ici
P’tain ouais, c le trou du cul de c’te vache d’Hexagone, ici
P’tain viens on dégage
P’tain ouais
Pardon messieurs, excusez-moi de vous déranger... C’est une jeune femme, blonde, ou brune, qui s’est approchée timidement, et sans qu’on l’entende, ni qu’on la voie, du véhicule de nos deux héros.
P’tain
P’tain
Euh, bonjour.
P’tain, c koi ça ?
Ouais p’tain, c’est vrai ça, c koi ça?
Euh, désolée, euh, je voudrais passer un coup de fil, ma batterie est à plat. Peut-être pourriez-vous me prêter un téléphone ?
P’tain, ça passe pas.
Ouais, p’tain. Ca passe pas…
Sapasspa ?
Ouais, koi, ça passe pas, on peut pas appeler. On est coupé du monde, koi.
Ah, c’est ennuyeux. Bon, merci quand même.
Ouais, de rien p’tain.
P’tain.
La jeune femme tourne le dos aux deux compères et s’éloigne lentement, comme à regret.
Un ange passe...
P’tain, elle était bonne, non ?
P’tain, j’sais pas, ouais, j’crois
P’tain on aurait du lui tirer le portrait à la meuf, j’loraimiz sur mon flikr
Ouais, mais ça passe pas
Ah ouais, merde, alors vite on dégage bordel, bouge, bouge !!!»

Voilà, nous y sommes, c’est un « espace repos », où « sapasspa », où rien ne passe, sauf les anges, où tout trépasse, sauf les anges, un vaste parking désert, le long d’une nationale, en pleine campagne française, déserte elle aussi. Au loin, quelques lilas audacieux tendent leurs efflorescences éphémères par-dessus des grilles qui séparent soigneusement le monde du mouvement de celui d’avant. Derrière encore, des cerisiers tentent d’attirer l’attention des automobilistes en jetant vers le ciel des branches chargées de fleurs dont la blancheur aveuglante n’aveugle personne.

D'un éternel dehors, je regarde ce monde où beauté et laideur me paraissent si étroitement mêlées qu'il me semble les voir s'étreindre lentement jusqu'à ce qu'elles disparaissent ensemble, et mon coeur -mon petit coeur sentimental et froid à moi- est sombre, et sombre mon coeur sous l'effet d'une mélancolie qui elle non plus, décidemment, ne passe pas.